9. Ilyas


Aelys est née cette nuit.

L'inconvénient d'être le seul médecin à des kilomètres à la ronde, c'est qu'il n'y avait que moi pour assister à l'accouchement. J'ai bien failli m'évanouir.

Irina est très fatiguée ce matin. Elle s'est levée à dix heures et n'a pas beaucoup mangé.

Sa tension est basse et quand elle s'est habillée, j'ai remarqué de nouvelles taches sur ses épaules.

Je ne lui ai rien dit.

Clodomir d'Embert, Journal


À la nuit tombée, les premières danses animèrent la place centrale d'Hynor. Assis à une table à l'écart, bras croisés, le bourgmestre Dvor observait le déroulé de la fête d'un air soucieux. Il n'aurait vraiment l'esprit libre que lorsque les Paladins auraient quitté le village.

Il en était de même pour Aelys.

La jeune femme sentit qu'un ou plusieurs garçons endimanchés la cherchaient du regard ; car c'était dans ce genre d'occasion qu'on jetait les dés pour de futurs mariages. Elle n'y tenait pas du tout. Aussi ramassa-t-elle son vélo pour se mettre à l'abri.

Le bourgmestre la regarda passer avec un froncement de sourcils sévère. Peut-être rendait-il Clodomir, et par extension sa famille, responsable de la présence des corbeaux, qui empoisonnait son dimanche.

« Où allez-vous, mademoiselle ? Lança-t-il sur un ton bourru.

— Prendre l'air.

— Ne vous éloignez pas du village » recommanda-t-il.

Aelys hocha la tête en souriant, et comme elle se sentait de plus en plus observée, s'éclipsa à vélo. Les lumières de la fête s'éloignèrent de plus en plus vite, et les toits d'Hynor s'entassèrent en un regroupement grégaire, où dansaient les reflets des flambeaux et des lampions.

Elle suivit du regard une lumière pâle, semblable au blanc de l'œil lunaire, qui dansait au bout des champs telle un feu-follet. C'était la lampe électrique du Paladin qui montait la garde auprès des Spins. Il la vit arriver de loin et la pointa dans sa direction.

Derrière lui, une obscurité infinie s'était installée entre les arbres, un brouillard infranchissable qui délimitait le domaine des Nattväsen, et dans lequel seuls des inconscients se seraient risqués.

« Qu'est-ce que tu veux ? lança-t-il en reposant sa lampe sur le muret.

Au vu du matériel déballé autour de lui, Aelys comprit qu'il avait décidé, tant qu'à passer la nuit à attendre, de s'adonner à un contrôle technique. Le capot de la Spin la plus proche était démonté ; une burette d'huile de castor était posée sur le siège, dont l'ombre avait la forme d'une lampe magique. Elle reconnut également un bidon métallique portant une étiquette bleue, cinq litres d'une solution de poudre cristalline – la fameuse essence de Kitonia – qui valaient sans doute aussi cher que la moto elle-même.

« Je vous ai ramené des beignets » annonça-t-elle.

Elle arrêta son vélo, s'approcha à pas mesurés, déposa un sac en papier kraft juste à côté de la torche électrique et s'écarta aussitôt, comme si elle nourrissait un animal sauvage.

« C'est l'usage au jour de Mû » ajouta-t-elle pour se justifier.

Elle souhaitait surtout en apprendre un peu plus sur les raisons de leur présence.

Le Paladin essuya un tournevis avec un chiffon gras, qu'il enfouit dans sa sacoche. Il leva vers elle un regard las ; c'est du moins ce qu'elle imagina derrière les binocles opaques de son masque.

« Comment t'appelles-tu ? » demanda-t-il en se relevant.

Malgré sa carrure impressionnante, c'était sans doute le corbeau le moins inquiétant du groupe, car il ne faisait que suivre les décisions des autres. C'était un chien errant arrivé par hasard dans une meute de loups ; tant qu'on ne lui ordonnait pas de mordre, il ne mordrait pas.

On pouvait deviner tout cela de l'odeur d'huile de moteur qui imprégnait ses vêtements, semblable à celle de la friture qui flottait dans les rues animées d'Hynor. Il n'était là que pour la maintenance des Spins.

« Aelys. Aelys d'Embert. Et j'ai passé l'âge du tutoiement.

— Tu... vous êtes sa fille » constata-t-il avec surprise.

Elle haussa les épaules.

« Jusqu'à preuve du contraire, c'est Clodomir que vous êtes venus voir, pas moi. »

Le Paladin ramassa le sac en papier et jeta un coup d'œil.

« Ce sont des beignets de quoi ? demanda-t-il d'un air soupçonneux.

— Vous avez des allergies ? » plaisanta Aelys.

Il émit une sorte de grognement proche d'un ronronnement de moteur au démarrage.

« Des pommes, ajouta la jeune femme. Et vous, quel est votre nom ?

— Ilyas. »

Son hésitation était palpable ; il regarda avec insistance la route qui menait au village, comme s'il craignait d'y voir surgir les trois autres membres de son groupe.

« Il n'y a personne, le rassura Aelys. Vous pouvez enlever ce masque.

— Plus tard, quand vous serez partie. »

Elle s'assit sur le muret. Passé l'effet de surprise, ce corbeau à cape grise, avec ses deux gros yeux bleuâtres, lui inspirait moins de peur que de compassion. Il avait l'air fatigué, abandonné, traité par ses pairs sans la moindre considération.

« Votre travail est-il si honteux, que vous avez besoin de cacher votre visage ?

— C'est la tradition, rétorqua Ilyas.

— Une tradition vieille de vingt ou trente ans. Songez un peu aux transformations qui ont traversé l'ordre des Paladins. Les visages inspirent le respect ; les masques inspirent la peur. On ne masque pas les protecteurs du peuple, on masque ses bourreaux. »

Il n'avait pas l'air très inspiré par ses considérations philosophiques ; le jeune Paladin balaya l'air d'un geste du bras en faisant mine de chasser un moustique.

« Bon, tu... vous avez terminé ?

— Pourquoi, vous avez besoin d'aller quelque part ?

— Il se fait tard. Si la fête vous ennuie, vous n'avez qu'à rentrer chez vous. »

Cette réplique toucha juste. Oui, c'est ce qu'elle aurait dû faire. Aelys n'avait que deux choix. Rester auprès de son père, ou sans se retourner, se laisser emporter par ce voyage dont elle rêvait depuis toujours. Il n'y avait pas d'entre-deux.

« Cela fait trente ans que mon père a quitté le Paladinat. Qu'est-ce que vous lui voulez aujourd'hui ?

— Je n'en sais rien et je m'en fiche. Vous n'aurez qu'à lui demander vous-même.

— À moins que cela n'ait rien à voir avec son passé de Paladin. »

Ilyas croisa ses bras épais en signe de défiance, moins pour protéger ce qu'il savait, que pour cacher son ignorance.

Aelys s'apprêtait à le quitter lorsqu'elle entendit des exclamations provenant du village. À quelques kilomètres d'Hynor montait une colonne de fumée épaisse, chargées d'étincelles rouges ; elle venait tout juste de dépasser la cime des arbres et coupait en deux le ciel nocturne, d'Avalon à sa Lune.

« Aelys ! »

Ilyas porta la main à son revolver. Un homme courait vers eux sur le chemin ; Ernest, dont elle reconnut la barbe hirsute. Ses grosses lunettes rondes ressemblaient un peu aux oculaires du Paladin.

« Restez où vous êtes ! » dit ce dernier d'un air menaçant, revenant à sa mission première, dans toute sa simplicité et toute sa stupidité – empêcher que quiconque s'approche des Spins.

Ernest marqua un temps d'arrêt. La brise nocturne avait pris sa barbe en grippe, et l'agitait en tous sens comme celle d'un Moïse descendant de la montagne. Peu convaincu, Ilyas dégaina son revolver et le mit en joue avec froideur.

« Aelys ! répéta Ernest. Il faut qu'on y aille, maintenant ! »

La jeune femme enfourcha son vélo et partit en sens inverse.

Elle l'entendit proférer dans son dos quelques jurons peu recommandables impliquant les Saintes Écailles de Mû et son derrière.

Aelys connaissait tous les chemins menant au manoir à travers la forêt, et elle y serait la première.

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