Chapitre XXXII : La chute des héros


Gaïa se servit un gobelet de vin et se laissa aller sur le dossier de son fauteuil. Titus était si naïf. Il n'avait pas soupçonné un instant qu'elle le connaissait. Elle avait feint d'ignorer les égards dont l'avaient entourée le personnel des bains. Elle s'était seulement étonnée qu'il fut si bien servi et elle avait ri quand il lui avait affirmé que quelques deniers d'argent et un ou deux aureus distribués à bon escient, faisaient, aux yeux de ceux qui les recevaient, de tout homme d'obscure naissance l'égal d'un prince.

Titus s'était étrangement montré charmant durant le bain. Elle s'était attendue à tout, sauf à passer une après midi tranquille à discuter de l'Orient et de l'Égypte, de littérature et de philosophie. Titus était instruit et contre toute attente, Gaïa avait pris plaisir à bavarder en sa compagnie. Où se cachait le débauché ? Le préfet cruel qui abusait de son autorité ? L'amoureux qui courait tous les gibiers que sa position mettait à sa disposition ? Comment un homme à la si sinistre réputation pouvait-il se montrer si sage, si pondéré dans ses paroles, si humble et si clairvoyant ? Elle secoua la tête, incapable de trouver une réponse à ses interrogations.

Elle le sut le lendemain.

Titus lui avait proposé de rencontrer l'intendant de la maison de Vespasien. Il lui avait assuré que c'était un ami. Elle se leva très tôt le matin et s'apprêta avec soin. Équilibrant dans sa mise le style romain et oriental, comme elle l'avait fait le jour précédent, sachant que, même inconsciemment, l'homme, amoureux d'une reine juive depuis plus de dix ans, y serait sensible. Son intention n'était pas de séduire aujourd'hui, mais de donner une image qui servirait à son commerce. De s'imposer, d'impressionner. Elle serait introduite dans l'entourage immédiat de l'Empereur. Celui-ci était malade et elle en profiterait pour vanter une médecine miraculeuse réputée guérir le mal dont il souffrait. Les rumeurs couraient que l'Empereur faiblissait un peu plus chaque jour et qu'il ne n'échapperait pas à la mort. Gaïa voulait s'en assurer et pourquoi pas l'aider à rejoindre au plus vite ses ancêtres.

Titus lui avait promis de lui envoyer une litière. Le Prince de la jeunesse n'avait pas lésiné sur le luxe. La litière se présenta à la villa que louait Gaïa à la deuxième heure. Quatre Nubiens au corps huilé portaient une magnifique litière en bois doré, fermée par des rideaux de soie. Une escorte de dix hommes encadrait la litière. Des prétoriens en uniforme d'apparat. La maison de Gaïa en resta bouche-bée. Le centurion qui commandait l'escorte salua aimablement la jeune femme et lui transmit les salutations de Titus.

Titus ?

Oui, le Prince de la jeunesse.

Mais, je ne le connais pas, s'étonna Gaïa.

Il vous a pourtant promis cette litière.

Quand ?

Hier. Le Prince nous a dit vous avoir rencontrée dans les jardins.

Vous voulez dire, que j'ai passé l'après-midi d'hier, avec le Prince de la jeunesse ! s'exclama Gaïa en mettant horrifiée la main devant sa bouche.

Oui.

Oh...

Le Prince nous a demandé de vous conduire à Démetrios et vous fait dire qu'il viendra, s'il le peut, vous saluer.

Il put. Gaïa avait éveillé l'intérêt de l'intendant impérial, ils avaient parlé affaires, négocié et conclu des accords. Antiochus souriait.

Il servait Saul quand les deux petites dominas avaient frappé à la porte du banquier, déguenillées et fatiguées par leur traversée et la longue marche qui les avait menées jusqu'à la villa de Saul. Une petite brune aux yeux noirs et une grande fille maigre qui avait poussée trop vite. Elles se tenaient la main et leurs regards déterminés et sérieux démentaient leur apparente faiblesse. Elles avaient grandi en beauté, en intelligence et en force. Saul lui avait confié leur vie en mourant.

Il les avait entraînées à se battre, à impressionner, à esquiver ou à prévenir des attaques. Quand Julia était partie en Lycie, il avait continué à veiller sur Gaïa. Il avait aussi tué pour elle ou fait comprendre à des négociants malhonnêtes qu'on ne la volait pas, qu'on ne lui mentait pas et qu'on ne l'escroquait pas. Jamais.Gaïa l'impressionnait par son sang-froid, sa détermination, sa capacité à négocier, à allier fermeté et douceur. Elle ne se laissait jamais surprendre. Elle n'entreprenait jamais une affaire sans connaître son interlocuteur. Comme avait-elle fait avec Démetrios, l'intendant impérial. L'homme n'en savait rien, mais Gaïa avait une fois encore obtenu ce qu'elle voulait. L'intendant n'était pourtant pas un novice et il ne se laissa pas manipuler aisément par la jeune femme. Mais il fut sensible à ses arguments, bien plus qu'à son charme d'ailleurs.

Titus entra.

Prince, lui reproche Gaïa. Vous m'avez caché qui vous étiez !

Vous seriez-vous montrée aussi charmante et honnête si vous l'aviez su ?

Il est fort à parier que non, reconnut Gaïa.

Vous avez été une heureuse surprise, j'aurais été bien stupide de gâcher ma chance en me vantant d'être qui je suis.

Cachottier ?

Non, répondit sombrement Titus. Perdu.

Titus baissa la tête et s'abîma dans de sombres pensées.

Prince, votre père est-il si malade ?

Malheureusement, je le crains.

De quoi souffre le Prince ?

D'un dérèglement intestinal. Il ne garde ni solide ni liquide qu'il avale par la bouche.

Gaïa prit une mine soucieuse, se mordilla un ongle comme si elle hésitait à faire une confidence.

Gaïa ?

Peut-être... commença-t-elle hésitante.

Peut-être ?

Le climat d'Alexandrie n'est pas toujours très sain et il n'est pas rare que ses habitants souffrent de diarrhées aiguës ou des maux de ventre insupportables. Nos médecins utilisent des potions très efficaces pour soigner ce genre d'affections et les Alexandrins ne négligent jamais d'en emporter avec eux lorsqu'ils voyagent.

Comment se fait-il qu'à Rome, nous n'ayons pas jamais entendu parler de tels remèdes ?

Il est des secrets que les peuples ne transmettent à personne.

Mais les préfets d'Égypte n'auraient jamais omis de rapporter de tels remèdes s'ils s'avéraient réellement efficaces.

Les préfets ne sont pas Alexandrins, Prince.

Et vous, en véritable Alexandrine, vous possédez ce remède.

Oui.

Pensez-vous qu'il soulagerait mon père ?

Le ton employé par Titus sembla si plein de désespoir à Gaïa, qu'elle resta un instant immobile, doutant que le Prince de la jeunesse pût ressentir le chagrin qu'elle avait perçu dans sa voix.

Je ne sais.

Mais pourquoi ne pas essayer, n'est-ce pas ? Comment ne pas tenter de le sauver ? Venez avec moi. Vous verrez par vous-même son mal et vous serez ainsi à même de savoir si le remède des Alexandrins peut lui être utile.

Prince...

Titus ne voulut rien entendre. Il entraîna la jeune femme à sa suite sans souffrir la moindre protestation. Gaïa laissa son comptable et le chargé d'affaire que lui avait envoyé Andratus de Patara, discuter avec Démetrios. Antiochus et la jeune esclave les suivirent, mais ils restèrent à la porte pour l'attendre.

.

Vespasien se sentait mourir, entièrement vidé, au sens propre comme au sens figuré, de son essence vitale. Un spasme lui tordit les entrailles, suivi d'un horrible bruit. Un bruit si familier depuis trois semaines. Et puis, l'odeur.

L'arrivée de Titus lui tira un sourire. Il aimait tant son fils, il fondait tant d'espoir en cet homme qui jamais ne l'avait trahi, qui toujours l'avait servi. Il allait lui succéder, mais Titus était aussi redouté que l'avait été Caligula et le sénat abhorrait Bérénice, la reine orientale qui, pensait-il, entraînerait Rome dans la débauche, pousserait le Prince à embrasser le pouvoir absolu et exubérant de ces rois exempts de toute vertueuse retenue. Vespasien croyait en son fils, mais le sénat et Rome croiraient-ils en lui ?

Gaïa sut en le voyant qu'elle tenait sa vengeance. Vespasien n'échapperait pas à son destin. Il ne restait rien du soldat qui avait tenu les Germains en respect sous le règne de Claude, qui avait débarqué fièrement en Bretagne confiant dans la puissance inégalable des légions romaines, qui avait giflé l'orgueil des Juifs de Judée. Il ne restait rien de l'ancien proconsul d'Afrique, du Prince qui, proclamé empereur à Alexandrie, avait étouffé les ambitions de Valerius. Rien du Prince qui avait instauré la Paix Romaine des côtes de la Gaule aux frontières du royaume Parthe. L'assassin, le cruel légat de Judée, n'était plus que l'ombre de lui-même. Il allait crever, faible, puant la merde, assis sur le siège percé dans lequel il déversait sa vie giclée après giclée.

Vespasien croisa son regard. Il y lut de la haine et cette lumière particulière qui s'allumait dans les yeux d'un homme quand il obtient enfin sa vengeance. Il n'avait jamais vu cette femme.

Titus, mon fils, qui est cette jeune femme qui t'accompagne ? demanda-t-il faiblement sans quitter Gaïa des yeux.

Elle est originaire d'Alexandrie, Père. Et elle connaît peut-être un remède qui mettra fin à vos souffrances.

Vespasien plissa les paupières. Gaïa sourit. Le vieil homme avait assez vécu pour savoir quand la mort venait frapper à sa porte. Titus avait étrangement choisi ses mots et le sens qu'ils revêtaient pour son fils n'avait aucun rapport avec ce qu'espérait la jeune femme.

Nous connaissons-nous, madame ? demanda Vespasien à Gaïa.

Non, Imperator, nous ne nous sommes jamais rencontrés.

N'ai-je pas cependant contracté une dette envers vous ?

Si.

Venez-vous me la réclamer ?

Je ne crois pas que cela soit nécessaire, Imperator.

Vous voici donc comblée ?

Quelques fâcheux doivent encore me rendre compte.

Vespasien regarda son fils. Il ouvrit la bouche. Titus frappé par cet étrange échange entre l'inconnue et son père s'apprêtait à recevoir de sa bouche des révélations, qui peut-être condamneraient la femme qui lui avait pourtant parue si charmante. Mais rien ne vint. Vespasien appela Gaïa, éloigna ses proches et lui demanda de se confier à lui. La jeune femme approcha, se pencha à son oreille et ne prononça qu'un mot :

Gerasa.

Puis, elle se redressa, l'air impassible. Vespasien fronça les sourcils. Gerasa ? Il se souvint. Il y avait envoyé Lucius Annius. La ville avait été pillée, ses habitants massacrés. Il regarda attentivement la jeune femme. Elle habitait Alexandrie, se pouvait-elle qu'elle fût juive ? Il se traita d'imbécile. La jeune femme devait être une enfant quand Lucius Annius avait investi la ville. Juive, grecque, romaine ou autre, elle avait subi un sort identique à celui de tous les habitants. Le regretté Kaeso Atilius Valens lui avait raconté que les soldats avaient massacré la population de Gerasa sans s'occuper de savoir qui était coupable, qui appartenait à telle ou telle nation. Des citoyens romains, des magistrats, d'honnêtes gens avaient été tués, leur maison brûlée, pillée, leurs femmes et leurs filles violées et égorgées. Le tribun avait voulu s'opposer à cette folie, mais Lucius Annius n'avait pas voulu l'écouter, invoquant la frustration de ses troupes, leur fatigue et leur soif de vengeance. Aulus Flavius faisait aussi partie de l'expédition. Valens l'avait accusé de crimes indignes d'un officier supérieur. Vespasien avait défendu les décisions de Lucius Annius. La province méritait d'être mise au pas et, en homme de guerre, en homme qui avait fréquenté Claude comme Néron, il savait que des innocents y laissaient toujours leur vie, écrasés par des événements qui les dépassaient et sur lesquels ils n'avaient aucune prise. Cette jeune femme avait certainement vu périr sa famille sous ses yeux, elle avait peut-être été violenté ou violée. Elle avait miraculeusement survécu et depuis, elle entretenait un vain désir de vengeance. C'était si pathétique. Elle avait obtenu la confiance de Titus, assez pour qu'il crut à ses boniments et qu'il l'introduisît auprès de lui. Elle l'avait manipulé. Elle était dangereuse.

Il ouvrit la bouche, mais la douleur lui arracha un long râle qui fut aussitôt suivi par le bruit immonde de ses entrailles qui se vidaient en de longs jets de liquide malodorant. Il gémit. Il releva la tête et croisa le regard triomphant de la jeune Alexandrine. Il vit un petit sourire suffisant lui étirer le coin des lèvres. Sa fin était venue. Cette femme assistait à son agonie pathétique. Il se ressaisit. Il ne mourrait pas comme un mendiant, il mourrait en Empereur. Il tendit la main. Titus et de l'un de ses favoris se précipitèrent pour le soutenir. Vespasien fixa Gaïa dans les yeux et par un terrible effort de volonté, il se dressa sur ses pieds et prononça d'une voix ferme :

Il faut qu'un empereur meurt debout !

Gaïa soutint son regard. Il s'affaissa soudain. Puis ce furent les cris et les larmes. Gaïa recula. L'homme qui était à l'origine du massacre de Gerasa, de sa familia et de ses amis, celui qui avait ordonné le viol de Lucia, son égorgement, comme celui de sa mère, de son père, de tout ce bain de sang immonde, venait de mourir comme il le méritait. Son sursaut de fierté ne rendait sa fin que plus misérable. Son corps décharné, ses traits creusés, ses cernes noirs, son teint cireux, sa tunique souillée, l'odeur pestilentielle qui flottait dans la pièce et s'insinuait jusque dans la gorge, participaient à l'accomplissement de sa vengeance.

Gaïa se retira discrètement, personne ne prêta attention à elle. Vespasien avait peut-être voulu avertir Titus, mais la mort l'avait saisi avant. Elle avait obtenu gain de cause sans même se salir les mains. Elle déboucha sous la colonnade qui précédait l'entrée de la villa où l'Empereur avait élu villégiature. Le ciel resplendissait d'un bleu azur immaculé. Les grillons emplissaient l'air de leurs crissements mélodieux. Elle inspira profondément. Cette région du Latium lui plaisait. Les montagnes recouvertes de forêts, l'eau turquoise du lac, les établissements de bain qui mettaient une note de civilisation dans ce paysage sauvage.L'après-midi s'annonçait superbe.

Domina, l'appela soudain Antiochus. Que se passe-t-il ?

Vespasien est mort.

Le lutteur ne commenta pas, il connaissait la haine que lui vouait Gaïa.

Il était malade, précisa-t-elle.

Nul n'échappe à la mort, domina.

Tu es un sage, Antiochus.

Dois-je aller chercher Andréas et Spyros ?

Va seulement les prévenir que nous rentrons.

Bien, domina.

Il revint dix minutes plus tard, accompagné des deux affranchis qui déclarèrent avoir mener à bien les négociations et obtenu des garanties incontestables auprès de l'intendant de la maison de l'Empereur.

Alors qu'ils traversaient les jardins, le centurion qui les avait escortés à l'aller, les interpella et courut jusqu'à eux. Antiochus se rapprocha de Gaïa, prêt à la défendre, mais le légionnaire leur expliqua qu'il avait reçu l'ordre de les raccompagner une fois l'entrevue terminée.


***


Un matin, alors qu'ils naviguaient vers Patara et que Gaïa dormait dans leur cabine, Julia était sortie sur le pont. Elle avait laissé Gaïus à la protection des gens que lui avait spécifiquement recommandés Gaïa cinq mois auparavant. Un homme et deux femmes. Des gens libres. Des obligés de Gaïa. L'homme était le mari de la femme la plus âgée, le frère de la plus jeune. Ils avaient pudiquement manifesté leur joie d'avoir été choisis. Le couple avait perdu deux enfants, il en espérait un autre et traitait Gaïus avec autant d'égard que s'il avait été leur propre fils. Routh, la jeune sœur, douce et silencieuse, savait calmer l'enfant quand ses pleurs épuisaient sa mère. Julia s'accrocha au bastingage et emplit ses poumons d'air marin. Les côtes de la Lycie se profilaient déjà et dans quelques heures, ils accosteraient sur les quais du port de Patara.

Je suis content de rentrer, déclara Quintus venu s'accouder près d'elle.

Sais-tu,Quintus, que je pourrais mal interpréter tes propos ?

Pourquoi donc ?

Il se troubla soudain.

Non, non, Julia, se défendit-il de toute mauvaise interprétation de ses paroles. Je ne reproche rien à Alexandrie et je me garderais bien de critiquer ta patrie, mais je suis née à Patara et j'avoue que ses montagnes m'ont manqué. Alexandrie est plus belle que ne le sera jamais Patara, mais...

...tu es un gros sentimental, le taquina Julia.

N'est-ce pas pour cela que tu m'aimes ?

Présomptueux !

Tu m'as pourtant toujours affirmé aimer les gros.

Julia s'esclaffa.

Crois-tu qu'on nous attendra ? demanda Julia.

Les voyages sont toujours hasardeux, mais je ne doute pas que le premier qui nous reconnaîtra sur les quais courra transmettre la nouvelle aussi vite qu'un courrier impérial.

J'avais demandé des nouvelles de Marcia à Andratus, mais il ne m'a pas répondu sur ce point. Il me tarde de la revoir.

Tu aimes beaucoup cette jeune écervelée.

Tu es injuste.

Je l'aime bien aussi. Je suis seulement trop mou pour sa fougueuse vitalité, mais si elle se moque parfois, elle ne m'en tient pas trop rigueur, plaisanta Quintus.

Mmm, c'est vrai que tu ne sais tirer pas tirer à l'arc et que tu montes comme un sac de millet.

Marcia aime la compagnie des légionnaires et elle garde un impérissable souvenir de son séjour au Grand Domaine en compagnie des gladiatrices. Elle a l'âme d'une Amazone.

Oui, c'est vrai, rit Julia.

.

Leur arrivée à Patara se déroula comme Julia l'avait prévue. La mer était belle, les vents favorables, le navire avait été chargé de marchandises à ras bord et le capitaine demanda l'autorisation de ne pas apponter et de pouvoir repartir dès que Julia et sa suite seraient descendues à terre. Les deux sœurs se dirent adieux sur le pont et se réitérèrent des consignes de prudence. Quintus remercia chaleureusement Gaïa pour tout ce qu'elle avait fait et lui souhaita bon voyage.

Un canot emmena le couple jusqu'au quai. L'arrivé du navire avait éveillé la curiosité des badauds et on reconnut Julia et Quintus avant même qu'ils n'eussent débarqué. Il avait fallu un nom, et la nouvelle de leur retour se propagea sur le forum, puis dans tous les quartiers de la ville.

Andratus avait garé un carpentum dans les entrepôts que possédait Julia et donné l'ordre de l'avancer dès que les maîtres seraient annoncés. Au milieu des hourras et des démonstrations d'affection, le couple décida d'envoyer Gaïus et ses trois protecteurs à la villa et d'accorder du temps à leurs amis et à leurs clientèles dans les parties aménagées en salles de réceptions dans les entrepôts de Julia. Elle y logeait parfois et y recevait des négociants ou des marchands avec qui elle faisait affaire.

Ils y reçurent durant plusieurs heures. Le propréteur Sextus Baebius Constans se déplaça en personne pour leur témoigner son amitié. Quand le soir arriva, ils se décidèrent à rejoindre leur fils. Julia s'étonna de n'avoir pas vu Marcia, mais il était possible que la jeune fille ne fût pas présente à Patara et elle ne s'en inquiéta pas outre mesure.

Andratus leur souhaita chaleureusement la bienvenue tout comme l'intendant de Quintus, Sotérios. Les époux s'enquirent de Gaïus puis, ils s'isolèrent chacun de leur côté avec leur intendant. Quintus rechigna un peu, mais son intendant se montra si empressé, qu'il céda. Il songeait souvent à confier toutes ses affaires à Julia. Il pourrait alors se consacrer au droit et peut-être briguerait-il des fonctions officielles. Pourquoi ne deviendrait-il pas magistrat ?

Julia parla longuement avec Andratus, de ses affaires et de la gestion du Grand Domaine. Elle s'étonna ensuite de ce que Téos eût trouvé les moyens d'ouvrir une école de gladiateur :

Il a participé à des munus à Patara ?

Non, domina. Il s'est installé à Sidé en hiver, et ses gladiateurs ont été engagés au printemps à Antioche, puis à Byblos. Il est parti début mai pour la Grèce. À Corinthe. De là, il se rendra avec une partie de ses gladiateurs à Pompei. C'est là-bas, que votre sœur pourra prendre contact avec eux.

Tu sais comment il a pu s'installer ? Où il a trouvé l'argent et les appuis ?

Il avait des économies et il a intelligemment parié sur les gladiatrices, il y a maintenant vingt ans de cela.

Personne ne l'a aidé ?

Je n'ai pu obtenir aucun renseignement.

Tu es allé visiter son ludus ?

Non, domina. Mais j'ai demandé à un capitaine de le visiter.

Et ?

Il m'a rapporté que c'était un très beau ludus, même si Téos recrute et qu'il n'est pas encore arrivé au maximum des capacités d'accueil de son école. Il possède aussi une très belle villa.

Julia hocha la tête.

Je n'ai pu lui découvrir aucune relation suspecte. Personne qui aurait pu vous en vouloir assez pour vous éliminer. J'ai eu très peur, domina. Je croyais vous avoir perdue. Puis-je vous demander pourquoi vous vous intéressez tant à la familia de Téos et pourquoi votre sœur désirait rencontrer la gladiatrice que vous aviez reçue à la villa ?

Elle nous a sauvés la vie à moi et à Quintus. Si elle n'avait pas été là, nous serions morts.

Elle... elle était présente lorsque vous avez attaqué ?!

Oui.

Comment est-ce possible ?

Elle faisait partie des assassins engagés pour nous tuer.

Par tous les dieux ! s'exclama Andratus.

Je l'ai reconnue et quand elle a su que nous étions sa cible, elle a pris notre parti avec l'une de ses camarades.

La rétiaire était aussi présente ?!

Non, c'était une autre gladiatrice.

Leur laniste les a louées pour participer à un meurtre ?

Oui.

Elles savaient que...?

Non, elles ne savaient rien, mais Aeshma nous a promis qu'elle essaierait de trouver le nom du commanditaire.

Andratus se plongea dans ses réflexions, il n'avait pas fait le lien entre la tentative de meurtre et les renseignements que lui avaient demandé Julia à propos de la familia de Téos et de la petite thrace.

Andratus ?

Oui, domina ?

Je t'avais demandé des nouvelles de la jeune Marcia Atilia. Tu ne m'as pas répondu dans ton dernier courrier et je ne l'ai pas encore vue. Où est-elle ?

Andratus se pinça les lèvres.

Valens Atilius a été rappelé en Cappadoce ?

Andratus secoua la tête.

Il est reparti à Rome ?

Non, domina.

Alors ?

Il est mort.

Mort ?! Mais comment ?

Il a été assassiné.

Assassiné ? Et qu'est devenue Marcia ?

Je ne sais pas. Elle a été reçue au Grand Domaine juste avant qu'on ait appris la nouvelle. Ensuite, Lucius Caper, le cornicularius de Valens est venu la chercher et après... Elle est retournée à la caserne et on ne l'a plus revue. Elle a dû rejoindre sa famille.

Elle n'a pas de famille, Andratus. Sa mère est morte en couche et elle m'a toujours dit qu'elle n'avait aucun proche parent.

Un cousin ?

Comment est mort Valens ? Tu m'as dit qu'il avait été assassiné.

On n'a pas su grand-chose, répondit Andratus. Il a été tué lors de sa tournée d'été en Lycie, près de Podalia. Vous savez, la légion n'est pas très bavarde.

Peut-être que Sextus Constans en saurait un peu plus.

Cela m'étonnerait que le propréteur vous en parle, domina. Kaeso Atilius Valens était tribun.

Julia blêmit soudain.

Domina, s'inquiéta Andratus. Ça ne va pas ?

Andratus, tu m'as bien dit que Valens était avec des légionnaires ?

Oui, on raconte que toute son escorte a été massacrée.

Quand ?

Fin août.

Andratus, a-t-on retrouvé le sceau de Valens ?

Je ne saurais vous le dire, domina.

J'espère que oui, souffla Julia.

Pourquoi ?

Parce que sinon un héros s'est transformé en assassin.

Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Andratus, il me faut tout ce que tu peux trouver comme informations à propos de ce meurtre. Je veux aussi savoir ce qu'est devenue Marcia. Si personne ne sait rien. Retrouve Lucius Caper. Il était très proche d'elle, il doit savoir quelque chose.

Je ferai de mon mieux, domina.

Merci. Tu es un ami précieux, Andratus.

...

Un véritable ami.

Andratus salua, ému, il l'aimait beaucoup, mais il n'arriverait jamais à la considérer comme une amie. Elle resterait à jamais la domina. Elle l'avait acheté à Alexandrie, affranchi, formé. Elle lui avait accordé sa confiance. Elle lui offrait son amitié, mais qu'avait-il à lui offrir en retour ? Son amitié ? Mais que valait celle-ci ?

Domina ?

Mmm ? répondit distraitement Julia.

Votre fils... je suis très heureux.

Merci, Andratus.

Quand son intendant sortit, Julia se prit la tête entre les mains. Un légionnaire, fin août. Il y avait trop d'éléments concordants pour que ce fussent de simples coïncidences. Aeshma... Gaïa confirmerait, mais il y avait si peu de chance pour que Valens ne fût pas le sous-officier dont le sceau avait été rapporté par Aeshma à son laniste comme preuve que sa mission avait été accomplie avec succès. Qu'elle avait bien assassiné son propriétaire.

Aeshma, murmura Julia.

La jeune gladiatrice l'avait émue quand elle l'avait vue courageusement combattre à la villa de Sextus Constans. Elle avait été touchée par son attitude au Grand Domaine. L'humilité si inattendue dont elle avait fait preuve envers son forgeron Berival, son implication quand elle soignait, sa gentillesse et sa générosité. Aeshma était une tueuse, Julia avait remarqué comme elle aimait se battre, se confronter physiquement aux autres, mais les mains qui savaient tenir un glaive, une sica ou un poignard, ces mains tâchées de sang, avaient su endormir Gaïa sur la banquette de massage, la détendre, soigner et, d'après ce que lui avait laissé entendre sa jeune sœur, se montrer douces, peut-être même tendres.

Julia avait aussi ressenti la blessure dont souffrait la jeune gladiatrice, une blessure qui ne s'était jamais refermée. Aeshma souffrait d'être une esclave. De s'être vue privée de sa liberté, d'avoir tout perdu. Julia comprenait ce sentiment et le combat que menait Aeshma contre elle-même. Elle l'avait aimée quand elle l'avait vue prendre soin de sa sœur, quand elle l'avait retrouvée en train de l'examiner avec l'œil d'un soigneur, quand elle l'avait recouverte d'une couverture pour ne pas qu'elle prît froid ou pour peut-être, préserver son intimité. Gaïa l'avait méchamment insultée, plusieurs fois, lui reprochant de se conduire comme une esclave. Pire, d'être une esclave jusqu'au plus profond de son être. Aeshma cherchait à se conformer à cette image, parce qu'on l'avait éduquée dans ce sens, mais aussi parce qu'elle lui garantissait de survivre et de rester, un tant soit peu, maîtresse de son destin. On choisissait de devenir gladiateur, même les esclaves avaient le choix de refuser. Aeshma avait choisi très jeune, lucidement. Son choix était honorable, Julia aurait peut-être fait le même si sa vie avait été différente. Aeshma avait voulu se préserver une part de liberté. Mais c'était une gladiatrice. Une esclave.

Aeshma... répéta Julia.

À Bois Vert, la petite thrace avait fait mentir Gaïa. Elle avait oublié son laniste, ses obligations, ses ordres, elle avait recouvré son entière liberté et avait entraîné derrière elle sa camarade Astarté. Julia l'avait intégrée à sa familia. Et puis...

Aeshma avait assassiné Valens. Le père de Marcia. Même pas pour de l'argent, simplement parce que son laniste le lui avait ordonné. Marcia aimait Aeshma. Elle l'admirait. Pas seulement comme gladiatrice, mais comme quelqu'un dont on se sent proche. Aeshma lui avait sauvé la vie, mais en tuant Kaeso Atilius Valens, elle lui avait volé sa vie. Marcia avait disparu, mais si Julia la retrouvait, elle ne lui dirait jamais qu'elle aimait l'assassin de son père. La jeune fille ne reverrait d'ailleurs sans doute jamais la jeune gladiatrice et ce serait mieux ainsi. Mais ce crime laisserait peut-être à jamais dans l'esprit de Julia un profond malaise. Un sentiment de gâchis.

Gaïa ne connaissait pas vraiment Marcia, mais Julia redoutait la réaction de sa sœur quand elle apprendrait le crime dont s'était rendue coupable la jeune gladiatrice. Sa déception et sa colère. Gaïa n'identifierait pas le sceau si Aeshma s'en souvenait et le lui décrivait, mais elle l'apprendrait en rentrant à Patara. Au moins, Julia serait présente et Aeshma serait loin, elle échapperait ainsi aux représailles.



***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :


Illustration : bas relief représentant le  chevalier Marcus Curtius, panneau du tablinium construit en 78 sur le Capitol. 

Les dernières paroles de Vespasien : la tradition historique lui attribue bien ces dernières paroles : «Il faut qu'un Empereur meure debout. ».

Vespasien, Titus et Bérénice.

Vespasien est née le 17 novembre 9 dans le Latium. Il est mort à Aquae Cutiliae le 24 juin 79. Il accède à la fonction d'Empereur le 22 décembre 69 à l'âge de 60 ans.

Titus est né le 30 décembre 39 et succède à son père à l'âge de 40 ans.

Il a connu Bérénice en 67 en Judée. Fille du roi Hérode Agrippa premier, dernier roi de Judée. Restée en Judée quand Titus rejoint Rome elle le rejoint cependant en 75 et vit alors avec lui.

Bérénice a inspiré de nombreux écrivains de Racine en passant par Corneille, Madeleine de Scudéry , Robert Brasillach. En 2015, Nathalie Azoulaia obtenu le prix Médicis en publiant : Titus n'aimait pas Bérénice.

Mozart a composé un Opéra racontant son histoire d'amour contrarié avec Titus.

Outre l'histoire d'amour qu'elle partagea avec Titus et qui lui attira la haine du peuple romain (Reine d'Orient mariée trois fois, juive...), elle est citée dans le Nouveau Testament. Paul de Tarse a rencontré Agrippa et Bérénice à Jérusalem où il comparut devant eux pour une sombre histoire de blasphème et de trouble à l'ordre public. Agrippa et Bérénice l'auraient fait libéré (les actes des Apôtres disent qu'ils auraient été envoyé être jugé à Rome en tant que citoyen romain. La réalité historique pencherait pour un non-lieu.). La tradition veut que Paul ait touché le cœur de la reine et aurait à cette occasion incité Bérénice et Agrippa à se confesser, à faire amende honorable et à ne plus vivre dans le péché. Bérénice était en effet soupçonné d'entretenir une relation incestueuse avec son frère Agrippa, parce que le frère et la sœur se partageait équitablement le trône et régnait de concert sur une partie de la Judée et d'un territoire qui se situait au nord-est de la Judée.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top