( Misha )

Mon rythme cardiaque reprend un cours plus normal apres avoir raccroché. Le ton sec de notre premier contact n'est visiblement plus d'actualité.

Il me faut sans tarder trouver une solution concernant les quelques cours que je suis encore pour valider mon trimestre.

-Bonjour Monsieur, dis-je après m'être déplacé jusqu'à l'estrade à la fin du cours. Je vais devoir m'absenter quelques jours. Je suis très loin d'être certain de disposer d'un réseau nécessaire pour récupérer vos cours.

-Bonjour Misha. Vous êtes un de mes meilleurs éléments. Je vous l'enverrai sur votre boîte mail malgré tout et une copie papier dans votre boîte aux lettres. Les partiels ne sont qu'à la fin du mois prochain, vous aurez largement le temps de le consulter. A moins que le voyage ne se prolonge...

Évidemment que présenté ainsi, sa curiosité est piquée.

-Je n'en sais rien. Je dois rencontrer une personne qui pourra, je l'espère, me fournir des renseignements...

-Toujours concernant cette jeune femme, Misha ?

-Cela peut vous sembler excessif, et je peux le comprendre. Mais, je lui ai donné ma parole. Chez moi, cela a du sens.

-Je n'en doute pas un seul instant. Vous n'envisagez pas de vous rendre en Tchétchénie, n'est-ce pas ?

-Pas pour le moment, non. Je pars en Suisse.

-Et vous vous inquiétez d'un souci de réseaux ? En Suisse ?

-Je n'ai pas encore toutes les informations sur le lieu où je vais me rendre.

-Vos parents le sauront, n'est-ce pas ? Je veux dire, ce voyage ne risque pas de vous mettre en danger...

- Ah non. Aucune inquiétude à ce sujet. Le galeriste contacté est reconnu, je doute que ce soit une entourloupe. Sous des apparences sereines, je camoufle très bien une personnalité angoissée dans des lieux inconnus.

-Ce sera un peu plus que cela. Lieux inconnus, personnes inconnues, c'est peut être présomptueux de votre part, Misha. N'y-a-t-il pas moyen que cette personne se déplace, elle ?

-Il m'a fallu batailler pour obtenir ces informations. Je ne vais pas renoncer au premier obstacle. C'est le seul lien qui a un rapport avec cette jeune femme. Mes parents connaissent mes angoisses, leur aide financière va me permettre de pouvoir prendre une chambre d'hôtel. Mon stress sera moins important.

-Notre relation un peu particulière - que je préférerais garder secrète - m'oblige en quelque sorte, pour ma propre santé mentale à vous faire cette proposition. N'y voyez ni une interférence dans votre vie, ni une quelconque préférence. J'exige que vous vous engagiez à m'appeler au moindre problème et cela à n'importe quelle heure !

-Cela ressemble quand même pas mal à un traitement de faveur mais j'accepte. Avez-vous des pouvoirs quelconque en Suisse ?

-Aucun. Mais ma façon de m'exprimer, mes références peuvent dénouer des situations compliquées ou en passe de le devenir.

-Je n'ai pas l'intention de faire quoique ce soit d'illégal. Il est question de rencontrer un artiste sculpteur dont le travail ressemble beaucoup à une photo confiée par cette jeune femme. Toutes les autres pistes sont restées muettes. Le galeriste ne semblait pas certain que le sculpteur soit intéressé par une rencontre. Il s' est apparemment trompé puisqu'il me propose de venir. Je me suis préparé mentalement à l'idée que cela s'arrête là.

-En gardant un minuscule petit espoir...

Que répliquer à cette remarque ? Que j'ai conscience que mon obsession à trouver une piste inquiète les personnes proches de moi ! Mais aucun d'eux n'a les pupilles noires d'Irina qui viennent perturber leur sommeil. Presque trois ans à consulter des journaux, écouter des podcasts sur la situation en Tchétchénie n'ont rien donné. Une seule certitude, les mots écrits par cette jeune femme sont plus que crédibles. Les probabilités que cette rencontre débouche sur une info est si petite que c'est presque stupide de perdre mon temps. Elle clôturera à mon grand désespoir cette aventure.

(Ivan)

Deux nuits sans réussir à fermer l'œil. Sam a beau s'énerver après moi, il me comprend. Tous mes souvenirs remontent déjà à la surface lorsque je suis éveillé. Dormir impliquerait obligatoirement des cauchemars où tout se mélangerait. Certains sont comparables à des films d'horreur, pas question ni de lui raconter ni de prendre le risque qu'il entende mes cris. Il serait peut-être capable de supporter d'entendre mes mots. Mais, le reste, ce que j'ai accepté de faire, ou pire encore que j'ai choisi de faire de mon plein gré. L'idée que son regard sur moi change.... Me priver de sommeil est le bon choix.

- Cinq nuits, ton corps va incessamment prendre le dessus. Plus tu t'empêches de me raconter, plus ce sera difficile. Crains-tu un jugement de ma part ? Je serais un bien piètre ami dans ce cas.

-Rien que me les rappeler me met dans cet état.

-Je crois que les lâcher te libererait. Crois-tu qu'il m'a été facile de parler de ce que j'ai été obligé de faire à Sam ? Crois-tu que la peur qu'il me vire de chez lui ne m'a pas vrillé les entrailles ? Tu es mon seul ami, et je connais certains de tes démons. Est-ce que cela a un rapport avec les exigences du passeur ?

Comment peut-il à chaque fois tomber juste ?

-Ton regard et tes tremblements répondent pour toi. Sans en avoir été victime personnellement, mes quelques années dans les rues m'ont suffisamment éclairé sur la nature humaine. Penses-tu que l'on ne m'a jamais proposé de me vendre ? Ce salopard de passeur avait toutes les cartes en main pour obtenir autre chose qu'une pipe ? Je vais poser la question qui tourne en boucle dans ma tête. Crois-tu qu'il puisse être responsable d'une façon ou d'une autre de la disparition de ta sœur ?

-Il m'a juré que non...

-Es-tu responsable de la disparition de ma soeur ?

-Non. Ni moi ni aucune personne ici.

-Parce que tu penses que j'ai confiance en ta parole ? Toi qui as fini de prendre toute ma dignité ! Qui me dit que tu n'as pas monnayé ma soeur avec un des autres ?

-Ils sont tous là. Seule ta soeur n'est plus là. Frappe aussi fort et aussi longtemps que tu veux, je te dirais toujours la même chose. Mon objectif était de t'avoir, toi. Ta sœur n'a été que le moyen d'arriver à mes fins.