Tâche


Lorsqu'elle se réveilla, Fanny avait l'impression que sa tête allait exploser.

Elle grimaça. C'était très désagréable. Elle ouvrit les yeux et hoqueta, stupéfaite. La pièce était dans un état innommable.

Des éclats de verres recouvraient le sol. A certains endroits, les murs étaient enfoncés. Le lit était renversé derrière elle, plaqué contre le béton.

Elle se leva. Un cliquètement se fit entendre. Fanny baissa les yeux vers son poignet. La menotte de son réveil était attachée à sa main. Elle fronça les sourcils. Pourtant, Reo la lui avait enlevé... Quand déjà ? Elle n'avait plus aucune notion du temps.

On toqua à la porte. Fanny se redressa tant qu'elle put. C'est là qu'elle remarqua que sa robe blanche était déchirée et toute poisseuse. C'était du sang.

Elle porta son autre main au visage. Elle la retira, les doigts rougeâtres. Fanny se mit à trembler. Que c'était-il passé ?

Elle tourna vivement la tête. Un vieillard à l'air familier se précipita dans sa direction, ses joues pendantes se levant et se baissant d'excitation.

- C'est merveilleux ! s'exclama-t-il. Vous dépassez décidément toutes mes espérances, dit-il, comblé.

- Que c'est-il passé ? gronda Fanny. Répondez moi.

Le sourire sur le visage du vautour s'effaça progressivement. Il courba l'échine, une lueur craintive dans les yeux.

- Oui, bien sûr Madame... C'est enfin que, voyez-vous...

- Non, je ne vois pas, cracha Fanny. Maintenant libérez moi.

Le vieillard se répandit en "Mais bien sûr" ou encore "C'est comme si c'était fait". Il claqua des doigts et appela :

- Tâche ! Dépêche toi, enfin !

Un tout petit homme sortit de nulle part, brandissant une clé.

- La voilà, Monseigneur, la voilà. Je suis désolé...

 Le petit homme s'approcha de Fanny, essayant de se faire plus petit qu'il ne l'était déjà. Un éclair de méchanceté passa dans le regard du vieil homme. Il eut un geste méprisant, et lui arracha la clé des mains.

- Tu es bien trop sale et insignifiant pour toucher Mademoiselle Anaëlle, Tâche. Regarde moi ton visage !

Il lui attrapa le menton et lui leva le visage. Fanny observa avec horreur une immense tâche brune sur son visage. En croisant son regard dégouté, Tâche se rembrunit. Au final, c'était la même que les autres.

- Va lui chercher des vêtements propres, et emmène la dans ses appartements, lui ordonna-t-il. Je m'occupe des formalités d'usage, et vous rejoindrai dans un quart d'heure.

Scalann sortit de la pièce, pestant contre ces innombrables domestiques bons à rien. Il était le seul capable d'un peu de dynamisme. Quand il serait à la tête du Conseil... Oui, tout changerait. Il s'en fut d'un pas pressé, comme si l'opportunité dont il rêvait se trouvait au bout de ce couloir.

Dans la pièce blanche, le petit Tâche, tête basse, pria Fanny de le suivre. Elle hésita, puis en se disant qu'elle n'avait rien à perdre, le suivit.

Pour la première fois, Fanny découvrit ce qu'il y avait derrière la porte. Elle en fut grandement déçue.

Il n'y avait que des grands couloirs sombres partants dans tous les sens. Des torches éclairaient faiblement les lieux.

Tâche partit sans l'attendre. Lorsqu'il se rendit compte que Fanny ne le suivait pas, il retourna sur ses pas, et lança d'un ton craintif :

- Mademoiselle Anaëlle, s'il...

- Fanny, commenta sèchement la jeune fille. Fanny.

Tâche se courba encore plus.

- Oui, oui Mademoiselle, oui, je suis désolé, confus, je...

Fanny s'adoucit. Il lui faisait un peu pitié. Cette manière de vous regarder avec des yeux larmoyants quand il ne se courbait pas inspirait la compassion. Ce petit serviteur n'avait sûrement pas beaucoup connu de reconnaissance, ou encore moins d'affection.

Elle lui tapota doucement le dos :

- Tâche ?

- Oui Mademoiselle, répondit-il, le nez obstinément tourné vers ses pieds.

- Tu pouvez relever la tête ?

Ne sachant s'il fallait le tutoyer ou le vouvoyer, elle fait par erreur le mélange des deux.

Tâche, proprement stupéfait, s'immobilisa. Il fallut que Fanny répète encore une fois sa demande pour que l'information monte à son cerveau, un peu lent d'esprit.

Le plus lentement possible, il s'exécuta. Il restait persuadé que c'était une erreur. Personne, au grand jamais personne, ne lui avait demandé de se relever. Il prit peur. Elle voudrait sûrement voir sa tâche. Cette immense tâche de vin qui lui avait valut ce détestable surnom, très bien choisi pourtant, de Tâche.

Depuis son enfance, Tâche n'était qu'un enfant à problème. C'était comme ça, il les attirait comme un aimant. Tout petit déjà, ses camarades de classe le harcelait en répétant à longueur de temps ce sobriquet. Il rentrait chez lui en pleurant, et seule sa mère arrivait à le faire taire en lui enfonçant une cuillère de compote dans la bouche.

Puis, petit à petit, le surnom était resté. tout le long de sa scolarité, il supporta ce surnom de Tâche. les professeurs, les élèves, les employés, tout le monde l'appelait Tâche. Même ses propres parents avaient fini par l'appeler ainsi, ayant aussi pris le pli.

Il espérait qu'une fois adulte, les gens le respecterait. En vain. Alors lorsqu'on lui proposa un poste de domestique au Palais du Silence, il sauta sur l'occasion en se disant repartir sur de nouvelles bases. Quelle ne fût pas sa déception quand le même schéma se répéta.

Donc quand Fanny lui demanda de ne pas se courber pour qu'elle puisse le distinguer, ça lui fit un choc.

- D'ailleurs, quel est ton nom ?

Elle avait finalement opté pour le tutoiement, estimant que c'était plus facile pour elle de s'exprimer ainsi.

Tâche allait en faire une syncope. D'abord, une forme de politesse, puis ensuite une forme de sympathie ? C'était beaucoup trop d'un coup.

Fanny s'inquiéta en voyant Tâche devenir blême tant et plus. Elle se mordit la lèvre. Avait-elle dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?

- Tâche ? appela Fanny. Tâche ?

Son nom parut le ramener à la réalité. Il déglutit. Peu à peu, il reprit sa position courbée, le nez vers ses pieds. D'une toute petite voix, Tâche dit :

- Non Mademoiselle, cela ne sera pas possible. Je suis désolé.

Fanny resta silencieuse.

- Veuillez me suivre, je vais vous conduire à vos appartements. reprit Tâche comme si ne rien n'était.

Fanny opina du chef. Sans attendre plus, Tâche la conduisit dans un véritable dédale de couloirs.

Des grands, des petits, des longs, des étroits : Fanny en traversa tant qu'elle finit par ne plus s'y trouver. Contrairement à elle, Tâche s'y retrouvait parfaitement, s'orientant d'un air habitué. Les torches éclairaient les lieux d'un air plutôt chaleureux. Des bruits filtraient malgré l'épaisseur des murs de pierre. Elle sentit un courant d'air et leva la tête : il n'y avait pas de plafond. Fanny frissonna , vêtue en tout et pour tout d'un légère robe blanche et de petits souliers assortis. Malgré ça, elle s'arrêta, et observa le ciel.

Il était noir, un noir d'encre. Pas une nuance plus claire ou plus foncée n'égayait cette triste monotonie. Ses yeux balayèrent ce drap sombre. Elle repéra une toute petite lueur blanche au  à ce qui lui sembla être le fin fond du monde céleste. Immense, il semblait avaler le petit croissant de lune qui pointait au loin, seul.

Tâche, qui s'était stoppé quelques pas après, l'attendit en trépignant intérieurement. Patientant un peu, il vit que Fanny n'avait pas l'intention de repartir. Il s'approcha dans l'espoir de la ramener à la réalité. En vain. Bien qu'il soit mort de peur à l'idée de l'apostropher, Tâche rassembla son courage à deux mains. Il se redressa pour que sa petite voix porte, s'avança encore un peu, gonfla ses poumons d'air, et se dégonfla aussi vite lorsqu'elle demanda :

- Tâche, où sommes-nous ?

S'il s'étonna de cette question, Tâche n'en montra rien. C'était tout là la subtilité de son travail : obéir tout en se faisant remarquer le moins. Il savait que sa tâche l'empêchait d'accomplir cette seconde partie, alors il compensait en se taisant et se courbant le plus possible.

Il répondit posément :

- Au Palais du Silence, Mademoiselle.

Fanny trouvait ce nom particulièrement mal choisi. En effet, le tapage ne cessait de se faire entendre. Elle garda cette dernière remarque pour elle, et embraya :

- Quelle heure est-il ?

- Le jour va bien tôt se lever, Mademoiselle.

Il hésita un instant, et ajouta plus bas.

- Mademoiselle, je vous prie de m'excuser, mais Messire Scalann a expressément dit qu'il fallait que nous soyons dans un quart d'heure dans vos appartements, et nous allons être en retard...

Fanny se pinça les lèvres. Ce n'était pas le moment de se faire remarquer. Elle suivit docilement Tâche qui l'entraîna devant un escalier sombre et tortueux.

Aucune torche ne l'éclairait. D'après ce qu'elle pouvait voir, il descendait en une spirale serrée autour d'un large pilier de pierre polie. Tâche mit les mains à son cou, et en retira une petie chaîne, pratiquement invisible à l'œil nu. Il retira l'un de ses gants blancs, et attrapa délicatement un minuscule sablier. Une lueur bleutée se diffusa autour d'eux, les enveloppant de lumière irisée. Fanny s'émerveilla. Cet objet était splendide.

Tâche passa devant, éclairant le passage pour Fanny. Ils descendirent cet escalier en colimaçon en quelques minutes. Tâche la devançait, rodé à ses marches glissantes et inégales. Fanny allait plus lentement, faisant bien attention où elle mettait les pieds. Elle écoutait aussi Tâche qui  comptait minutieusement :

- Deux-cent-cinquante-quatre... Deux-cent-cinquante-cinq...

Arrivés à six-cents, Tâche s'arrêta brutalement et Fanny faillit le percuter. Il se tourna vers le large pilier, et tapota sept fois  une irrégularité de la pierre. Une petite encoche en forme de sablier se révéla. Il y inséra le sien, qui s'éteignit dès qu'il ne le toucha plus. Ils se retrouvèrent dans une pénombre lugubre, le vacarme du dessus ayant cessé. Fanny réalisé une poignée de secondes plus tard que c'était juste eux qui étaient descendus très profondément.

Après une minute ou deux,  l'encoche recracha littéralement le sablier de Tâche, dont le le cliquètement leur assura qu'il n'était pas cassé seulement, maintenant, ils étaient sans lumière.

- Je suis désolé...

C'était Tâche, qui s'était exprimé de sa toute petite voix. Fanny le sentit se courber autant que possible auprès d'elle.

Elle l'entendit se mettre misérablement à quatre pattes et à tâter le sol en espérant remettre la main sur son sablier. Elle s'adossa contre le pilier et soupira.

Elle observait la silhouette de Tâche. La jeune fille se raidit, stupéfaite. C'était vrai, elle commençait à distinguer Tâche. Son uniforme bleu foncé se discernait sur le gris froid des pierres. Elle balaya le sol des yeux, en espérant repérer son minuscule sablier. Fanny le découvrit quelques marches en dessous d'eux. Elle les descendit et le récupéra avec une exclamation triomphante :

- Je l'ai !

Tâche se déroula si vite que son dos craqua. Oubliant toute retenue, le domestique s'écria :

- Vous l'avez trouvé !

Elle le lui rendit, et la lueur bleutée les entoura aussitôt. Fanny réfléchit. maintenant qu'elle avait rendu un service à Tâche, il lui était redevable. Et il répondrait sûrement à ses questions...

- Tâche, énonça-t-elle clairement, je t'ai rendu un service.

Le petit homme se courba, toute sa reconnaissance envolée. Après tout, elle restait un personnage important, et ils n'étaient pas réputés pour faire dans les sentiments. Elle lui demanderait sûrement d'accomplir quelques corvées ingrates avant de s'estimer satisfaite.

- Maintenant, poursuivit-elle, j'aimerais que tu me rendes la pareille en me répondant sincèrement.

Voilà, elle demanderait un secret honteux pour qu'il se plie à elle sans faire d'histoire, ou bien elle...

- Donc Tâche, quel est ton véritable nom ?

Tâche arrêta de respirer. Juste pour ça ? C'était impossible. Mais bon, il répondit simplement :

- On m'a depuis très longtemps appelé Tâche, Mademoiselle. Mais quand j'étais tout petit, mes parents m'appelait Thom, mais je crois que même eux ne s'en souviennent plus.

- D'accord. Merci, Thom.

Tâche n'en entendit pas les pas feutrés qui s'approchaient d'eux. Ses oreilles bourdonnaient. Si quelqu'un l'avait interpellé avec ce nom dans la rue, il ne se serait même pas retourner. Il ne s'en rendait compte que là, et c'était le plus horrible, mais il avait oublié son vrai nom. Même pour lui, il s'appelait Tâche. Quand on le questionnait, il répondait Tâche. Il était trop habitué. C'était le monde à l'envers.

Les pas se rapprochaient d'eux. Fanny les perçut la première. Elle se crispa. Qui cela pouvait-il bien être ?

Une lumière grise accompagnait les pas, qui montaient. En quelques secondes, elle se retrouva nez à nez avec Reo, qui déclara d'une voix plate :

- Tenez, je suis venu vous rendre cela.

Il tenait dans sa main un petit sablier.

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