31. Un nouvel apprenti
Le blizzard s'est levé et nous avons commencé à suivre la route prise par les traîneaux. C'est là que nous avons retrouvé Auguste. Il était quasiment mort de froid, mais encore conscient. Il délirait au sujet d'un grand miroir, d'un grand lac d'eau sombre situé loin au Sud, sur lequel il avait marché, et dans lequel il avait vu des choses trop grandes pour l'esprit humain. Je reconnais bien là sa propension à l'hyperbole.
S'il survit, ce sera un miracle. Il nous en faudra un deuxième pour passer l'hiver.
Clodomir, Journal
Seule, l'essence cristalline n'aurait jamais permis l'essor du Second Empire. Elle lui aurait donné la prospérité, sans doute, en adoucissant les hivers intransigeants de Kitonia. Mais pour démultiplier sa puissance, il fallait que viennent des monstres mécaniques capables de consommer cette énergie immense, que sortent des forges de Kitonia les milliers de cylindres des moteurs à explosion. De telles technologies avaient été développées autrefois par le Premier Empire ; sous formes de plans et de croquis, au fond de tiroirs et d'armoires abandonnées à la vigilance des Paladins, elles attendaient que quelqu'un résolve le problème de leur alimentation. Car les forêts de l'extrême-Sud avaient brûlé trop vite, les hauts-fourneaux affamés s'étaient vite éteints ; l'industrie anachronique du Premier Empire s'était effondrée faute de combustible.
Le Second Empire avait cheminé en sens inverse : d'abord, les savants de Kitonia avaient produit l'essence cristalline, puis ils avaient cherché des moyens d'employer ce bon génie. Et l'ambition des hommes de science, quand leurs recherches prospèrent, est au moins égale à celle des empereurs. Ils s'étaient donc trouvé en Auguste un chef à leur mesure, seul à partager toute l'étendue de leurs rêves.
Une fois les prodiges accomplis, Kitonia, la cité australe, était devenue leur tombe ; le cœur battant de l'Empire, d'où sortirait toute sa puissance, mais qui serait à jamais coupée du reste du monde.
Lorsque l'idée du train avait été soumise, les Hauts Paladins s'étaient montrés particulièrement dubitatifs. Eldritch se souvenait lui-même avoir critiqué ce projet avec une grande force. Allons donc, on allait trouer les forêts, enjamber les rivières, traverser les montagnes, poser des rails en fer d'une tonne chacun, tout cela pour les gens pressés puissent se rendre en une semaine dans les villes du Nord ? On avait déjà le télégraphe pour transmettre les nouvelles, il fonctionnait fort bien, et évitait aux messagers d'user leurs chevaux sur les pavés des routes de campagne. C'était un bien mauvais usage du fer de l'Empire ; des pistolets, des fusils, des grilles de fonte, oui ! Mais le rail, ça ne servirait jamais qu'à guider les tonneaux dans les grandes distilleries.
Seul Auguste croyait fermement au train. Il avait vu juste.
De Kitonia, les locomotives avaient d'abord rejoint Istrecht, plus au Nord ; des centaines d'ouvriers étaient morts de froid sur ce chantier interminable, qui n'avançait certains jours que d'une seule travée. Le roi d'Istrecht l'observait de très loin, avec la curiosité orgueilleuse d'un homme qui suit une colonne de fourmis dans son jardin. Il avait refusé que le train traverse sa ville, mais il ne pouvait arrêter le déversement des pistolets, des fusils, des grilles de fonte vantés par Eldritch, qui avaient aussitôt fourni au Second Empire les fonds nécessaires à la poursuite de son élan.
Les chantiers retentissaient jour et nuit du bruit des scies et des marteaux, et les locomotives ne dormaient jamais. Les pierres des nouveaux ponts, ramenées sans effort des carrières d'Istrecht, se déversaient si vite que les mortiers avaient à peine le temps de sécher. Les arbres abattus dans les forêts d'Avalon, ceux qui n'étaient pas aussitôt débités en travées par les machines de la caravane mécanique, repartaient vers le Sud pour y être vendus. Si Kitonia était le cœur de l'Empire, bien avant qu'Istrecht n'en devienne la tête, le train, lui, formait son réseau d'artères. Du côté Ouest, il était remonté jusqu'à la principauté de Hermegen ; du côté Est, à Vlaardburg.
Et après les marchandises, l'Empire s'était rendu compte combien le train facilitait le transport des hommes ; c'est ainsi que la Compagnie Impériale des Cristaux avait irrigué tout le continent de ses prospecteurs acharnés, jusqu'à ce que les écailles de Mû vinssent à manquer un peu partout.
Eldritch appuya sa tête dans le siège en cuir. En face de lui, Hermance semblait somnoler sur la banquette ; du moins n'entendait-il que sa respiration régulière filtrant à travers son masque. Ilyas aurait sans doute volontiers retiré le sien, qui collait à son visage comme la mue inconfortable d'un serpent ; il contemplait d'un œil absent les forêts d'Avalon défilant autour d'eux à soixante kilomètres à l'heure.
La Compagnie Impériale des Chemins de Fer avait abaissé la vitesse des motrices pour économiser ses réserves d'essence cristalline, dont les approvisionnements de Kitonia allaient décroître en ce début d'année. Mais le train allait encore assez vite pour qu'on ne puisse plus distinguer tous les arbres, à peine suivre le fil du télégraphe qui semblait sauter d'un poteau à l'autre, ce que faisait sans doute Ilyas, comme hypnotisé.
Le soleil se levant sur cette mer végétale, Eldritch fut tout à coup confronté à un vert plus clair que celui des sapins du Nord, mêlé d'un éclat doré, qui fit écho dans sa mémoire aux yeux d'Irina. Sa pensée passa aussitôt à Aelys d'Embert, la responsable du sentiment d'inachevé qui le poursuivait depuis Hynor. Il l'imaginait rôdant parmi les arbres telle une enfant sauvage, à l'écart de toute civilisation. Ce qui le dérangeait le plus, ce n'était pas cette vengeance qu'elle fomentait sans doute à son égard, car Eldritch survivrait à un autre coup de poignard dans le dos. Non, c'était qu'Aelys eût volé les yeux de son amour de jeunesse. Cela lui était insupportable.
Il pensa à la photo posée sur le bureau de Clodomir, l'image du jeune couple à l'époque de son départ de Kitonia. Il aurait pu être sur cette photo. Il aurait pu remporter ce duel secret qui l'opposait à Clodomir. Ils auraient échangé leurs rôles ; Aelys aurait été sa fille, Clodomir le bras droit d'Auguste ; c'est lui qui serait monté dans le grand Nord frapper à sa porte pour le tuer.
Au lieu de cela, Clodomir était mort, mais Eldritch avait l'impression d'avoir perdu. Perdu un Ludwig qu'il s'était évertué à former, et perdu sa tranquillité pour longtemps encore.
Il soupira et reporta son attention sur Ilyas de Vehjar.
Tout ce temps investi en Ludwig n'était qu'une erreur. On ne réalise pas les meilleures épées en fondant le buste de bronze d'un Apollon, mais en travaillant un minerai ingrat jusqu'à en expulser les dernières scories minérales. Ilyas, un Paladin de basse extraction, sans éducation, sans famille et sans revenu, était un tel matériau. Un simple mercenaire qui avait revêtu le manteau gris pour manger à sa faim. Il savait suivre des ordres ; il savait acquérir de la compétence, en témoigne son travail de mécanicien.
« Cela fait déjà plusieurs semaines que nous voyageons ensemble, lança Eldritch, mais la question ne me vient que maintenant... vous aviez été formé à la compagnie de Kels, n'est-ce pas ? »
Ilyas, surpris que le Haut Paladin s'adresse à lui, mit plusieurs secondes à émerger de sa rêverie.
« Oui, messire.
— Que vous a-t-on appris sur le Pacte d'Auguste ?
— On n'en parlait pas, messire. C'est un secret qui appartient au Grand Paladin et à ses premiers disciples.
— Mais vous deviez bien en avoir une idée. »
Ilyas parlait lentement, conscient d'être très loin de la vérité.
« Il vous donne certains pouvoirs, comme les Sysades autrefois, avec le Pacte de Mû. »
Eldritch réfléchit quelques instants, puis décida que cette estimation n'avait pas besoin d'être corrigée. Il leva la main, l'ouvrit, et quelques spores semblables à des flocons de cendre se mirent à danser au-dessus de sa paume.
« Ces particules sont ce que l'on nomme la Peste Noire. C'est la même Peste qui s'est abattue sur tous les ennemis du Second Empire. Elle est constituée d'organismes minuscules, invisibles à l'œil nu, qui sont capables d'entrer dans toutes sortes de créatures vivantes et de s'y multiplier. Mais cette Peste n'est qu'une matière, une sorte de glaise molle que la volonté humaine peut contrôler et façonner, de même que les Sysades façonnent leurs cristaux. »
Il referma son poing ganté, faisant disparaître les flocons. Ilyas serait peut-être mort s'il en avait respiré un seul, mais les masques à bec des Paladins, instaurés depuis la prise de pouvoir d'Auguste, avaient aussi pour fonction de les protéger de tels accidents.
« Le Pacte consiste à se faire l'hôte de la peste. C'est une opération risquée. Un échec signe souvent une mort immédiate. »
Ilyas ne se montra guère impressionné.
« Messire, puis-je me permettre une remarque ?
— J'écoute.
— J'entends bien la nature de ce pouvoir, mais la véritable question, celle que les Paladins n'osent même pas formuler, c'est son origine. On dit qu'Auguste n'est pas un homme comme les autres, qu'il a atteint une forme de révélation. »
Eldritch hocha doucement la tête. Un grand empereur se doit d'avoir une grande vision, et sans cette épiphanie vécue par Auguste trente ans plus tôt, il n'y aurait pas eu de Second Empire.
« C'est le début de la vérité » glissa le Haut Paladin sur un ton mystérieux.
Il s'était trouvé un nouvel apprenti.
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