20. La route des scients
Terres Orientales, 136 AFS
Almira ne trouva rien à l'emplacement de sa blessure. Une couture de fortune avait été faite sur ses vêtements. À en juger par Sven, plusieurs heures s'étaient écoulées.
« Malina Vrinda.
— C'est moi. Es-tu prête à repartir ?
— Qui es-tu ?
— Je suis Malina Vrinda, chamane de la Lande. C'est aussi vrai que le fait que tu es Almira, la dylnia, celle qui se souvient, celle qui a vu la chute des Étoiles et l'éveil des scients.
— J'étais blessée...
— Ce n'est plus qu'un mauvais rêve. Tu peux te lever et marcher. Vigilance te recherche encore activement dans les parages.
— Merci.
— Ce n'est rien. »
Almira vérifia qu'elle avait encore son arc avec elle. Elle remit son manteau correctement et, en relevant la tête, vit que Malina lui proposait ce qui ressemblait à une boule de pâte compacte emballée dans du papier froissé.
« Je me suis laissée dire que dans ton état, même la purée d'avoine qui a voyagé te serait d'un grand secours.
Malina lui prit son sac et partit devant elle.
— Ne perdons pas de temps. J'ai prévu un chemin d'environ cinquante kilomètres avant de trouver un endroit plus tranquille.
— Le petit cratère dans les parages ? demanda Almira.
— Il y a beaucoup de végétation et de scients dans les cratères, c'est un bon endroit pour s'arrêter.
— Malina, nous aurons plus tard le temps de discuter, mais j'ai une question qui ne peut pas attendre.
— Je suis aussi une hybride, Almira. C'est pour cela que j'entends les scients. J'ai répondu à ta question ?
— Quel âge as-tu ?
— Douze ans. J'ai l'air jeune pour une hybride, sans doute. Allez, viens. Quelqu'un nous attend en amont. »
***
« Tu as dit que nous attendions quelqu'un.
— Il a un peu de retard, éluda Malina. Je vais prendre la garde, tu peux dormir.
— Tu as peur des scients ?
— Loin de là. J'ai peur d'un drone ou d'une patrouille. Vigilance en a après toi, Almira. Pour des raisons que j'ignore.
— Vigilance est responsable de ma précédente mort. Ils ont peur de ce que je sais.
— Ils chercheraient à te tuer ?
— Peut-être, si leurs raisons n'ont pas changé. Tu viens vraiment de la Lande ?
— Cela fait deux ans que j'ai émigré.
— Pour quelle raison ?
— Trop de questions. »
Sur le tour du cratère, cinquante kilomètres de diamètre, s'élevait une bordure de collines tassées par un siècle d'érosion. Une barrière naturelle. Au centre s'étalait un lac à la forme changeante, dépendant des pluies.
Malina leva la tête vers les étoiles. Elle n'avait pas fait de feu, considérant qu'il n'y avait ni besoin de lumière, ni besoin de chaleur – et que toute température trop élevée pouvait encore être repérée par des drones patrouilleurs.
« Comment m'as-tu trouvée là-bas ? Ce n'est pas par hasard, n'est-ce pas ? »
La jeune hybride remonta ses manches. Sur le dos de chaque main, un tatouage à l'encre noire en forme de cercle, avec des symboles, des inscriptions dont Almira se souvenait. De l'okrane, une langue en voie de disparition que les chamanes utilisaient encore.
Malina lui tendit la main et elle arriva à déchiffrer les quatre mots les plus visibles.
La Vie en haut, en bas la Mort. L'Ordre à droite et le Chaos à gauche. Les quadrants.
« Comme tu le sais, ceux qui voient les spores règnent entre les scients et les almains. Toi plus encore, car tu es la dylnia, au centre du cercle.
— Je te surprendrais si je te disais que c'est un draken qui m'a parlé pour la première fois des quatre forces de l'univers ?
— Pas vraiment, dit Malina en posant sa tête contre le tronc d'un arbre, ses tresses noires descendant sur les côtés de son visage et cachant la cicatrice. Les drakens sont anciens et ils conservent leur mémoire.
— Qui a inventé ce cercle ? Les scients ?
— Vraisemblablement. À moins qu'il n'ait toujours été là. L'univers a toujours oscillé entre ses quatre bords. Il suffit de se rendre compte que les flux d'énergie qui parcourent le monde figurent un combat entre ces quatre instances. Les quatre interactions fondamentales. Ou les quatre éléments. Le vent serait la Vie, le souffle de Dieu ou de l'atman selon les principes religieux, la terre serait l'Ordre, l'eau serait le Chaos...
— Et le feu serait la Mort.
Elles pensaient toutes les deux aux drakens.
— À l'Ouest les saules se font rares, reprit Malina, mais ici, il suffisait de les écouter pour te retrouver.
— Je n'ai pas été dans la Lande depuis longtemps. Elle n'a pas changé, n'est-ce pas ?
— Elle n'a pas changé. »
Almira vit quelques spores danser autour d'elles. Elle ne parvint pas à les déchiffrer au premier abord.
Malina l'avait guérie en se servant de ces petits acariens luminescents partagés par les scients et les chamanes. Ils entraient en symbiose avec eux, les hébergeaient sous la peau, les absorbaient, les libéraient, leur transmettaient des ordres par le biais du système nerveux.
Cicatriser les blessures, construire des structures protéiques, ressouder des os, combattre la prolifération de microbes.
Évanescents et matériels, les spores étaient comme une pensée faite corps.
Malina ramena ses genoux à elle et posa sa tête sur eux.
« Tu te souviens de tout cela, dit-elle. Je n'ai rien à t'apprendre. Mais toi, qui as connu le monde avant la Chute des Étoiles, raconte-moi. »
Almira accepta tacitement.
C'était une longue histoire. C'était aussi sa toute première vie.
Elle était née sur Terre, à une époque où les humains, les okranes, et les alephs vivaient en paix. Les humains étaient issus de plusieurs millions d'années d'évolution génétique des primates terrestres, les okranes des créatures de laboratoire qu'ils avaient produites pour leur servir d'esclaves, émancipés au 22e siècle. Et les alephs, des intelligences artificielles habitant des corps robotiques de diverses formes.
Elle s'était rendue sur Mondor en poursuivant un fantôme, une ombre tenace. Un démon.
« Certains disent que la Chute des Étoiles résulta d'une guerre combattue dans l'espace.
Almira fit non de la tête.
— Il s'agissait d'une seule entité, C. Une des toutes premières consciences artificielles nées sur Terre, qui avait traversé l'histoire sans y laisser de trace, jusqu'à accomplir enfin son grand projet. Le plus grand laboratoire de biologie. Une planète entière. Et ce fut finalement Mondor, la première colonie établie hors du système Sol.
Il brisa les grandes villes et les infrastructures à l'aide de frappes d'astéroïdes ; dispersa des maladies à travers la population. Il déversa ses créations génétiques sur la planète, et enfin, scella celle-ci avec le bouclier qui aurait dû servir à le stopper.
— Ainsi naquirent les scients, dit Malina. Et ils se souviennent eux aussi de tout, car ils partagent ta mémoire.
— C'est vrai, dit Almira. Les scients partagent leurs mémoires. Mais certains les gardent jalousement. Je soupçonne l'un d'entre eux de bloquer mes souvenirs. Comme pour m'obliger à le retrouver.
— Le draken.
Almira sentit une présence. Il n'y avait encore rien autour d'elles, mais le mouvement des spores lui faisait signe.
— Enfin » commenta Malina.
Une forme trapue se découpa derrière les silhouettes des arbres, puis le loup-tigre émergea dans leur champ de vision. Il était aussi haut qu'un humain au garrot. Les reflets argentés dansaient sur sa fourrure en écho aux cheveux d'Almira.
« Silver. »
Elle le laissa approcher jusqu'à elle. Les traces de ses pattes sur le sol humide étaient deux fois plus larges qu'une main humaine. Il avait quelques cicatrices sur le museau et la tête, qui traçaient de fines croûtes grisâtres où les poils avaient vainement tenté de repousser.
Almira lut les spores autour de lui et elle passa une main sur son épaule. Il l'aurait coupée en deux d'un simple coup de dents.
« Quel âge as-tu maintenant ? »
En retirant sa main, elle vit que des lueurs émanaient de sa paume. Il fallait de la concentration et de l'entraînement pour préciser sa pensée au moyen des spores ; son corps s'y habituait graduellement.
Silver se coucha sur le côté et émit un grondement de satisfaction.
« C'est ta quatrième vie, n'est-ce pas ? dit Malina en faisant mine de compter.
— Exact. »
Almira s'était assise contre Silver, dont le dos se soulevait à intervalles réguliers. Elle avait rencontré le loup-tigre dans sa vie précédente. Ces scients étaient d'ordinaire sauvages et solitaires, mais elle avait recueilli celui-ci jeune, adopté, élevé et considéré comme un ami précieux. Dans la limite de ce que permettait la surveillance des drones de Vigilance, susceptibles d'abattre Silver s'ils venaient à le considérer comme une menace pour sa sécurité.
Malina jouait avec une branche de saule rampant. Elle la secouait un peu et la brindille répondait en oscillant en retour. Même coupée du système nerveux de l'arbre, elle pouvait se mouvoir et devinait l'humidité et la température autour d'elle – tout ce dont avait besoin un arbre.
« Tu es la dylnia, dit-elle. Les hybrides qui naissent sur Mondor partagent la vision et l'interaction avec les spores. Parmi tous ceux-là, tu es l'enfant que le monde des scients a choisie, celle qui a reçu la marque. Celle à qui ils ont insufflé l'âme d'Almira. Ton esprit fait partie du monde des scients. Tu es la seule, avec les drakens, à te réincarner complètement.
Almira ne put s'empêcher de sourire.
— C'est mon chemin, dit-elle. Et toi, Malina, quel est-il ? Quel est ton but ?
— Je suis une chamane. Je règne entre le monde des scients et des almains, au carrefour de la vie. Toi seule peut trouver l'harmonie entre la vie et la mort, l'équilibre entre l'ordre et le chaos. Je suis là pour t'aider, Almira. Ce sont les scients qui m'ont mise sur ta route.
— Mais cela ne te suffit pas, remarqua Almira.
— En effet. Je n'ai pas encore ma finalité. »
Le silence de Malina était lourd. Son chemin ne lui suffisait pas. Il ne la menait nulle part. Elle se trouvait en équilibre au-dessus du vide.
C'était tout ce qu'il y avait à savoir sur elle.
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