Chapitre 33
À ces mots, un silence de plomb s'installe dans la salle. Isaac regarde Elizabeth sans comprendre, bouche-bée. Depuis qu'ils sont arrivés dans la salle, il n'a pas réussi à calmer les battements de son cœur et le monde tourne au ralenti. Il rassemble toute sa concentration pour comprendre les mots d'Elizabeth quand elle reprend d'une voix qui lui paraît traînante et grave :
« Je n'ai pas fait tout ce chemin par bonté de cœur, contrairement à ce que vous pensez. Laissez-moi vous décevoir, vous n'avez pas tout compris. »
Il ne reconnait plus la voix d'Elizabeth ; celle-ci est devenue tranchante, froide. Ses traits sont devenus durs. Isaac tente en vain de croiser son regard – elle semble délibérément éviter les yeux de ses camarades.
« On m'a confiée une mission, poursuit-elle. Trouver le détraqueur, et le neutraliser. »
Une lueur d'intérêt s'allume dans les yeux de Miss Hawk.
« Qui vous a confié une mission ? demande-t-elle.
– Les Estres. »
Isaac retient de justesse ses jambes de se dérober sous son corps. Ses oreilles sifflent, un marteau résonne dans sa tête – il a mal entendu, il a forcément mal entendu. Elizabeth ne peut pas travailler pour les Estres.
Mais le regard furieux d'Enzo et les poings serrés d'Arthur le convainquent du contraire.
« Les Estres n'existent plus ! rugit Enzo.
– Une poignée d'Estres se sont regroupés. Ils se sont cachés et préparent leur vengeance sur les Particuliers. Ils ont quelques détraqueurs sous leur contrôle...
– ...et aimeraient en avoir un de plus, complète Miss Hawk, un sourire énigmatique sur le regard.
– Exactement. Si vous vous alliez à moi et leur donnez ce dont ils ont besoin, ils vous offriront ce que vous voulez. Ils vous offriront le pouvoir. »
Le sourire de l'Ombrune s'agrandit de nouveau. Puis ses yeux se plissent de méfiance.
« En échange de quoi, Miss Delaney ?
– En échange de la vie sauve de mes amis et de Miss Peregrine. Leurs âmes incluses. »
Miss Hawk éclate d'un rire gras. Isaac croise le regard indéchiffrable d'Elizabeth, avant de détourner précipitamment les yeux. Un seul coup d'œil à Enzo et Arthur lui permet de voir que les deux garçons sont aussi désemparés que lui. Il jette un œil vers Miss Peregrine, qui semble avoir perdu conscience de nouveau.
Le rire de l'Ombrune s'étale sur d'interminables minutes, qui passent comme des heures pour Isaac. À un moment, il lui semble presque que le temps s'arrête – seul le bruit constant des hoquets de Miss Hawk le persuade du contraire.
Enfin, le silence retombe. Toute trace d'amusement a disparu du visage de l'Ombrune. Son regard est devenu noir quand elle reprend :
« Les Estres n'ont aucun pouvoir ! Et tu crois que je me priverai du plaisir de vous voir périr pour ce ramassis de vieux croûtons déchus ? »
Isaac sent ses jambes fléchir sous son poids. Que faire ? Agir, ce serait signer la mort de Thomas. Impuissant, il ne peut qu'attendre les prochains propos de Miss Hawk.
« Le plaisir a assez duré, reprend-elle. Cali, aspire leurs âmes. »
Avec horreur, Isaac voit la petite fille disparaître soudainement. Un silence complet enveloppe la salle. Pendant quelques secondes, qui durent plusieurs minutes pour Isaac, rien ne se passe – les deux Ombrunes et les élèves restent complètement immobiles.
Isaac met un moment avant de remarquer la sensation. Celle-ci se propage très lentement en lui, millimètre par millimètre. Il a l'impression qu'une force étrange tire ses entrailles de l'intérieur, les entraînant le long de ses boyaux jusqu'à sa gorge.
Petit à petit, avec une lenteur extraordinaire, il se vide de l'intérieur.
Puis il le voit. Juste en face de lui, à quelques millimètres de son visage. Le détraqueur. Celui-ci a soulevé sa capuche et ouvert sa bouche, aspirant inexorablement Isaac. Le visage du garçon s'emplit d'effroi – et il comprend. Il comprend très précisément l'expression qui avait habité le visage de ses parents tandis que le détraqueur aspirait leurs âmes.
Il a admis depuis un moment l'idée qu'il vivra à jamais dépourvu d'âme, quand il sent soudain une force contraire, une force venue de derrière lui, tirer ses entrailles vers l'intérieur.
*
« Non ! » s'écrie Arthur.
Le garçon vient de remarquer l'expression de pur effroi qui s'est emparée du visage du garçon de Nightingale. N'y tenant plus, il s'élance vers Isaac, sourd aux protestations de ses camarades. Il le prend par les épaules, le secoue, le tire, se met entre lui et l'endroit où il devine que le détraqueur se trouve. Mais la terreur d'Isaac semble devenir de plus en plus forte ; il regarde à travers lui comme s'il ne le voyait pas, et ne réagit pas à ses secouements.
« M. Portland, arrêtez ! »
Arthur s'immobile en entendant la voix pleine d'autorité. Dans son désarroi, il n'a pas remarqué l'entrée de Miss Grimmalkin dans la salle.
La professeure de défense contre les forces du mal le fusille du regard. Elle fait un pas vers lui.
« N'approchez pas ! rugit-il, se plaçant devant Isaac d'un geste protecteur. Je ne sais pas dans quel camp vous êtes !
– M. Portland. Je suis là pour vous aider. Je peux contrecarrer le baiser du détraqueur. Je peux sauver Isaac. »
Peu à peu, Arthur se calme. Il discerne dans les yeux de Miss Grimmalkin une lueur d'ingénuité qu'il n'avait jamais remarquée auparavant. Après d'intenses secondes de réflexion, il fait un pas de côté. Instantanément, Miss Grimmalkin ferme les yeux et ses traits se plissent de concentration.
Un nouveau rire gras attire l'attention du garçon. Il se retourne ; Miss Hawk, toujours accrochée à Thomas, observe Miss Grimmalkin avec condescendante.
« Si elle croit qu'elle peut rivaliser avec un détraqueur ! Elle ne fera que rendre sa tâche plus facile. »
Arthur s'apprête à répliquer, mais un détail attire son attention. Distraite, l'Ombrune a imperceptiblement détendu sa grippe sur son otage, et le couteau se trouve maintenant à quelques bons centimètres du cou de Thomas. Celui-ci regarde Arthur avec des yeux ronds, comme pour lui faire passer un message.
Tout à coup, la réalisation le frappe.
« Jamais ! » rugit-il.
Il franchit les quelques mètres qui le séparent de Miss Hawk en une fraction de seconde, ne lui laissant pas le temps de réagir. Son cri agit comme un déclencheur : Thomas bondit d'un coup en l'air, s'envolant hors de portée de Miss Hawk et filant vers Miss Peregrine, rejoint par Elizabeth. Arthur se jette sur l'Ombrune, la déséquilibre et roule au sol avec elle. Miss Hawk se débat avec force, mais Enzo le rejoint un instant plus tard et la plaque au sol. Une fois l'Ombrune immobilisée, Arthur rejoint Elizabeth et Thomas au chevet de Miss Peregrine.
« Maman, Maman ! » appelle Thomas en la secouant, après avoir dénoué ses liens.
Le corps flasque, l'Ombrune n'a aucune réaction. De chaudes larmes roulent sur les joues de son fils.
« Décale-toi, Thomas ! »
Sans ménagement, Elizabeth le pousse sur le côté et s'approche de la directrice. Comme Miss Grimmalkin quelques minutes plus tôt, elle ferme les yeux et se concentre. Arthur et Thomas la contemplent sans un mot tandis qu'elle exerce sa Particularité. Pendant d'interminables minutes, rien ne se passe.
« Elizabeth ? appelle doucement Thomas.
– Chut, l'enjoint Arthur. Laisse-lui le temps. »
Il se lève avec difficulté et jette un œil vers Enzo, qui maîtrise toujours une Miss Hawk rouge de fureur.
Arthur se retourne. Devant lui, Isaac, à genoux et le teint livide, semble avoir repris conscience. Miss Grimmalkin a rouvert les yeux ; son regard indéchiffrable est fixé sur un point au sol.
Arthur suit son regard. À ses pieds gît Cali Wolfe, le corps désarticulé.
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