48. Le grand voyage
Comme je ne trouvais pas le sommeil, j'ai décidé de mettre de l'ordre dans mon bureau. J'ai fait un premier tri dans mes notes, descendu un premier tas de papier que j'ai placé dans le poêle, et j'ai craqué une allumette.
La combustion de ces deux années de recherche avait une odeur amère. Je me suis assis pour lire un livre, et j'ai entendu Aelys pleurer dans la chambre du rez-de-chaussée. C'est là que j'ai eu ma révélation.
Je croyais que mon travail s'était achevé avec ce premier échec, avec la mort d'Irina. Mais bien au contraire. Il ne fait que commencer. Si je n'ai su guérir la Peste, peut-être puis-je la prévenir. Si je n'ai pu sauver Irina, peut-être puis-je protéger Aelys.
Clodomir d'Embert, Journal
À l'aube, ils entrèrent dans la gare, un bâtiment plat surmonté d'une horloge qui ressemblait de loin à une halle couverte ou une place boursière. Sur le chemin, Lor trouva le moyen de s'emparer d'une paire de ciseaux, du manteau et du chapeau d'un homme assoupi qui attendait son train, et en quelques découpes et bouts de ficelle, se confectionna la dégaine d'un provincial en vacances.
Il tambourina près d'une minute à la porte d'une agence bancaire pour en précipiter l'ouverture, afin de retirer l'argent nécessaire à leurs futures entreprises, et emplit ses poches de billets fripés sur lesquelles la princesse de Hermegen faisait grise mine.
Le soleil chauffait déjà leurs dos lorsqu'ils se présentèrent au bureau d'accueil, où un employé de la Compagnie à casquette, à la mine défraîchie, examina leurs faux passeports en bâillant. Le récepteur posé sur son bureau émit une tonalité brève ; il le porta à son oreille et écouta les babillements du radiotélégraphe, notant les lettres une par une d'un air distrait.
Aelys pria pour que le télégramme ne les concerne pas.
« Voilà. Vous pouvez y aller. »
Le train ne partait que dans quinze minutes, mais les contrôleurs de la Compagnie faisaient déjà des allers-retours sur le quai pour héler les voyageurs. Il était bien plus haut, bien plus massif que se l'imaginait Aelys, surtout la locomotive et sa citerne d'essence, formant un seul bloc d'acier taillé en pointe. Deux petites fenêtres en hauteur, semblables aux yeux d'un cétacé, suggéraient la cabine étroite, accessible seulement via une échelle, de laquelle les conducteurs contrôlaient la puissance de la motrice.
Derrière venaient les wagons de voyageurs, dont les rideaux beiges ressemblaient à des paupières entrouvertes. Seulement deux pour ce matin ; un pour les civils et un pour les Paladins, fort nombreux sur le quai, qui montaient déjà en colonne. Puis le fret ; des vivres, du bois, de la pierre, du cuir, des armes, et tout ce qu'on pouvait empaqueter dans ce blindage d'acier.
Lor lui donna un petit coup de coude et désigna du doigt le toit de la locomotive. Des ouvriers en bleu de travail, armés de tournevis et de manivelles, vérifiaient les fixations d'une tourelle mobile jusqu'ici recouverte d'un drap gris.
« Voilà la raison principale pour laquelle plus personne n'attaque les trains. »
La mitrailleuse automatique ressemblait à un carquois de tubes d'acier noir, longs de deux mètres ; avec les vérins hydrauliques qui assuraient son déplacement, elle n'avait presque aucun angle mort. Le siège du tireur était confortablement encastré dans un blindage d'acier.
« En tout cas, je pense être le dernier à avoir essayé » plaisanta-t-il en la guidant dans le ventre de la machine.
Le wagon était bien plus étroit que ne l'aurait cru Aelys ; le couloir central entre les compartiments de voyageurs n'offrait assez d'espace que pour une personne pas trop épaisse. Lor choisit une porte au hasard et la fit entrer. Un homme à la moustache frisottante, dont la petite valise était glissée sous les sièges, leva son nez d'un quotidien d'économie afin d'interpréter cette intrusion. Lor lui lança un sourire. La moustache se replongea dans une étude comparative des investissements dans les différentes Compagnies Impériales, suivies d'un éditorial appelant à la privatisation des actifs du Grand-Duché de Silbashe.
Des coups de sifflet retentirent sur le quai. Aelys tira les rideaux avec inquiétude ; mais ce n'étaient que les contrôleurs qui annonçaient le départ du train. Ce dernier s'ébroua dans un grincement métallique. Les dernières habitations de Stokkel s'éloignèrent, suivies des granges et des dépôts de grain, et le train s'élança à travers plaines et forêts.
Lor croisa les jambes, abaissa son chapeau sur son front et s'assoupit.
Aelys le suivit bientôt contre son gré.
Mû, le Grand Dragon de Cristal, étendit son corps de serpent à mi-chemin entre le ciel et la terre, et sa tête gigantesque, qui aurait pu engloutir Avalon en une bouchée, se pencha sur le trio incongru de voyageurs venu requérir son aide.
Au-dessus de lui, toutes les étoiles promises du firmament brillaient de mille feux, à l'unisson des cristaux de son corps, dont les lumières mouvantes descendaient sur ses visiteurs telles une bénédiction.
Par ailleurs, il portait une moustache, si vaste qu'on aurait pu loger à son sommet la cité d'Istrecht.
« Vous avez fait tout ce chemin jusqu'à moi, constata le Dragon, dont la voix fit trembler les montagnes minuscules d'un Avalon situé loin derrière eux, réduit à une mappemonde.
— La légende dit que tu accéderas à nos souhaits » précisa Lor.
L'œil immense du Dragon se pencha sur chacun d'entre eux. Si tout au long de leur voyage, ils avaient usé entre eux de mensonge, de dissimulation et de tromperie, toutes ces ruses s'effaçaient face à l'omniscience du Dragon comme des bêtises enfantines.
« Je n'ai jamais fait de telle promesse, remarqua Mû, mais puisque vous êtes ici, que désirez-vous ?
— Je désire redevenir humaine, dit Maïa. Je veux sortir des ombres. »
Craignant d'être laissé de côté, Lor fit un pas vers les naseaux du Dragon, qui fumaient tels des volcans endormis.
« Moi aussi, lança-t-il. Je veux redevenir humain. »
De son côté, Aelys ne pouvait s'empêcher de contempler sa moustache, si prodigieuse qu'on ne pouvait aller d'un bord à l'autre sans se perdre en chemin.
« Tu es déjà humain, rétorqua Mû.
— Je veux l'absolution, précisa Lor. Depuis que j'ai quinze ans, je tue des hommes pour le compte d'autres hommes. J'ai tué des maris volages, des femmes adultères, des fils bâtards ; j'ai tué des avares et des prodigues, des parieurs et des fous, des honnêtes gens et des vauriens ; je les ai poignardés dans le dos, dans leur sommeil, je les ai empoisonnés, j'ai bouché leur cheminée, je les ai jetés d'un train en marche. Certains le méritaient, d'autre non ; je ne regrette rien. Mais j'en ai assez de traîner derrière moi la liste de mes méfaits. Je veux que l'autorité suprême d'Avalon, le seul à disposer ici de tous les pouvoirs, m'absolve de ces crimes, et me déclare de nouveau innocent, comme je l'étais en venant au monde. Voilà mon souhait. »
Le Dragon médita longuement ces paroles, et tourna sa moustache vers la dernière membre du trio.
« Et toi, Aelys ?
— Je veux revenir en arrière. Je veux que tout ceci n'aie jamais eu lieu. Me réveiller dans ma maison, prendre un petit-déjeuner avec Clodomir et Ernest, lire un vieux livre dans la bibliothèque...
— C'est impossible, dit doucement Mû. Même pour moi.
— Alors, je veux que ma vengeance s'accomplisse. Je veux tuer Eldritch. Je veux renverser Auguste. Je veux abattre l'Empire... »
Pourtant, depuis qu'elle était partie d'Hynor, l'ombre du Haut Paladin n'avait fait que s'éloigner, devenant une simple théorie, tandis que s'affirmait le but véritable de son voyage : retrouver Mû.
« Non, rétorqua le Dragon, je sais ce que tu veux. »
L'être prodigieux leva la tête et porta son regard vers les constellations qui formaient son nid, en lesquelles il avait établi sa véritable demeure – la légendaire Forteresse Changeante n'en étant que l'antichambre.
« Tu te mens à toi-même en te persuadant que ce voyage a un but, alors que ton véritable but, c'est le voyage. Voilà ce que tu as toujours souhaité. Tu découvres Avalon de tes propres yeux ; pour la première fois, les étoiles du ciel te semblent plus proches. »
Elle voulut le contredire, mais la parole du Dragon n'était que vérité ; il avait lu dans son âme, comme celles de Maïa et Lor. Alors Aelys se tut, pleine de culpabilité, certaine de faillir à son devoir familial, au devoir envers sa lignée.
D'une main délicate, le Dragon attrapa son carnet de notes, qui ne quittait jamais la poche de sa veste. D'une aventure à l'autre, la couverture de cuir avait gagné quelques griffures et les coins s'étaient cornés. Il le feuilleta d'un œil attentif, attrapa quelques-uns de ses dessins et les projeta au-dessus d'eux sous forme d'étoiles.
« Tu ne l'as jamais caché, Aelys. Ernest et ton père l'ont toujours su. Ce grand voyage a toujours sommeillé en toi... c'est cela, ta véritable force. Aucune frontière, aucun Empire, aucun sbire masqué ne peut arrêter ton chemin ! »
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