13. Les armes - 2


« Faites attention aux épingles.

Le gouverneur Hamza, de dos, écartait les bras, entouré de deux tailleurs.

— C'est vous, Almira-sen ?

Il ne se retourna pas et les deux hommes continuèrent d'ajuster son uniforme.

— Je n'ai pas l'air de vous interrompre, dit-elle.

— Gouverneur ! héla un homme accourant depuis le couloir.

— Ça va, dit Hamza, calmez-vous, elle n'est pas là pour me tuer. Occupez-vous plutôt de l'état des transmissions.

De fil en aiguille, les ourlets sur ses manches furent ajustés.

— Vous voilà devenu chef de guerre, dit Almira.

— Il arrive un moment où l'on s'écarte totalement du chemin qu'on s'était tracé des années auparavant. Cela ne vous arrive jamais ?

— Il m'arrive parfois d'avoir des doutes, mais je ne perds pas mon chemin.

— Dans deux heures, nous entrons en guerre. N'essayez pas de me dissuader. C'est une décision qui a été prise de longue date, que les donomanes ont prise, et c'est maintenant la voie que nous allons suivre. D'ailleurs, si vous êtes là, je suppose que les Maklar vous ont jetée dehors comme je m'apprête à le faire.

— Gouverneur, nous ne sommes pas obligés d'en arriver là. Vous savez à quel jeu vous jouez. Vigilance attend de compter les points avant d'intervenir en faveur du camp qui lui plaira.

— Je sais. Cela fait partie de notre stratégie.

Les manches étant terminées, il secoua les épaules, puis mit des gants blancs. Les deux hommes finissaient les ourlets de son pantalon à bandes noires.

— Olathe est faible face à Donoma, en terme d'économie et de population. Nous avons moins de ressources et de territoire. Mais nous sommes forts de notre savoir et de nos armes. Même si Donoma nous écrase par le nombre, nous sommes plus utiles qu'eux à Vigilance. Une fois qu'ils auront vérifié d'en haut que nos armes sont les plus efficaces sur le terrain, ils nous soutiendront. Cela ne coûtera rien et ils gagneront à leur tour cette puissance. C'est ainsi que survivent les plus petits malgré la sélection naturelle : ils jouent de leurs avantages et font preuve de stratégie.

Alors, dites-moi, Almira-sen, quelle métaphore allez-vous inventer pour changer mon opinion ? Vous avez deux heures avant que les obus pleuvent sur les troupes donomanes qui ont coupé les routes et le train.

Almira ferma les yeux.

— Certains croient que la vie est un cercle et certains croient qu'elle est une droite. Les scients savent que la vie est une spirale.

— Si vous le dites. Quel rapport avec la guerre ?

— La guerre est un cycle. Ce n'est pas une spirale. Vous allez vous battre contre Donoma, les donomanes se battront contre vous, et personne n'y gagnera rien. Les enjeux de pouvoir se déplaceront mais n'avantageront personne. Aucune vie ne changera en mieux. Beaucoup seront balayées et les stigmates continueront de se propager des années durant. Nous vivons sur des ruines, gouverneur. Mondor est un monde de ruines. Comment pouvez-vous vous battre encore pour des ruines ?

— Vous regardez tout cela de trop haut, Dylnia. Ce ne sont pas des ruines. Ce sont des peuples ; et en l'occurrence, mon peuple. Si nous ne frappons pas un coup contre Donoma, tôt ou tard, ils nous avaleront, que ce soit par la force brute ou par l'économie, et dans les deux cas, nous étoufferons. Peut-être que le bonheur global du monde n'en sera pas changé ! Mais celui des almains qui vivent ici sera écrasé, et les gouvernements existent pour protéger leur peuple.

— Vous avez raison, dit Almira, quelquefois je regarde tout cela de trop haut. De votre point de vue, il n'y a pas d'ordre mondial.

Son pantalon étant terminé, les tailleurs s'évanouirent et il termina lui-même de mettre ses boutons.

— Qu'Olathe gagne, ajouta-t-elle, et Donoma sera durement réprimée. La ville sombrera dans le chaos politique et ses habitants mourront de faim et d'épidémies, dans la misère. Que Donoma gagne, et ce sera la même chose pour Olathe. Il n'y aura aucun moyen de rendre les choses justes après cela, elles ne feront qu'aller de pire en pire. Le monde s'accrochera avec horreur à la puissance de Vigilance, Haven donnera tous les droits à l'organisation par peur de devenir elle aussi victime d'un conflit. Finalement, même la cité gagnante tombera sous le joug d'une dictature plus grande.

— Ne vous en faites pas, dit le gouverneur. Je n'entends pas me laisser dicter ma conduite par Vigilance. Les armes et les connaissances dont nous disposons sont aussi une sécurité vis-à-vis d'eux.

— Une arme n'a jamais été une sécurité, gouverneur. Jamais. »


***


« Gouverneur Hamza !

— Gouverneur Hamza !

Il serra le garrot sur son bras. Le feutre de sa tenue avait été imprégné de son propre sang, et il avait avalé un cachet de méthamphétamines pour tenir encore debout.

Hamza avait la tête tournée vers l'extérieur. Derrière les barreaux de fer s'étendaient les rues d'Olathe. Un obus siffla et frappa une caserne en périphérie de la ville.

— Gouverneur ! s'exclama un des soldats. Gouverneur ! Nous allons vous faire sortir d'ici. Il nous reste encore une voiture. Ne restez pas derrière cette fenêtre. Ça tire partout dans la ville. »

Comme pour ponctuer sa remarque, des coups de feu retentirent quelques étages plus bas.

Hamza s'était retourné et avait pris son pistolet dans sa main gauche lorsqu'une balle faucha son dernier garde du corps. Une jeune femme, encore en uniforme olathe, entra dans la pièce en le tenant en joue.

« Officier Zaril.

— Gouverneur, mes ordres ne sont pas de vous tuer, alors jetez cette arme. Nous partons.

— Vous êtes naïve, officier. Vous faisiez effectivement un parfait agent double. »

Son pistolet lui échappa des mains et il se raccrocha à son bureau. Il avait perdu trop de sang et avait du mal à se tenir debout.

« Qui a orchestré tout cela ? Ce ne sont pas les Maklar, bien sûr. Ils n'auraient fait que nous attaquer frontalement. Ce sont de vrais stratèges.

Un deuxième obus frappa la ville, plus près, arrachant une partie de sa phrase.

— Vigilance, dit-il en suffoquant. Vous nous avez trahi pour Vigilance. Ils ont organisé la défaite d'Olathe.

— Les stratégies de Vigilance ne regardent qu'eux, dit Zaril. Pressez-vous, gouverneur. Nous avons effectivement une voiture, mais si vous restez là, vous mourrez.

— Vous êtes stupide. Votre seule existence est la preuve que Vigilance a comploté contre Olathe. Ils ne vous laisseront pas en vie. Et moi, qu'aurais-je à leur apporter. »

Zaril se retourna face à un inattendu bruit de pas. Almira, bâton à la main, l'avait suivie dans le couloir. Elle tira, mais manqua, même à trois mètres de distance. Un coup de bâton l'assomma à moitié et l'envoya contre le mur.

« Pourquoi est-ce que vous êtes là ? dit Hamza.

— J'étais obligée de rester. J'ai beaucoup appris ici, gouverneur. Sur Olathe, sur Vigilance, et sur le futur qui nous attend.

— Vous allez mourir ici avec moi, imbécile.

— Je ne vais pas mourir.

Son rire se transforma en hoquet saccadé.

— Almira-sen... vous aviez raison, évidemment. Les armes ne protègent personne. Et Vigilance a joué l'inverse de ce que j'attendais. Je pensais...

Almira lui offrit un appui. Le sang qui imbibait son uniforme dessinait une auréole rouge impressionnante sur sa tunique.

— Sur le long terme, Vigilance avait plus peur de vous que de Donoma. C'est pour ça qu'ils ont décidé de prendre leur côté. Ainsi, le reste de la Zone Surveillée va effectivement leur donner plus de liberté, et aucune force militaire ni aucune arme ne pourra concurrencer les leurs.

— Nos propres connaissances et nos propres armes...

— Les armes n'ont jamais protégé personne, gouverneur. Une arme n'est pas un chien, mais un démon. Elle ne cesse de changer de maître et ne manque pas de se retourner contre les précédents.

— Je vous ai tiré dessus ! brailla Zaril, hoquetant sur le plancher.

Almira ferma les yeux.

— Gouverneur, est-ce que vous entendez les scients ?

— Je n'ai jamais cru aux histoires pour enfants, ni aux pouvoirs surnaturels, ni même à la réincarnation de la dylnia. Vous êtes née lors de la Chute des Étoiles et vous êtes devenue une personne importante pour ce monde. Mais vous allez mourir ici comme moi, et peut-être qu'une autre prendra votre place.

— La vie se déroule exactement comme vous venez de le dire, gouverneur. Les hommes meurent et d'autres prennent leur place. Les chemins s'arrêtent, et un jour, un mois, un an, mille ans après, quelqu'un d'autre revient sur ces mêmes traces, et continue sur ce même chemin. Voyez-vous les lumières ?

Des scintillements bleus flottaient dans cet espace assombri, dans lequel la voix d'Almira prenait corps.

— Qu'est-ce que... »

L'Assemblée fut frappée en son cœur et s'effondra. Les étages s'aplatirent les uns après les autres, jusqu'au silence.

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