7

𝓐imé










— Fais un vœu, m'ordonne Arsën. C'est la nuit la plus étoilée du mois de janvier.

Les étoiles ont été plus brillantes que d'habitude cette semaine, mais ce soir n'a rien à envier aux autres. Si j'avais quoique ce soit à espérer - et pour ça il faudrait que j'aie encore une once d'espoir - ce serait d'entendre Sohane me dire qu'il m'aime une dernière fois. Je me contenterais de regarder ses lèvres mouvoir dans un souffle inaudible qui caresserait mes clavicules, même si l'avoir face à moi sans pouvoir le toucher serait un supplice, je me satisferais d'entendre sa voix résonner dans mes tympans. Il n'a jamais rien demandé de plus que l'attention de quelqu'un, sans savoir qu'il monopolisait la mienne avant même que son nom ne devienne le point qui concluait chacune de mes phrases.

— C'est fait ? D'après la légende, tout vœu réalisé sous les Astres éternels de janvier s'exauce.

— La légende vient du même cinglé qui pense qu'une étoile est attribuée à chacun d'entre nous ?

— Les légendes ne découlent pas d'un homme, mais des générations passées, soupire-t-il. Et celle-ci, je l'ai juste entendue en traversant les couloirs. Tout le personnel en parle, il s'agirait d'un phénomène rare qui s'est produit pour la dernière fois il y a une dizaine d'années.

— Un soir en particulier ?

— Le soir de l'attaque, affirme-t-il comme s'il répétait les propos récoltés par autrui.

Le soir où une reine est morte, et où une autre a recouvré sa liberté. Sohane me parlait souvent des étoiles et lorsqu'il le faisait, je savais que ses yeux luisaient pour un amour inégalable qui ne l'avait jamais quitté, même après la mort de celle avec qui il le partageait. Je ne le savais pas encore à l'époque, mais j'aimais qu'il me transmette ce que sa mère lui avait enseigné. C'était si précieux pour lui que je me sentais spécial d'en être digne.

Depuis le balcon de ma chambre, mon lit défait et les morceaux de papier qui traînent au sol, sans jamais que l'envie de mettre de l'ordre ne me vienne, sont d'autant plus misérables. Cette pièce n'a jamais été aussi vide que depuis que j'espère le voir dedans. Arsën me dévisage, les bras croisés, tandis que je manque de tomber dans le vide à chaque seconde.

— Tu penses que ranger la bouteille m'empêche de sentir l'odeur ?

— Je pense que sentir l'odeur ne t'assure pas de la présence de la bouteille.

— Arrête de me prendre pour un con, Aimé. Ça fait deux ans que tu te comportes comme un ivrogne pour la mort d'un prince que tu as connu à peine dix mois.

Ça fait deux ans que je me comporte comme un ivrogne pour la mort d'un prince que j'ai connu à peine dix mois, parce que les couleurs ont perdu de leur éclat. Parce que les fleurs n'ont plus jamais éclos de la même manière, parce que les étoiles ont cessé de briller. Parce qu'être drôle a perdu de son intérêt depuis que je ne l'entends plus rire, parce que je ne retrouve le marron de ses yeux que dans ce qu'engouffre les flammes et que porter une couronne n'a pas le même attrait sans sa justesse d'esprit.

Les bras d'Arsën s'alignent contre son corps comme s'il s'empêchait de se jeter sur moi pour m'étrangler. Malgré sa patience quotidienne, il avance dans ma direction avec vivacité et arrache ma chemise. Le tissu en lambeau s'échoue sur le sol, pendant qu'une vague de frissons recouvre mon torse et me fait émerger. Arsën ne s'arrête pas là, il saisit la couronne que je fais tourner autour de mon poignet depuis le début de soirée et la projette par terre.

— Tu veux être un roi lamentable, sois-le jusqu'au bout, crache-t-il. Je ne serai plus là pour assurer tes arrières.

Sa main encercle mon cou lorsqu'un sourire naît sur mon visage. Mon indifférence le met hors de lui. Sa mâchoire se contracte alors qu'il dose la puissance qu'il met dans sa poigne pour ne pas m'étouffer. Je ne suis même pas sûr que je m'en rendrais compte si c'était le cas. Je ne me rappelle plus de la dernière fois où j'ai pris conscience que je respirais.

— Tu me fais pitié, Aimé.

— Arrête de dire que j'attise ta pitié, si c'était le cas, tu me laisserais me foutre en l'air.

— Ce que tu dis n'a aucun sens !

            — C'est ce que le conseil dit aussi, balbutié-je, hilare.

            Mon bras-droit saisit ma joue et écrase mon visage contre le mur jusqu'à ce qu'une lignée de sang se répande sous ma langue. Ma joue me brûle, mais je crois que la douleur me procure plus de satisfaction que les effets secondaires de l'alcool ne l'ont fait. Je perds l'équilibre dès qu'il me lâche et mon dos glisse contre la paroi, jusqu'à ce que je m'écrase au sol. Je recouvre une vue à peu près adéquate lorsque l'arrière de mon crâne trouve appui contre la balustrade, et que je discerne les larmes qui longent les joues d'Arsën. Il pince l'arrête de son nez d'un air peiné, les lèvres tremblantes et les jointures de ses mains enflées. Dans un silence de plomb, malgré la douleur physique de ses coups qui migre jusque sous ma poitrine, je le laisse s'accroupir face à moi et poser une main à l'arrière de ma nuque.

            — Je n'ai jamais voulu te faire le moindre mal, mon frère, souffle-t-il en apposant son front au mien. Je veux juste que tu t'en sortes. Tu ne mérites pas de ruiner ta vie parce que la sienne l'a été.

            — Ma vie n'a aucun sens s'il n'est pas là, Arsën.

            Il ne relâche pas son emprise, pas tant que je ne l'incite pas à le faire et même en s'éloignant, il pose son regard orné de désespoir sur moi et m'accable d'une pitié muette. Mes doigts glissent contre les parois lorsque je tente de me relever. Je vacille à maintes reprises avant de lui passer devant en percutant son épaule, l'estomac remué. Rejoindre mon lit est un calvaire, ma tête est aussi lourde à relever que mon torse quand je trébuche sur les feuilles vierges qui entachent le parquet. J'entends Arsën approcher, et malgré tout ce que j'ai pu dire pour ma défense, je me trouve moi-même lamentable. Je traîne ma peine contre le sol, trop ivre pour ne serait-ce que me redresser. Si j'avais su qu'apprendre à connaître Sohane me condamnerait à une vie de déprave, je ne sais même pas si je lui aurais adressé la parole le premier jour. J'ai du mal à croire qu'une personne ait pu m'affecter au point de négliger tous mes principes fondamentaux. Après tout, même après la mort de ma mère, j'ai continué à sourire.

            — Arsën, j'ai mal au cœur, m'écrié-je, la voix brisée.

            Il ne me gratifie pas de la moindre réponse, pourtant le fait qu'il s'abaisse à mon niveau et m'offre un demi-sourire humidifié de ses larmes me réconforte plus qu'un je suis désolé.

            — Ça me rassure de savoir que tu en as toujours un, même s'il n'est plus intact.

            — Tu crois que je ne ressens plus rien ?

            — Je n'en sais rien, Aimé. Parfois les gens qui souffrent se mettent dans des états pas possibles pour oublier leurs malheurs, et c'est ce qui finit par se produire. Ils oublient leurs malheurs, seulement ils oublient aussi qu'ils peuvent de nouveau connaître le bonheur.

            Arsën s'assoit à côté de moi et me laisse appuyer ma tête contre son épaule.

            — J'ai peur que de m'être perdu à un point de non-retour, soufflé-je. D'avoir oublié comment être heureux.

— Tant que tu l'envisages, même si tu ne sais pas comment l'atteindre, le bonheur est à portée de main, Aimé. Il faut pour le connaître, savoir qu'il ne cesse jamais d'exister. Et il faut pour ne jamais l'oublier, savoir ne pas trop prendre goût au confort familier de la tristesse.

Mes paupières se ferment par automatisme. Le ton de sa voix est apaisant, je n'ai pas besoin d'être en continu sur la défensive avec lui et c'est un soulagement.

— On s'habitue mieux à ce qui nous demande moins d'effort, ajoute-t-il.

— Tu penses qu'il est plus facile d'être triste ?

— Oui, il est plus facile d'être triste, c'est le sentiment le plus instinctif. Imaginons que je t'offre ce que tu espères le plus au monde, tu serais heureux, pas vrai ? Feindre la tristesse te demanderait plus d'effort que de sourire, n'est-ce pas ? C'est la même chose dans le sens inverse. Ça demande du courage d'être heureux quand tout te pousse à t'effondrer.

J'ai conscience qu'il continue de parler, pourtant sa simple présence est d'un tel réconfort que je me laisse bercer par le son de sa voix. Je somnole entre quelques encouragements, à tel point qu'il est obligé de tenir ma tête sur son épaule. Je ne me suis plus jamais endormi auprès de quelqu'un depuis la veille de la mort de Sohane. Il faut croire que c'était au-dessus de mes forces de savoir que son odeur ne comblerait plus mes poumons. Mais en l'occurrence, je n'en ai peut-être plus besoin. Il est peut-être temps que je trouve le courage d'aller à l'encontre du sentiment le plus instinctif qui me vient quand je pense à Sohane.

Mon pouls ralentit, bien que l'apaisement ne soit que de courte durée, et qu'il manque de s'arrêter quand les chevaux de la cour hennissent plus fort que jamais. Arsën est déjà debout lorsque j'émerge.

— Il se passe quelque chose en bas, assure-t-il.

— C'est fou ce que t'es perspicace.

Mon bras-droit me saisit par la main et m'attire dans le couloir. L'air frais agresse mon torse nu même si je suis encore trop engourdi pour réaliser que même le sol est plus froid que d'habitude. Le couloir est aussi désert que le jour où je me suis réveillé dans l'infirmerie après la guerre. Soit il est trop tard pour que le personnel soit encore chargé de ses tâches, soit il s'est précipité en direction du boucan, tout comme nous. Du résidu de fumée empiète l'espace et me pousse à couvrir mon nez. Arsën, quant à lui, n'est pas déconcentré le moins du monde par ce qui l'entoure. Il s'aventure dans les escaliers plongés dans l'obscurité sans se retourner, tandis que je me contente de le suivre.

— Quoiqu'il se passe en bas, Aimé, comporte-toi tel le roi que tu es supposé être. Tes décisions doivent être en faveur du bien général et ne doivent pas répondre à tes envies ou tes troubles personnels.

Sur ces mots, il glisse une main entre mes omoplates et me pousse devant lui, là où j'aurais dû être depuis le début. Car Arsën n'est que mon second. Car si quelque chose de nuisible se produit, c'est à moi de m'en charger.

— J'ai confiance en toi, Aimé.

Bien que je sois incapable de lui répondre, de lui affirmer qu'il en est de même pour moi, je le suis reconnaissant. Parce que même si je ne pense pas être un jour capable de replacer ma confiance en quelqu'un d'autre après que Sohane l'ait brisée en mille morceaux, il la mérite. Il me confère la confiance nécessaire pour ouvrir les portes de la salle de réception où une dizaine de soldats sont sur le point d'initier une bagarre générale. Les poings se serrent à mesure que les propos s'opposent, il n'y en a pas un pour agréer avec les suggestions de l'autre et mon arrivée passe inaperçue tant leur attention est rivée sur leur querelle.

— Un problème ?

Ma voix porte à travers la pièce et les soldats cessent de tergiverser. L'un d'entre eux pose un genou au sol dès qu'il me voit, ce qui encourage tous les autres à l'imiter. J'accorde une œillade à Arsën même s'il a conscience que j'attends qu'il me montre la voie à emprunter, alors il évite mon regard. Il garde le silence, la tête inclinée, les poings joints, mais prêts à me venir en aide si la situation venait à dégénérer.

— Relevez-vous et expliquez-moi ce qui se passe.

— Avec tout mon respect votre majesté, s'exclame un grand brun, le poing plaqué sur sa poitrine, vous ne nous serez d'aucune utilité.

Je lutte pour ne pas me tourner vers Arsën. C'est lui qui prenait ma défense jusqu'à aujourd'hui lorsque l'on m'accablait de remarques désobligeantes vis-à-vis de mon manque de responsabilité. Mais il a été clair quant au fait qu'il ne s'y opposerait plus désormais. Avant, je n'avais aucune difficulté à prétendre, je pouvais convaincre une foule d'être invincible rien que par la parole. Maintenant, c'est à peine si j'ai le cran de regarder mon interlocuteur dans les yeux.

— Le roi vous a demandé de lui exposer la situation, assène mon bras-droit.

Aucun d'entre eux ne prend la parole, ils se contentent de se redresser et de s'écarter. Deux silhouettes inconnues apparaissent au cœur des soldats, bien que je n'aie besoin d'aucune précision pour savoir qu'il s'agit de guerriers Vylnesiens capturés sur le territoire Mahr.  Ils attendent que je ne me contente pas seulement de leur laisser décider de leur sort, mais que je me charge moi-même de faire un choix, comme j'en ai été incapable la dernière fois et toutes celles d'avant.

L'envie de voir le peuple Vylnesien souffrir me démange depuis que Sohane n'est plus, mais si je me laisse guider par mes désirs, je ne reviendrai pas. Je fais un pas en direction des hommes agenouillés au sol, dont les paumes sont ouvertes au niveau de leurs oreilles, en signe de paix. Je ne discerne que le visage tanné de l'un d'entre eux, tandis que le second porte une cagoule qui recouvre tous ses traits, jusqu'à la couleur de ses yeux.

Il me suffirait d'ordonner leur exécution sur la place principale et tous mes problèmes se volatiliseraient. Je récupèrerais le respect de mes troupes, le conseil ne me verrait plus comme l'enfant imposteur qui ne mérite pas la couronne et je vengerais Sohane. Mais ça ne me semble pas juste. Je me sens incapable de prononcer les mots « pendez-les », alors que je ne leur ai jamais adressé la parole. S'ils cherchaient à fuir quelque chose, s'ils ne voulaient de mal à personne ? Certes, mais une part de moi se questionne : s'ils étaient responsables de mon assassinat demain, s'ils engendraient la prochaine guerre dans l'enceinte de notre royaume ?

Quelle est la bonne décision ?

— Où les avez-vous trouvés ?

— Ils se trouvaient dans l'enceinte du jardin ouest avant que l'un de nos gardes ne les remarque. Personne ne sait comment ils se sont introduits jusqu'ici.

Le jardin ouest n'a rien d'extravagant, il n'a qu'une valeur sentimentale à mes yeux, et il en avait une aux yeux de Sohane par la même occasion.

— Que cherchiez-vous là-bas ?

L'homme cagoulé ne cille pas d'un centimètre, quant à son camarade, un rictus mauvais s'esquisse sur son visage lorsqu'il cherche mon attention.

— Vous n'avez pas mieux que du calcaire pour les pierres tombales de membres de la famille royale ?

— Crois-moi, tu t'en serais contenté si tu savais ce qui t'attends, soufflé-je à bout de nerfs.

— Ce ne sera jamais pire que d'être entassé sur le corps de mes frères dans des fosses de cadavres en putréfaction, crache-t-il.

Est-ce ainsi que ça se passe à Vylnes ?

— Que cherchiez-vous dans le jardin ouest ? Je veux une réponse.

— Pur hasard.

— Personne ne se rend jamais là-bas par pur hasard, moi le premier.

L'homme cagoulé incline sa tête dans ma direction, si bien que je me sens démuni. J'ai le sentiment d'être observé par quelqu'un dont je ne peux même pas voir le regard. J'ai beau me focaliser sur lui, il n'a pas la moindre réaction et je sens la frustration me prendre à la gorge.

— Alors, votre majesté ? interrompt un soldat.

— Faites-en ce que vous voulez.









-

🤫

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top