Chapitre 11 : Légendes et vérités*
« Il y avait du sang partout, et des cris, et des pleurs ! Le vomi et les fluides recouvraient les rues, je crois que les sauveteurs n'ont pas trop apprécié le spectacle... Notez que je les comprends, c'était horrible. Je n'ai vraiment pas envie de rentrer dans les détails... Ma femme était là-bas... Mais le pire, je crois, c'était de voir celui qui avait provoqué tout ça, tous ces morts, ce désespoir... C'était... C'était un petit garçon de dix ans, avec les cheveux tout blancs ! Une sorte d'ange de la mort... Il était à la fois adorable et terrifiant... J'ai retenu une exclamation quand je l'ai vu, et il s'est aussitôt retourné... Et s'il n'y avait pas eu cet adolescent bizarre qui s'était précipité sur la scène pour retirer l'enfant d'ici, je crois que la dernière chose que j'aurais vu, ce serait ces yeux tout noirs. »
Extrait du témoignage de Valis Rekhet, survivant du massacre de la Mer de Sang de 3646
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Un grognement de Sky mit fin au silence qui s'installait, pesant et oppressant. Lina se tourna vers sa générale, pour voir qu'elle avait troqué son sourire affable contre une expression crispée, les yeux fixés sur le plateau des Quatre Reines.
« —Le Nord est donc tombé aux mains de l'ennemi sans qu'on en ait eu le moindre indice... Evidemment, toute bonne armée sait assurer ses arrières. »
La réalisation ne plaisait pas du tout à Lina. Car eux aussi avaient assuré leurs arrières : le Sud étant vide de clichés depuis quelques semaines. Et l'idée que les clichés aient pu réfléchir de la même manière qu'eux... En disait long, pour rester succincte. Tant au niveau de ses doutes que de ses peurs.
Elle secoua la tête pour tenter de se débarrasser des pensées parasites. Ce n'était pas le plus grave, actuellement.
« —Et maintenant, c'est quoi le plan ? A la moindre connerie, on tombe ! »
Erin grogna, tandis que Corbeau poussait un profond soupir, délaissant à son tour sa portion du plateau.
« —Nous aurions dû nous douter que les clichés allaient s'organiser, ils restent des êtres intelligents après tout.
—L'heure n'est pas à la réflexion sur ce qu'on a fait de mal, lança Erin. Maintenant, faut trouver une parade. »
Sky hocha la tête.
« —Commençons par le commencement. Qui êtes-vous, vous ? »
La question était très clairement destinée à Phila, qui malgré le sourire aimable de retour sur les lèvres de la chef des armées, ne se départit pas de son air inexpressif.
« —Phila, demi-élémentaire de Malysh et en voyage ici depuis quelques mois. Simple voyageuse, je veux juste la paix. Ce qui est mal barré, vu l'état du pays. »
Avoir la paix dans un monde en guerre... L'idée était effectivement paradoxale. Lina avait vaguement entendu parler de Malysh : Il s'agissait, justement, d'un univers relié à Wattpadia possédant quelques notions de voyage spatiotemporel, de même que quelques liens sans grande importance avec sa contrée. Elle n'avait cependant aucune idée de si ce monde était un meilleur havre de paix que Wattpadia en ce moment ou non. Sans doute pas, si Phila était là. Allez savoir.
Sky inclina la tête, un sourire désolé sur le visage.
« —J'avoue que vous tombez bien mal, oui... Je ne peux vous donner d'ordre mais suis d'avis qu'il serait mieux que vous cessiez vos voyages le temps que ça se calme. Nous pouvons vous loger à Erdenn'aëll si besoin est. Et évidemment, vous fournir l'aide dont vous pourriez avoir besoin, en remerciement pour les informations. »
Phila se prit le menton entre les mains, l'air en proie à une profonde réflexion. Qui dura quelques secondes à peine, remarqua Lina alors qu'elle redressait la tête.
« —J'ai pas vraiment besoin d'aide. Mais si vous avez du temps et des moyens, j'étais avec une amie avant d'arriver ici. Le portail nous a séparées. Elle est résistante, donc je m'en fais pas, mais quitte à voyager, autant la retrouver. »
Sans ajouter quoi que ce soit, Sky acquiesça, avant de faire signe à Seiji de sortir avec Phila. Ce dernier prit son rôle très à cœur, vu qu'il tendit galamment le bras à celle qu'il devait guider... Seulement pour la voir se détourner de lui et sortir de la tente sans un salut. Lina en aurait presque éclaté de rire. Presque, vu la lourdeur de l'atmosphère et les enjeux bien plus graves qu'un métamorphe au cœur brisé.
Métamorphe qui se remit vite de son rejet, par ailleurs. Son air déçu se mua en une expression affable et il suivit Phila hors de la tente, discourant avec animation sur Erdenn'aëll et sur l'installation de Phila. Corbeau, qui les avait suivis des yeux avec un air encore plus inexpressif que celui de Phila, agita doucement la tête.
« —On a bien de la chance d'avoir Erdenn'aëll pour accueillir les voyageurs et les mendiants.
—Et lorsque cette guerre sera finie et les soldats des autres univers renvoyés chez eux, sourit Sky, on aura encore plus de place. Ça aura au moins servi à quelque chose. »
Lina haussa les sourcils. Il était vraiment temps de discourir du sort des mendiants wakéliens ? Non pas qu'elle niait leur existence, elle en avait vu assez, logé assez au Grand Temple du Créateur et Corbeau disait que le principal point d'ancrage de sa volonté d'aider passait par le spectacle quotidien des sans-abris de Wake'li qu'on ne pouvait loger ni aider, pas même avec la Création. Mais là, ils étaient en guerre, par toute la divine présence du Créateur. Et pas contre les mendiants.
C'est Erin qui ramena le sujet à ce qu'il aurait dû être, en toussotant légèrement pour attirer l'attention des trois autres.
« —Bon. Et maintenant ? »
Sky s'enfonça dans son siège, les bras croisés derrière ses cheveux plus touffus que jamais et les yeux fixés sur le plafond de la tente. Il lui fallut un léger temps de silence avant qu'elle ne réponde, d'une voix dénuée de son habituel enthousiasme :
« —Cette bataille va s'avérer décisive. C'est le moment idéal pour vous faire un peu de publicité. Je vais parler à la reine pour qu'on mette en place très rapidement vos intronisations en tant que généraux, et vous commanderez cette offensive avec moi, à la tête de l'armée au complet. »
Ce fut la douche froide pour Lina, qui avait l'impression de voir la machine s'emballer. Déjà ? Cela faisait à peine quelques mois qu'elle était dans l'armée, elle n'avait vraiment pu faire ses preuves qu'en débusquant Sretaz ! Elle ne savait pas commander une armée ! Surtout en pensant que le caractère décisif de cette offensive allait la stresser... Elle déglutit, soudain agitée d'un violent malaise. Générale Lina Frosilæn. Le titre lui semblait à la fois si proche, et à la fois si loin.
Voyant son trouble, Sky lui sourit, un sourire rempli de promesses et de réconfort.
« —Ne t'en fais pas, ma puce, c'est normal d'être un peu sous pression. Officieusement, je commanderai l'armée entière si vous préférez, ce n'est sûrement rien d'insurmontable à ce stade ! Vous, votre seul rôle sera de vous montrer en première ligne, comme un général devrait le faire. D'accord ? »
Cela rassurait un peu Lina de sentir qu'on tiendrait le gouvernail derrière elle. Mais le titre dégageait toujours cette impression onirique qui lui donnait des frissons. Et pas des frissons de joie. Qu'adviendrait-il d'elle lorsqu'elle serait nommée générale ? Ses devoirs de cardinale ? Ses tendances au voyage ? Ses proches ? Elle s'approchait d'un tournant de sa vie et avait l'impression de ne plus rien en contrôler.
En soit, se dit-elle, elle avait cessé de contrôler quoi que ce soit lorsqu'Intrigue avait pris cette décision de la mettre en avant. Mais aujourd'hui, la manipulation à laquelle elle avait donné son accord était d'autant plus apparente qu'elle en était rassurée.
Tout ce qu'elle avait à faire était de se montrer, se battre et aider à la victoire. C'était tout ce qu'il faudrait qu'elle se dise.
« —Et pour l'offensive ? Lança Corbeau. Il faudra bien la préparer. Je peux peut-être...
—On ne peut pas les laisser atteindre Wake'li, le coupa Sky en rangeant le jeu des Quatre reines. Mobilisez l'armée pendant que je vais parler au roi et dites-leur d'attendre mes ordres. Avant d'aller parler à Intrigue, je vais monter un schéma stratégique tout-terrain qu'on pourra appliquer par défaut. Ça vous va ? »
Corbeau n'eut pas le loisir d'exprimer sa propre opinion sur le sujet. De toute façon, il n'en avait visiblement pas l'envie, vu qu'il sortit de la caisse de Sky un plateau bien différent de celui des Quatre Reines, avec un coffre entier rempli de pions, le tout en silence. Lina reconnut un des sets de stratégie que sa générale avait gravé au fur et à mesure que les troupes se constituaient, un élément idéal pour préparer à l'avance une offensive. Mais visiblement, alors que ce set s'exploitait le mieux à deux, Sky ne semblait pas vouloir laisser Corbeau toucher à la moindre pièce, contraignant celui-ci à regarder sa générale mettre en place le terrain.
Erin tapa sur l'épaule de Lina, détournant son attention de la générale et du chevalier lésé.
« —Lina, on ferait mieux de filer mobiliser tout le monde en vitesse... Je sais pas toi, mais moi je ne comprendrai pas un traitre mouvement de leur stratégie et je préfèrerais qu'on agisse vite. »
Ça, elle l'admettrait volontiers. Lina n'avait pas la plus petite notion de stratégie et Sky ne semblait pas vouloir leur apprendre. Alors autant déclencher le branle-bas de combat. Et cela commençai par suivre Erin hors de la tente.
Refermant le pan de la tente derrière elle, elle tourna les yeux vers le ciel. Le soleil commençait à se lever, et sa montre indiquait sept heures. Il était encore très tôt, la plupart des officiers devaient dormir. Elle pouffa, un son légèrement amer. L'enchaînement de victoires ne les avait que trop ramollis, il fallait y remédier, vite.
Un grommellement s'échappa de ses lèvres, attirant l'attention d'Erin alors que les deux femmes cheminaient entre les tentes. Cette dernière eut un léger sourire, avant de baisser la tête pour se mettre davantage au niveau de Lina.
« —Eh, détends-toi, la domination ennemie, c'est clairement pas pour tout de suite.
—Ouaip, et on a pour tâche d'éviter ça, lui rappela sa camarade, un sourire ironique aux lèvres. Et ça commence par réveiller cette bande de pointures trop ramollies, à coup de pied au cul s'il le faut. »
Erin pouffa, alors que des ronflements leur parvenaient du coin du campement alloué aux officiers.
« —Le pire c'est que j'ai même pas l'impression que tu exagères. Les entendant ronfler, on a l'impression qu'ils dorment encore plus que nous, c'est quand même dingue ça. En temps de guerre, ils devraient tous être sur le qui-vive, et pourtant là ils roupillent... »
Tout en parlant, elle avait jeté son dévolu sur une des tentes des officiers, une de celles ne dégageant aucun ronflement. Pourtant les petits cris et les frottements de tissu donnaient d'étranges impressions de déjà-vu à Lina... Impression qui se confirma quand le rabat de l'entrée glissa des mains d'une Erin au visage tordu par la gêne, qui eut à peine la force de finir sa phrase.
« —... Ou ils baisent. »
Lina ne put s'empêcher d'éclater de rire. Comme quoi, la vie continuait, et ces officiers le prouvaient bien volontiers en s'adonnant à leur acte reproducteur favori même de bon matin. La situation éveillait en elle d'innombrables échos de déjà-vu, mais elle devait bien reconnaître que le plus drôle dans cette situation, c'était la surprise d'Erin, qui visiblement ne s'y attendait pas du tout. Ses oreilles rouges qu'elle tentait tant bien que mal de couvrir trahissaient sa gêne, et son visage semblait contenir, du mieux qu'elle pouvait, l'hilarité fort peu discrète qui avait déjà gagné Lina.
Arriva ce qui devait arriver, les bruits cessèrent et l'officier concerné se précipita hors de sa tente, balbutiant des excuses tellement confuses que Lina avait peine à saisir le fil conducteur de ses paroles. C'était une femme brune très maigre au visage anguleux, une des lieutenantes-colonel si Lina se souvenait bien du trombinoscope. En tout cas, ce n'était pas son uniforme qui l'indiquerait, vu que la malheureuse n'était vêtue que de sa chemise et d'un pantalon, enfilés à la hâte...
Les excuses se mêlèrent aux insultes de sa partenaire, qui visiblement appréciait beaucoup moins d'être dérangée. C'était tellement confus et incongru que Lina eut beaucoup, beaucoup de peine à s'empêcher de rire, et ce fut Erin qui dut expliquer la situation à l'officière. Cette dernière se figea, et les insultes cessèrent aussitôt de fuser.
« —Pardonnez-moi encore, j'ignorais que c'était si urgent... Katrina, debout, il faut prévenir les autres ! Merci beaucoup, générale Erin... »
Et elle rentra dans la tente sur ces dernières paroles, laissant Erin comme deux ronds de flan et Lina tout rire interrompu. Elles n'avaient même pas eu le temps de leur dire que la promotion n'était pas encore officielle... Visiblement, la rumeur disant que Sky allait les promouvoir avait atteint les oreilles des officiers moyens... Un peu déformée. Et Lina se doutait bien que maintenant, sa supérieure n'allait en aucun cas calmer les rumeurs. Le titre allant devenir bien plus qu'une usurpation involontaire de statut de chef des armées.
Elle n'avait pas envie d'en discuter, et visiblement Erin non plus, puisqu'elle l'entraîna vers les tentes des autres officiers, quelques accès d'hilarité retenus entre ses dents alors qu'elles allaient de tente en tente. Il y eut d'ailleurs beaucoup d'incidents drôles durant cette entreprise. Y compris Lina qui avait mis sa menace à exécution en balançant dehors d'un magistral mouvement de jambe un colonel qui refusait de se réveiller. Ce dernier, à peine ayant goûté la boue, pesta contre la violence de la messagère ; récriminations qui s'achevèrent vite alors qu'Erin lui expliquait de nouveau la situation.
Le colonel éloigné, Erin se tourna vers Lina.
« —On va finir par se mettre d'accord. Toi tu réveilles et moi j'explique. Mais évite les coups de pied au cul, tu veux ? Faudrait pas s'attirer l'antipathie d'une armée qu'on est censés diriger.
—Okay, okay, grommela Lina. La force en dernier recours, comme d'habitude. »
Erin hocha la tête, et elles allèrent achever de réveiller les officiers, sous cette nouvelle organisation.
Il leur fallut du temps avant de pouvoir prévenir tout le monde. Mais enfin, les troupes furent sur le pied de guerre, rassemblées par unité et légion, et les deux femmes purent se trouver un coin tranquille d'où faire exploser les rires qui s'accumulaient depuis l'incident de la lieutenante-colonelle. Et il y en avait beaucoup, des rires.
« —Décidément, pouffa Erin, on dirait pas mais ils sont bien réveillés, nos officiers. Juste un poil occupés à la mauvaise chose. C'est pas beau d'esquiver le boulot ! »
En effet, Lina ne pouvait pas dire que son armée allait représenter un modèle de chasteté après le nombre incalculable de scènes de sexe qu'elles avaient interrompues. C'était même l'inverse : Si elle avait eu la capacité de capturer l'instant, Lina aurait presque pu illustrer les livres enseignant la sexualité de sa religion en posant une image sur chaque pratique, position et surtout orientation sexuelle. Un nouveau rire s'échappa d'entre ses lèvres à cette pensée. C'était le comble pour une armée, tout de même, même une armée aussi nombreuse que la wattpadienne dans l'état actuel.
« —La mauvaise chose, je sais pas, mais le mauvais moment, ça oui. Qu'on ne vienne plus jamais me reparler de l'innocence des recrues ! Moi qui croyais avoir tout vu, me voilà servie !
—Tout vu ? Tiens donc, Lina Frosilæn a déjà pratiqué le voyeurisme accidentel ? »
Un nouveau rire s'échappa de la gorge de Lina à la remarque d'Erin. Si elle savait... Bien plus que le voyeurisme accidentel, c'était la chasse aux exhibitionnistes qu'elle avait menée dans son plus jeune temps ! Quand on était dans une confrérie comprenant nombre de sacrés numéros, on s'adaptait ou on se barrait, après tout...
La pensée de ses proches lui apporta un petit pincement au cœur. Mais c'est de bon cœur qu'elle répondit à sa camarade, un sourire aux lèvres :
« —Voyeurisme accidentel n'est pas le bon terme, moi je dirais plutôt « virer un baiseur de compétition de sa table à manger » ... Idéal pour s'habituer au sexe, un peu moins pour préserver les innocences des gosses. A force, quand tu es habitué et que tu le vois, tout ce que tu as à faire, c'est le choper par l'oreille poilue et le balancer dehors avant que les gamins ne voient son cul à l'air ! »
Erin se mit à rire encore plus.
« —Qui est cette personne et où vit-il pour que je me souvienne de ne jamais aller le voir ?
—C'est un gars de la confrérie où j'étais avant de vraiment rentrer dans les ordres. Te fais pas de bile, il est vraiment cool quand il ne ramène pas une compagne ou un compagnon qui verse dans les cuisines... Je pense que tu cours pas trop de risques si jamais je te le présente. »
Un souvenir se rappela à sa mémoire, et son sourire se tordit en quelque chose de plus... Machiavélique.
« Et puis au cas où, je vais te donner un truc qu'on a découvert avec mon meilleur ami. Tu prends un seau. Tu le remplis d'eau. Tu jettes le seau d'eau. Et hop, plus de baise sur ta table, juste un loup-garou trempé ! Bon par contre, on s'est bien fait engueuler par la sous-cheffe ce jour-là... »
Il était vrai que le souvenir prenait des aspects beaucoup moins marrants si on pensait à la dérouillée qu'elle avait manqué de se prendre, ou la sensation de doigts serrés sur son oreille, l'obligeant à nettoyer ce désastre. Sa sous-cheffe n'avait de toute évidence pas apprécié de voir son plancher ruiné, même avec le calme ramené dans les poils du loup-garou. Mais ils avaient bien ri ce jour-là, y compris la victime. Sa partenaire, un peu moins, mais à vrai dire elle avait toujours semblé antipathique à Lina. Ça n'avait pas entaché le souvenir, ni son caractère inoubliable et si cher à son cœur. Son sourire se fit plus triste. Ils lui manquaient tous, son meilleur ami, sa tyrannique de sous-chef, le chien exhibitionniste, tous les autres.
Erin, constatant le changement d'expression de Lina, pencha la tête vers elle.
« —Dis-moi Lina, ça fait longtemps que je me pose la question, mais pourquoi tu as quitté ta confrérie ? Il y a une raison particulière ? »
Lina grogna. Oui, effectivement, il y en avait une.
« —Plusieurs, en fait. Premièrement, c'était à peu près l'époque où j'ai commencé à m'investir à fond dans les ordres, donc je ne pouvais plus vraiment assumer mon job de voyageuse yürhamah au sein d'une confrérie. Mais ce qui m'a vraiment fait me décider, c'est une attaque de clichés il y a un peu plus de deux ans, qui étaient clairement là pour moi. Je les ai repoussés, mais il y a eu beaucoup de morts, de gens en danger... Et de cicatrices mentales. Alors j'ai préféré ne plus prendre de risques. »
Erin, salut sur son âme, ne lui tapota pas l'épaule, ne tenta pas de la consoler, ne lui sortit pas de « oh, ma pauvre » comme elle en avait eu des centaines au sein du Temple lorsqu'elle s'était expliquée sur les raisons de son choix. Elle se contenta de hausser les épaules, jugeant l'information pour ce qu'elle était, à savoir une anecdote. Ses lèvres ne s'étaient pas départies de leur sourire.
« —Je comprends mieux... Bon, et maintenant, je suggère qu'on retourne à la tente ! Sky doit avoir fini depuis le temps... »
Lina lui emboîta le pas sans ajouter un mot de plus, ravie que la conversation ne soit pas allée plus loin. Il y avait des limites, tout de même, en matière de discussion du passé.
Elles arrivèrent à la tente de Sky au moment même où celle-ci en sortait. Elle avait des papiers plein les mains, les cheveux rattachés derrière elle en une queue de cheval faisant bouffer ses boucles, et le front recouvert de sueur ; mais son sourire était revenu sur son visage. Elle avait visiblement pris le temps de mettre son armure d'apparat, pleine de fioritures et de dorures, ce qui indiquait que Corbeau n'était plus dans sa tente. Elle fit un grand geste de la main en voyant les deux femmes arriver.
« —Mes poussins, je pars pour le palais ! J'ai laissé à Corbeau le plan de la stratégie de base à employer, vous pourrez organiser le départ comme ça. Tout est okay chez les officiers ? »
Lina répondit d'un hochement de tête, et leur supérieure agita ses mains pleines de dossiers, ravie, avant de se précipiter vers la sortie du camp.
Erin jeta un rapide regard vers Lina.
« —Bon. On va récupérer Corbeau ?
—Il doit être dans sa tente... »
Prophétie confirmée. Leur camarade les attendait effectivement dans sa tente, assis sur sa chaise, le nez plongé dans une carte recouverte de symboles avec un air encore plus vide que d'habitude. Erin plissa le nez.
« —Chevalier Corbeau, ici Erin, vous me recevez ? Pourquoi cette tête d'enterrement ?
—Ce n'est rien, soupira le concerné en redressant la tête. J'essaie simplement de comprendre cette stratégie à laquelle je n'ai pu ajouter le moindre pion. »
Lina fit la grimace. Aïe... Visiblement Sky ne s'était pas contentée de faire la stratégie seule, elle avait empêché tout apport de la part de Corbeau. Elle haussa les épaules. Les essais viendraient plus tard, sans doute. Malgré le côté décisif de la bataille, Lina doutait que ce fusse la dernière qu'ils auraient l'occasion de voir.
« —File ça, mon grand. On va devoir avertir les soldats en vitesse, autant pas chercher trop loin. »
Corbeau leva les yeux au ciel, puis tendit la carte et la liste des affectations à Lina, qui la parcourut rapidement du regard avant de hocher la tête.
« —Bon. Moi, je vais avertir les fantassins dictoriels et l'unité d'élite Professorale, Erin tu t'occupes des chevalier Larrouxe et de l'unité Modération, et Corbeau, tu prends le gros de l'armée. Est-ce qu'on a une idée du lieu où ça va se dérouler ?
—Aucune, lança Corbeau. On s'éloigne un maximum et on prie pour ne pas se faire surprendre. Mais je pense que Sky nous fera nous arrêter dans la forêt du centre, l'Isy'dron, qui donne sur une grande plaine. Elle est un peu plus au sud que le front actuel, mais c'est l'endroit idéal pour attendre l'armée ennemie. »
Lina échangea un regard avec ses deux camarades de galère.
Eh bien, quand il fallait y aller, il fallait y aller.
Il leur fallut beaucoup de temps et encore plus d'efforts pour transmettre les nouvelles instructions. Les officiers, déjà pour la plupart pas forcément ravis d'être tirés du lit, râlèrent en apprenant qu'ils allaient être mobilisés. Mais leur rappeler l'avancée inouïe des clichés de même que les risques qu'ils encouraient en cas de mutinerie suffit à les motiver. Lina dut cependant tirer une ou deux oreilles passant à sa portée alors que leur propriétaire cherchait à protester trop violemment à son goût.
Mais la guerre finit par en réveiller la plupart. Les carrioles se chargèrent, les bagages se bouclèrent, et le branle-bas de combat général fit bientôt place à une organisation déjà plus digne de l'armée de Wattpadia. Lina fut bientôt contrainte de confier la tâche aux lieutenants-généraux de faire lever le camp à la place de Sky, qui n'était d'ailleurs toujours pas rentrée. A côté d'elle, Erin grimaçait, expliquant la situation au commandant de l'unité d'élite professorale avec le maximum de professionnalisme, mais Lina se doutait bien qu'elle était aussi sous pression qu'elle. Elle soupira en voyant s'éloigner les officiers. Plus qu'à espérer avoir bien fait.
Elle faisait ses maigres bagages, tout juste constitués de quelques tenues de rechange et d'une toile au cas où elle ne parviendrait pas à créer de tente sur place, lorsque Sky déboula dans sa tente, l'air plus enthousiaste que jamais. Avant même que la métamorphe n'ait pu laisser tomber son sac sur le sol, la tornade brune personnifiée l'attrapa par la main et la traîna vers l'extérieur avec une telle force qu'elle manqua de trébucher. Le choc et la perte d'équilibre lui arrachèrent un cri de colère.
« —Sacré nom du... Ma générale, qu'est-ce que ça signifie bon sang de vouivre ?!?
—Je t'ai déjà dit de laisser tomber mon titre ! »
La véhémence de ses paroles était démentie par son large sourire. Sourire qui bizarrement, n'annonçait rien de bon.
« Dans quelques heures tu n'en auras plus besoin ! Sa Majesté va vous adouber ce soir et il faut que tu te prépares pour ce grand moment ! »
Choc. Incrédulité. Peur. Recrudescence de pression. On pouvait facilement définir les émotions qui traversaient la tête de Lina en cet instant même, mais pas leur nombre, leur intensité où même l'horrible mélange que ça faisait dans son cerveau. Elle parvenait à peine à réaliser ce que les paroles de Sky signifiaient. C'était tout juste si elle discernait, dans un coin de son champ de vision, Corbeau et Erin, cette dernière affichant sensiblement la même tête qu'elle... Corbeau, comme d'habitude, c'était dur à dire. Mais visiblement, Sky l'avait traîné dehors avec autant de brusquerie que Lina puisque son col était de travers et ses cheveux noirs ébouriffés.
Sky semblait bien plus excitée qu'eux à cette nouvelle, vu le nombre de personnes que ses mouvements brusques envoyaient à terre ou au loin. Lina eut à peine le temps de se dégager de la poigne de sa supérieure que cette dernière manqua de l'assommer avec le revers de son bras, paré de l'armure d'apparat. Et à côté, elle parlait très, très fort. Stratégie ou pure joie maternelle, Lina n'aurait su dire et elle ne se sentait pas d'y réfléchir.
Corbeau, sans doute le plus calme de toute cette débandade, se pencha vers Lina et chuchota à son oreille :
« —Selon elle, nous sommes de permission jusqu'au coucher du soleil. Ensuite, retour au palais pour la promotion officielle. »
Lina hocha la tête, accusant réception de l'information. Elle allait devoir se faire à l'idée en moins de six heures, de toute évidence. Le soleil était déjà haut, et en hiver, les journées wattpadiennes étaient très, très courtes.
Sky les laissa aller après les avoir recouverts de compliments, se dirigeant vers sa tente en souriant toujours. Ses pupilles échangèrent un regard avant que Lina ne soupire :
« —Bon. On a quelques heures pour s'habituer à l'idée et se préparer. Je suggère qu'on les occupe à autre chose que l'armée, vu qu'on est officiellement en permission pour la journée. Repas, ça vous dit ?
—Flâner n'est pas approprié à un soldat, soupira Corbeau, mais je pense qu'on a pas trop le choix des distractions et j'aimerais aussi penser à autre chose.
—On pourrait s'entraîner, sourit Erin, mais imaginez se pointer devant Leurs Majestés en puant le vieux sanglier moisi ? L'adoubement va déjà être assez marquant comme ça. »
Effectivement, se rappela Lina, pour Erin c'était pire. Passer de cardinale ou chef de confrérie à chef des armées était une chose. Faire la transition depuis un simple rôle de mercenaire en était une autre, et Erin n'avait eu que quelques mois pour se faire à l'idée. Autant en profiter pour la détendre un peu avant le grand moment, et ce n'était pas en lui donnant des sujets d'inquiétude qu'ils allaient faire le travail.
Elle haussa les épaules.
« —Tour en ville on prend. Allez, je vous emmène, j'ai une montre chargée à bloc. Direction, la place Roman pour Adolescents !
—Il y a encore de quoi manger en ville ?
—Les avantages de la Création et de l'éloignement des clichés. Allez zou ! »
Elle fit tourner les aiguilles de sa montre, et bientôt le vortex blanc s'ouvrit droit sur la place en question. Erin fut la première à passer, suivie de Corbeau. C'est Lina qui ferma la marche, et avec elle le portail, ne laissant plus comme seule trace de sa présence que quelques traces de magie diffuse et un léger courant d'air.
Pour une ville en guerre, Wake'li était pour le moins animée. Les rues où Lina avait fait atterrir le petit groupe était bondées et pleines de vie, des sourires se voyaient sur tous les visages et les enfants demandaient avec empressement de la barbe à papa ou une virée dans un fast-food quelconque. La cité principale du royaume de Wattpadia, ignorant le danger qui pesait sur elle, était joyeuse comme au premier jour, avant qu'Orthographe ne soit assassiné, et que la guerre ne se précipite. Tout semblait bien dans cette portion d'univers. Et Lina était bien placée pour savoir que tout ne l'était pas.
« —Qu'est-ce qui vous tente ? Demanda Corbeau en fixant les innombrables restaurants de la place Roman pour Adolescents.
—Un bon plat de viande grillée, moi ça me dit bien !
—Ne me fais pas saliver, lança Lina à la proposition d'Erin. J'ai déjà faim, je vous signale.
—Mais tu as TOUJOURS faim, Lina, surtout pour la viande rouge... »
Effectivement, c'était un bon argument, se dit Lina alors que Corbeau repérait un petit restaurant dans un coin. La viande rouge était un de ses péchés mignons, elle ne s'en lasserait jamais. Surtout dans un lieu où les gens pouvaient faire apparaître des côtelettes sur demande.
Ils poussèrent la porte de leur trouvaille pour être pris aux narines par une délicieuse odeur de chair grillée au charbon, stimulant la production de salive et les grognements de l'estomac de Lina. Elle entendit à peine les deux autres se moquer de son expression béate tant la faim recommençait à la tirailler ; et la vue des assiettes pleines sur les tables des autres clients n'aidait pas vraiment à se concentrer sur autre chose.
Apercevant les nouveaux clients, un serveur s'empressa de poser sa commande sur la table l'ayant attendue, et se dirigea vers le petit groupe, un sourire affable aux lèvres. Sourire qui ne dura que quelques dizaines de secondes avant qu'il ne remarque Corbeau, qui fixait avec attention les tentures du restaurant.
« – Chevalier Corbeau, quel honneur de vous recevoir dans notre modeste établissement... Je ne m'attendais pas à voir un chef de confrérie de votre importance dans nos murs ! Venez, venez, vous et vos amies... »
Tant de ronds de jambe attirèrent l'attention de Lina, qui en vint à se demander si la nouvelle de leur adoubement n'était pas arrivée jusqu'ici. Mais l'hypothèse était stupide, vu qu'ils fonctionnaient en trio ; or, le serveur n'avait reconnu aucunes d'elles deux. Ou plutôt s'était fixé sur Corbeau. Ce dernier, d'abord affichant un air qu'on pourrait qualifier de surpris chez lui, haussa les épaules avant de le suivre. Au passage, il expliqua à Lina et Erin :
« —Je crois que c'est à cause de la dernière crise de l'Ange. Moi et les membres de ma confrérie sur place avons couvert cette zone pour empêcher trop de dégâts. Visiblement, cet homme digère mieux les souvenirs que la propagande royale. »
Ah. Oui. L'Ange de la Mort. Aussi appelé le tueur immaculé, ou l'enfant monstre, pas mal de surnoms plutôt péjoratifs démontrant clairement le genre de personne à qui on avait affaire. Lina grimaça. Sa dernière crise datait d'il y a un peu plus de trois ans, et elle avait été en première ligne. Elle avait elle aussi aidé à contenir le fléau, qui heureusement avait fait très peu de victimes ce jour-là. Effectivement, elle pouvait comprendre que ce soit un peu plus marquant dans le cœur de cet homme que leur présentation en tant qu'icônes de la guerre, même si ça avait de quoi apporter le doute en les capacités de Sa Majesté. Elle grinça des dents. Non, Lina, il n'était pas temps d'expliquer tout ce qu'il y avait derrière ce titre de l'Ange. Elle avait assez entendu de négations sèches de sa version de l'histoire. Autant se contenter de simplement apprécier la perte de célébrité que les actes passés de Corbeau impliquaient pour elle.
Néanmoins, elle put sentir le poids des regards alors que le serveur les menait à une table à l'écart, bien plus luxueuse et confortable que celles des autres clients. Ce luxe inattendu était cependant bienvenu, vu qu'Erin, insoucieuse des regards, s'assit avec bonheur sur les banquettes qui entouraient leur table. Lina, elle, eut plus de mal à se détendre. Le rappel de la crise de l'Ange, en plus des regards qu'elle devinait être tous portés sur eux, n'étaient pas des facteurs d'aide au calme.
La conversation, d'ailleurs, ne s'engageait pas du tout sur le terrain que Lina voulait.
« —Pour qu'on te fasse à toi un aussi bon accueil malgré le travail qu'on a fait ensemble, je suppose que cet Ange a bien plus marqué les esprits que la guerre clichée ?
—Ce n'est pas difficile, fit Corbeau. La guerre clichée, à part Orthographe et les nouvelles du front, ces gens n'y sont pas confrontés directement. L'Ange de la Mort, lui, est un problème qui pèse sur Wake'li même. »
Lina grimaça encore plus. Il avait raison, bien sûr. Mais elle n'aimait vraiment pas le tour que prenait cette discussion.
« —Je suis curieuse de savoir ce que c'est... Tu me racontes ? »
Sacré nom du Créateur, en fin de compte elle n'allait pas y couper ! Tant pis pour ses belles résolutions de calme, hors de question qu'elle laisse planer une version tronquée de l'histoire. Elle se donna deux secondes pour rassembler un maximum de calme, mais ce furent les deux secondes de trop : Corbeau avait commencé à parler.
« —Comme tu v-
—Hop hop hop hop hop hop une minute ! S'il y a quelqu'un qui doit raconter ici c'est moi. Alors Corbeau, tu veux bien faire, c'est pas mon problème, tu la fermes ! »
Bon, eh bien, tant pis pour le calme.
Abasourdis par tant de violence, les deux autres se tournèrent vers une Lina qui avait serré les poings, les yeux plissés fixés sur Corbeau. Ce dernier affichait presque un air offusqué, preuve qu'il n'avait pas apprécié du tout d'avoir été interrompu. Mais Lina appréciait encore moins les gens qui essayaient de raconter à sa place. Sa confrérie avait été en première ligne. Elle avait été en première ligne. Et elle allait vite faire comprendre à Corbeau qu'elle en savait bien plus que lui.
Elle continua sans même lui laisser le temps de rétorquer. Peu importe comment il encaissait cette interruption brutale ; de toute façon, au point où elle en était, elle se fichait pas mal de comment il allait prendre son déchainement de violence. Elle-même était suffisamment énervée comme ça.
« —L'histoire de l'Ange de la Mort ne commence pas quand tu le penses, ne se déroule pas comme on te l'a appris et ne se termine pas du tout de la façon que tu allais dire. Et je le sais bien mieux que toi. Alors s'il y a quelqu'un qui raconte, c'est moi. Tu pourras toujours râler quand j'aurai fini d'expliquer, got it ? »
Erin haussa les sourcils à ces derniers mots, prononcés dans une langue qu'elle ne connaissait sans doute pas. Mais Lina n'avait pas envie de se préoccuper de sa totale compréhension. Corbeau avait compris, c'était tout ce qui comptait. Ce dernier se contenta d'ailleurs de croiser les bras, et de fixer Lina avec froideur.
« —Très bien, Lina, explique donc à Erin qui est l'Ange de la Mort. Et si l'histoire est exactement la même que celle que je m'apprêtais à dire, j'estimerai être autorisé moralement à te couper la parole aussi brutalement.
—Oh crois-moi, mon petit gars, tu vas tomber des nues. »
Elle soupira, cherchant à se calmer, avant de prendre, à son tour, une profonde inspiration.
« L'histoire pourrait commencer il y a treize ans de ça, au début de sa transformation en mage noir. Ou même le jour de sa naissance si tu veux vraiment comprendre qui est l'Ange de la Mort. Mais pour le bien de la compréhension, je vais commencer l'histoire lorsque le gamin a eu huit ans. Oui Corbeau. Huit ans. Pas dix. »
Rien que cette dernière phrase faisait écho aux yeux légèrement écarquillés de son interlocuteur, qui, Lina l'espérait, commençait à regretter de l'avoir prise pour une impolie notoire. Mais elle s'en fichait de Corbeau. Elle avait une histoire à raconter. Et elle allait le faire.
« Etant gamin, le petit gars que t'appelles l'Ange de la Mort était affligé, en plus de parents horribles ayant accéléré sa transformation en mage noir, d'un trouble communément appelé la création d'une âme siamoise. Tu connais les lois des âmes, tu connais sûrement le principe, mais pour Erin je vais dire qu'il s'agit d'une deuxième conscience, qui partage quelques émotions avec son corps hôte. Et pas de bol, cette siamoise-là était bien plus meurtrière que l'âme originelle. Ce qui explique que quand il s'est réveillé il y a dix ans, il a fallu les efforts conjugués de toute ma confrérie pour le garder enfermé. »
Voyant Corbeau écarquiller les yeux, Lina sut qu'elle avait bien exploité un point de l'histoire qu'il ne connaissait pas. Ce qui en soit n'était pas difficile ; Cette histoire d'âme siamoise n'était que trop peu répandue au sein du peuple, qui préférait accuser le corps originel de l'Ange. Tellement c'était plus simple. Un grognement s'échappa d'entre ses lèvres. Elle détestait au plus haut point cette version de l'histoire. Et pas seulement parce qu'elle effaçait un de ses plus grands exploits.
« Je peux pas nier qu'il a fait des milliers de morts. Seulement, ça a été deux ans après son réveil, lorsqu'il a échappé à la surveillance des miens. C'est la date que tu allais prendre comme début, celle du Massacre de la Mer de Sang qui a fait tant de victimes. Je me trompe ?
—Non, en effet, soupira Corbeau. Continue de raconter, donc. Comment tu as appris tout ça ?
—J'y viens. Parce que c'est à ce moment-là que j'apparais dans l'histoire. »
Elle fit une pause pour regarder ses interlocuteurs. Erin la contemplait avec curiosité, Corbeau avait mis de côté son animosité pour la fixer avec calme, la laissant raconter l'histoire. Et elle était presque sûre qu'autour d'elle, toutes les tables s'étaient tues. Prononcer le nom de l'Ange avait ce genre d'effet, se dit-elle avec aigreur, mais là, tous ces gens attendaient que la cardinale Lina Frosilæn leur raconte la suite de l'histoire.
Alors elle raconta. Elle raconta comment elle avait rencontré le jeune garçon aux cheveux plus blancs que neige, cheveux qui lui avaient valu son surnom, au corps tiraillé entre deux âmes depuis sa naissance pour des raisons qu'elle n'avait pas pu expliquer alors. Elle raconta la solution qui était envisagée pour le tirer d'affaire lorsqu'elle l'avait vu, au cœur du bâtiment qui deviendrait plus tard son foyer. Solution que personne ne souhaitait appliquer, trop effrayés qu'ils étaient par la personnalité en question. Elle raconta la terreur sur le visage du garçon, tout juste âgé de treize ans, alors qu'elle, qui s'approchait des seize, avait annoncé qu'elle se dévouerait. Une terreur qui n'était pas pour son sort, mais celui de sa sauveuse.
L'histoire fut longue, très longue. Entrecoupée de commandes dites sur le bout des lèvres, de quelques questions d'Erin, de l'arrivée de leurs plats, boissons, sauces. Lina ne tarissait pas de détails, emportée et par l'histoire, et par le désir de protéger l'homme qui deviendrait plus tard son ami le plus cher. Elle expliqua avec force mouvements de bras le fonctionnement du pentacle d'extractions des âmes siamoises, la provocation pour forcer l'autre à sortir, le combat qu'elle avait livré. Elle raconta comment elle avait vu les yeux de son futur adversaire passer du bleu ciel au noir d'encre. Oubliant toutes réserves sur son passé, elle décrivit comment l'âme siamoise s'était servir de ses pires cauchemars pour tenter de l'atteindre, comment elle avait lutté contre eux avant d'enfin, immobiliser le monstre. Et de l'enfermer.
Corbeau était muet, Erin captivée. Lina, s'autorisant une nouvelle bouchée de son accompagnement, un carpaccio de bœuf, conclut sur ces mots :
« —Depuis l'incident, à cause de la magie noire et des restes laissés par cette saloperie, le pauvre gamin a de sacrées sautes d'humeur. Heureusement et contrairement à celles de sa siamoise, elles sont contrôlables et il fait rarement des victimes, tout juste fait-il flipper les wakéliens. Mais comme il est sous immunité conditionnelle grâce au statut de ma confrérie, les gens le laissent plus ou moins tranquille. »
Sur ces derniers mots, Corbeau plissa les yeux.
« —L'immunité conditionnelle est attribuée uniquement si le criminel est contrôlable et est utile à la communauté. Tu viens de nous prouver qu'il avait des circonstances atténuantes pour le premier point, mais pour le deuxième ?
—C'est un soigneur. Son Domaine est très puissant et il a l'esprit d'un médecin. D'ailleurs, il a commencé les études des mages de soin peu avant mon départ. Ceci explique cela, nan ? »
Son interlocuteur hocha la tête.
« —Très juste. C'est une histoire un peu abracadabrante mais tu disposes de bien plus de détails que moi.
—Ah parce qu'il te faut une preuve en plus ? »
Lina poussa un profond soupir. Bon, elle s'y attendait un peu, mais quand même. De toute façon, elle avait une preuve irréfutable.
Elle passa la main autour de son cou avant de se saisir d'une des chaînes qui s'y trouvaient, chaîne qui ne retenait non pas son pendentif créationniste mais une fiole à anse, de la taille d'un doigt. Le métal gris terne et l'épaisseur du matériau empêchaient d'y discerner quoi que ce soit, mais Corbeau plissa encore davantage les yeux en se concentrant dessus.
« —Là-dedans, fit Lina, comme tu peux le voir vu que je suppose que tu disposes de vision des auras, se trouve l'âme du vrai Ange de la Mort, le seul à mériter ce titre. Je la garde sur moi en guise de précaution.
—Ce n'est pas dangereux ? Si quelqu'un venait à ouvrir la fiole... »
La réplique d'Erin lui fit hausser les épaules.
« —Pas plus que si elle était restée dans les coffres. J'ai lu quelques bouquins sur les âmes avant de prendre cette décision, histoire d'être sûre que c'était sans complications possibles. Il faudrait un maître des sceaux pour vraiment rendre ce type dangereux. Sinon, si un petit con brisait la fiole sans rituel préalable, l'âme deviendrait errante ou atteindrait l'Autre Lieu, un peu inquiétant mais pas spécialement le début de l'Apocalypse. Donc je prends mes précautions moi-même. »
Son interlocutrice siffla, un léger sourire sur son visage.
« —ça, c'est ce que j'appelle une sacrée histoire.
—Tu peux le dire, soupira Lina, une vraie histoire de fous. Et bien différente de la version de l'enfant meurtrier dont je suis sûre que Corbeau allait parler. »
Le concerné haussa les épaules, tandis que Lina, libérée d'un poids, se cala dans son fauteuil et goba un deuxième morceau de carpaccio. Le brouhaha avait repris derrière elle, signe que les gens avaient eu ce qu'ils voulaient ; maintenant, elle pouvait manger en paix.
Le repas fini, Corbeau écarta son assiette de son chemin, avant de s'appuyer sur ses coudes et de lorgner Lina qui finissait sa deuxième assiette de viande. Cette dernière haussa les sourcils.
« —Tu veux quelque chose ?
—Oui. Tu m'as appris à ne pas juger cette personne sur les racontars. Alors avant que je ne fasse le même genre de généralités que tu fais avec le peuple des clichés, j'aimerais que tu me donnes quelques détails sur l'Ange de la Mort, histoire que je ne fasse pas de bêtises. »
Lina grogna à l'attaque à peine déguisée, mais ne releva pas. Elle aurait tout le temps d'y réfléchir plus tard. En attendant, il lui fallait répondre à la question de Corbeau.
« —Hmm hmm. S'appelle Baku Claro. Dix-huit ans depuis juin, cheveux blancs yeux bleus, famille de merde, facile à reconnaître avec son petit air de chien battu. Ah oui, et ne lui demande surtout pas mes petits secrets. Il en connaît un certain nombre et j'aimerais pas avoir à raconter les siens.
—Vous êtes si proches que ça ? Demanda Erin.
—Ouaip. Tu te rappelles l'anecdote du seau d'eau que je t'ai racontée tout à l'heure ? Bah c'est lui, mon complice de toujours. 'Fin, depuis cinq ans environ. »
Ce qui était en soit pas mal quand on en avait vingt-et-un. Erin, se souvenant de l'histoire, eut un petit rire, alors que Corbeau lui, avait pris son menton entre ses mains, l'air songeur. Mais visiblement, sur un tout autre détail.
« —C'est un Claro ? Voilà une famille qui est rentrée dans l'histoire.
—Ah bah tiens, encore un truc que j'apprends ! grommela une Erin un peu aigre. Ils ont quoi de spécial vu que c'est le jour du « expliquons à Erin ce qu'elle a loupé » ? »
Lina soupira.
« – Les Claro n'ont pas franchement la réputation d'être une famille modèle, de ce que je sais. C'est l'une des plus importantes familles nobles du continent, mais ce sont les derniers, les plus connus. Le père est le meilleur médecin du continent mais pas franchement le meilleur des papas si j'en crois Baku, sa première femme est morte et la deuxième, toujours d'après Baku, est une véritable plaie...
– Leur fils aîné est le maître de la magie de ce cycle, renchérit Corbeau. Une entité surpuissante et surtout le genre de gars qui résout ses problèmes par le sang. On lui estime trois génocides par destruction d'habitat et des dizaines de milliers de meurtres, le plus instable de ses congénères d'après l'histoire. D'après les légendes il y en a un tous les cinq siècles environ, et chacun est source de changements dans le monde, mais je crois que notre temps a hérité du pire... »
Maître de la magie. Lina venait de se rappeler ses craintes. Comme si elle avait vraiment besoin qu'on les remette sur le tapis. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale, et son dernier morceau de viande manqua de se coincer dans sa gorge. Corbeau, son attention attirée par la légère toux qu'elle dut employer pour éviter l'étouffement, se mordit la lèvre devant son expression horrifiée. Un grognement s'échappa du fond de sa gorge.
« —... Du coup j'en conclus que lui aussi, tu le connais bien mieux que moi. »
Lina secoua la tête. Pas maintenant, mauvais souvenirs et odeurs de sang. Pas maintenant, ricanements convulsifs et terreur sourde. Pas maintenant, crainte diffuse que ses proches ne se fassent attaquer. Encore, et encore, et encore.
Elle poussa un très profond soupir, dans une vaine tentative de se calmer.
« —Soyez cool. N'abordez pas trop le sujet avec moi. Cet homme... Vous voulez vraiment pas le croiser. Surtout pas maintenant. »
Corbeau hocha la tête. Sans doute, lui aussi avait compris la vraie nature de ses craintes. Le pourquoi de ses tremblements.
L'implication terrifiantede ces traces de magie d'il y a si longtemps.
__________
Je crois que je suis destinée à ne jamais suivre un planning.
Enfin pour ma défense, j'ai passé ma journée avec des gens ! Oui, je sais, c'est fou.
Du coup pour la petite annonce que j'avais aujourd'hui, c'est que je vais pas trop pouvoir écrire pour le reste des vacances, en tout cas pas Lysara puisque j'ai ce qu'on appelle le syndrôme de la page blanche généralisé, et un emploi du temps qui commence à se remplir.
J'ai trois chapitres d'avance, donc vous aurez sans doute du contenu pour tout le reste des vacances, mais je préfère prévenir qu'on risque de s'approcher fort fort fort de la fin de la publication régulière...
Voilà voilà ! Je vous laisse avec ce chapitre de backstory. :,)
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