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𝓐imé








Apocalypse.

C'est le mot qui tourne en boucle dans ma tête depuis que j'ai regoûté aux lèvres de Sohane. Elles portent la saveur d'un crépuscule déclinant ; et même si elles effleurent l'idée d'extinction, ce crépuscule n'est qu'un ciel enflammé. Quand je l'ai près de moi et qu'il murmure à mon oreille, même la Terre retient son souffle, suspendue à ses mots. Mes battements ralentissent comme pour m'avertir que c'est la fin – oui, mais une fin qui demeure à mes pieds, presque belle, attendant mon accord pour m'emmener. Une fin qui n'ose pas encore briser l'étreinte de nos lèvres, patientant sous le regard d'étoiles mourantes.

Au cœur de la nuit, alors que le brouillard refroidit l'atmosphère et que les bras de Sohane me gardent au chaud, je me demande si je pourrai un jour être plus heureux.

Il s'est endormi sous mon poids, pourtant il n'étouffe pas et ne semble pas résigné à me laisser partir. Son coude entoure mon épaule et sa main presse mon cou. Moi, je n'arrive pas à trouver le sommeil. Pas quand il est tout contre moi et que mon ventre épouse le sien. Encore moins quand mon nez rencontre le creux de sa joue, et que je peux dessiner des constellations sur les taches de rousseur parsemées sur ses pommettes acérées.

De temps à autre, quand un nœud se forme sous mon nombril et que des larmes menacent de pointer au bord de mes yeux, j'embrasse sa joue. C'est-à-dire plus de fois qu'il n'en faut pour enfin réussir à m'endormir.

J'ai tant d'amour à lui donner que je finirai par être enterré avec.

L'air se refroidit autour de mes épaules, non pas parce qu'elles ne sont pas couvertes, ni parce que la nuit bat son plein, mais parce que j'ai cru entendre des bruits de pas. Oui, des branches craquent sur le sol humide.

J'imagine qu'il s'agit d'un animal ; cette forêt en est bondée. Pourtant, le risque qu'il s'agisse d'individus malveillants ne quitte plus mon esprit. Je m'efforce de ne pas réveiller Sohane, lui qui a tant besoin de repos, tout en me redressant sur un coude.

À quel moment le brouillard s'est-il autant levé ?

Je ne discerne rien, si ce n'est le tas de feuilles qui réside à mes pieds, ou le sac que je trimballe depuis le début de notre escapade.

Sohane frissonne contre moi et je tique, incapable de le laisser mourir de froid, malgré le potentiel danger que l'on court. Je me rallonge sur lui, sans pour autant baisser ma garde. Il serait bon que j'apprenne à avoir le sens des priorités.

J'embrasse à nouveau sa tempe, le cœur lourd, alors que les bruits de pas se réitèrent, mais bien plus près que tout à l'heure. Cette fois, je m'assois en tailleur, une main sur la poitrine de Sohane, comme si cela m'assurait qu'il était en sécurité.

Le mien est sur le point de d'imploser.

Un énième craquement retentit à ma droite, alors je fais volte-face, le souffle court. Je plisse les yeux, dans l'espoir de discerner une silhouette, une ombre, n'importe quoi qui me confirmerait que je ne suis pas fou. Même si, à la fois, je préfèrerais inventer tout ce que j'entends.

L'impression que quelque chose me frôle le dos, je tourne la tête, mais alors que je peine à percevoir quoique ce soit à travers le brouillard, d'un coup, je ne vois plus rien du tout.

Un masque noir recouvre ma vue et je sens un tissu étroit engloutir ma tête. Je tente de saisir l'extrémité de la cagoule que l'on vient de m'enfoncer sur le crâne, mais n'arrive même pas à glisser un doigt tant elle étrangle ma gorge.

Un râle rauque m'échappe et je prie qu'il réveille Sohane, qu'il parvienne à se défendre et à s'enfuir. Je me fous de ce qu'ils me réservent, tant que lui est loin d'ici. Je me débats, mais à mesure que j'essaie de reprendre ma respiration, elle s'amoindrit. Une odeur épouvantable émane du tissu. Je crains qu'on ne l'ait badigeonné de poison que je n'ai de cesse d'ingérer depuis tout à l'heure.

Mes paupières vacillent. Je lutte pour rester éveillé mais chacun de mes membres s'engourdit et je finis par m'écrouler au sol, aux pieds d'un homme dont l'odeur me retourne l'estomac.

La dernière pensée qui me traverse l'esprit, c'est : faites que Sohane s'en sorte, loin, ou qu'au moins, on l'emporte avec moi sans nous séparer.

Je crois que notre amour est maudit.

Un cliquetis répétitif trouble mon sommeil. Il est agaçant, rythmé, presque crépitant. Ce bruit résonne juste au-dessus de mon oreille, se diffuse jusque dans mon crâne.

Clac.
Clac.
Clac.

Je grogne, un mot indistinct, sûrement inintelligible pour le vaurien qui prend plaisir à produire un son si insupportable à une heure aussi indue.

Par ailleurs, le lit n'a rien de confortable : il durcit à mesure que j'émerge. C'est une surface froide, lisse et poudreuse, contre laquelle mon épaule s'écrase. En tentant de me tourner, de m'allonger sur le dos, je m'aperçois que mes muscles sont engourdis. Mon corps est perclus par les courbatures, en proie à une tension sourde. Je veux masser mon bras, mais mes mains refusent de bouger – elles sont liées dans mon dos, et il ne me faut pas plus pour que mes yeux s'écarquillent, pris d'une panique lancinante.

— Il me faut voir le roi, expose une voix que je reconnaîtrais parmi mille.

Les souvenirs de la nuit dernière affluent sous mes tempes, comme une vague dévastatrice qui sévit lors d'une tempête.

Sohane, ses lèvres, Vylnes, des bruits de pas, un noir sidéral, du poison, Sohane.

Sohane.

Sohane.

Sohane.

— Et en vertu de quel privilège pensez-vous mériter audience ? Le roi n'a que faire des vagabonds de votre acabit. Vous croupirez en geôle, voilà tout.

Je m'étouffe avec le voile noir qui entoure mon visage. En me redressant sur un coude, les poignets lacérés par une corde, je tousse à n'en plus finir.

— Sohane ! m'écrié-je, alarmé.

Ma voix résonne. Je n'ai aucune idée de l'endroit où l'on se trouve, mais mes mots se transforment en un écho qui me revient en visage de plein fouet. Un silence pesant pour seule réponse, et la panique m'assaillit de sitôt. Sohane n'est-il pas là ? Pourtant c'est bien lui que j'ai entendu.

Mon coude s'égratigne contre le sol alors que j'essaie de m'asseoir. j'ai la sensation que mes muscles vont exploser, tant je suis resté trop longtemps dans la même position.

— Sohane, répète l'homme menaçant qui lui avait répondu tout à l'heure.

Il élude son prénom comme une énigme et j'entends ses bruits de pas disparaître avec le cliquetis qui m'a réveillé.

J'ai chaud, trop chaud pour ne pas manquer d'air sous la cagoule qui enserre mon crâne. Trop chaud pour ne pas m'écrouler de tout mon long contre le sol, à la recherche de froid et d'oxygène.

Quel est cet endroit dont l'odeur d'herbe fraîche s'entrelace avec une fragrance terreuse ? Un mélange de senteurs que je n'ai jamais connues et qui me font espérer une terre nourricière, riche de secrets. Des effluves floraux, doux et sucrés, flottent dans l'air, tandis que ma gorge se serre, asséchée par l'angoisse.

— Aimé, murmure Sohane.

Je me redresse immédiatement.

— Nous sommes à Vylnes, sur le domaine royal.

Comment avons-nous atterri au royaume en une nuit ? Que s'est-il passé ?

Je peine à bouger mes doigts, je crois que mon sang ne circule plus dans mes veines.

— Depuis combien de temps ?

— Deux heures, tout au plus.

Je déglutis, digérant lentement les informations. Ainsi, cela fait deux heures qu'il a affronté ces terres nouvelles et ces visages inconnus... seul.

— Tout va bien ? questionné-je.

— Oui. Ils m'ont endormi, mais j'ai repris connaissance en chemin.

— As-tu pu leur parler ?

— Seulement à l'homme qui nous a capturés. D'après lui, c'est un traqueur du roi, il est chargé de capturer ceux qui franchissent la frontière et de les ramener au palais. Il en existerait une centaine comme lui.

Le système Vylnesien est bien différent du nôtre. Ils paient des hommes pour patrouiller aux frontières, traquant ceux qui oseraient les franchir sans autorisation. Tout ça pour les capturer et les envoyer au palais, où leur sort se scelle sans pitié, finissant en cellule avant même d'avoir pu murmurer leur nom, une identité à laquelle s'accrocher. Au moins, ils s'assurent de ne laisser aucun intrus fouler leurs terres... mais n'est-ce pas un peu trop radical ?

Une voix s'élève dans ma tête, me rappelant à l'ordre.

J'ai fait pareil.

Du moins... était-ce si différent ? Durant ces deux dernières années, n'ai-je pas aussi permis à mes hommes de décider du sort de chaque Vylnesien qui s'approchait du palais ?

Non. Ils avaient le droit d'entrer librement sur nos terres ; seul l'accès aux palais leur était défendu. Quiconque s'y aventurait était jugé menaçant, capturé et amené devant moi. Mais jamais je n'ai ordonné qu'on les jette en cellule, encore moins qu'on les tue. Non, je voulais juste... Je voulais juste...

À l'époque, je n'étais même pas assez lucide pour songer à mes actes.

— Sait-il qui nous sommes ? m'enquis-je.

— J'ai tenté de rester discret, mais ton réveil a été... disons, théâtral.

— Désolé...

— Ce n'est rien. Je doute qu'il aurait prévenu le roi de toute façon.

Sohane garde le silence. À en juger par le son de sa voix, il n'est pas si loin, mais pourtant hors de portée, incapable de m'effleurer ou de soulever le tissu qui m'enserre la tête.

— Tu vois ce qui se passe autour de nous ?

— Oui.

— Pourquoi suis-je le seul cagoulé ?

— Je l'étais aussi, il me l'a enlevée quand je me suis réveillé.

Ma tête vacille. J'ai faim, j'ai soif. Je manque de force et je crois que je ne tiendrai plus très longtemps, avant de sombrer à nouveau dans l'inconscient. Surtout qu'il me faut concentrer tous mes efforts dans mes inspirations pour ne pas manquer d'air et que je commence à oublier comment faire.

— Et maintenant, que fait-on ?

— Aucune idée, confesse-t-il.

— Tu n'avais pas un plan ?

Son silence me noue la gorge. C'est vrai, je l'ai suivi les yeux fermés, parce qu'il s'agit de Sohane et que même s'il me menait au bord du précipice pour mettre un terme à mon existence, je le laisserais m'y pousser. Mais, maintenant qu'on y est, je réalise que jamais il ne m'a avancé de plan exact, la façon dont il comptait procéder.

— Mon plan, c'était de te convaincre de m'accompagner jusqu'ici. Pour le reste... disons que c'est plus nébuleux, souffle-t-il.

— Comment ça ? Qu'attends-tu exactement ?

— Je veux négocier la paix. Mais je crains d'avoir été naïf de croire qu'on pourrait en discuter simplement en se présentant sur leurs terres.

Sa voix est moins assurée que d'habitude.

— Tu pensais que ma présence adoucirait Iáson ? S'il s'agit vraiment de lui sur le trône ?

— C'est bien lui. Et, en un sens... oui. En tant que frères et souverains de deux royaumes, après tant d'années de conflits qui ne font plus sens pour ceux qui nous succèdent... je pensais qu'un geste d'humilité, en venant jusqu'à lui, pourrait suffire à obtenir un échange. Qu'il t'écouterait.

Je ne sais s'il nage en plein délire ou si ses espoirs ne sont que des rêves inachevés, mais l'homme qu'est devenu Iáson m'est désormais étranger. S'il fut un jour mon frère aîné, il n'est aujourd'hui plus qu'un inconnu qui partage le même sang, le même toit que moi. Que fait-il de sa vie ? Qu'en espère-t-il ? Quelles sont ses convictions ? Jadis, il affirmait vouloir venger nos frères, répondre aux attentes de notre père, et mettre un terme à la guerre ; est-ce toujours le cas ?

Des voix résonnent non loin, bien qu'elles semblent issues de corridors lointains, comme destinées à ne jamais nous atteindre. Mais dès qu'un silence de plomb s'abat dans la pièce où nous nous tenons, je sais qu'une autre présence s'est ajoutée à la nôtre.

Une présence qui me donne la chair de poule alors même que je ne la vois pas.

— Je pensais que c'était une blague, s'exclame une voix masculine, caverneuse et autoritaire.

Une voix que j'entends pour la première fois de ma vie, sous cette forme du moins. Il m'en faut très peu pour comprendre que mon grand-frère se tient dans la même pièce que moi, et que je me retrouve dans la même position que Sohane à son retour au palais : Agenouillé devant un roi que j'ai connu, le visage dissimulé derrière un voile noir, alors qu'il connaît mon identité sans le savoir.

Un sourire triste vogue sur mes lèvres. Je savais que Sohane avait raison ; je n'ai jamais vraiment cru qu'il pouvait se tromper. À vrai dire, je l'ai espéré de toutes mes forces. Mais maintenant que j'en ai la confirmation, que plus rien ne peut me bercer dans l'illusion, que je dois bel et bien faire face à mon frère, le sol se dérobe sous mes pieds. Et il fallait que ce soit Iáson, n'est-ce pas ? Pas Adonis, que je n'ai connu que trois ans au plus, ni Adam, qui me méprisait. Non, il fallait que ce soit Iáson, le seul de mes frères qui m'ait réellement fait de l'ombre, celui avec lequel on n'avait de cesse de me comparer. Celui dont je suivais les pas comme s'il était l'exemple à suivre, et dont les traits reflétaient peu à peu les miens à mesure que je grandissais.

Il fallait que ce soit le seul frère que j'aie eu le temps d'aimer.

— Alors, même après être parvenu à t'enfuir, tu as eu le culot de revenir, Sohane ? ajoute-t-il avec médisance.

Mon sang se glace.

Aurais-je vraiment le courage de l'affronter ? Pour lui, je n'ai jamais été un adversaire, juste un bambin qui le suivait à la trace, incapable de faire quoi que ce soit sans son aide. Comment pourrait-il me prendre au sérieux ? Sait-il seulement que je suis encore en vie ?

— Et en compagnie de ce renégat qui partageait ta cellule, rien de moins ?

Parle-t-il de moi ?

— Je te pensais plus malin, conclut-il.

Je déteste que Sohane garde le silence, encore plus qu'il soit le seul à comprendre ce qui se trame. Qu'on m'enlève ce maudit voile, ou je risque d'exploser.

— Tu n'as aucune idée du nombre de fois où ta vie a été suspendue entre nos mains. Et quand tu parviens à y échapper, tu trouves le moyen de revenir, la queue entre les jambes ?

Je mords ma langue, ne sachant plus quoi penser. Je déteste le ton qu'il adopte à l'égard de Sohane, les mots qu'il manie, l'arrogance qu'il laisse entendre.

— Sais-tu seulement qu'au cours de ces dernières années, tu as été la cible des hommes de Vylnes, sous mes ordres ? Que notre dessein était de priver Mahr de tout héritier ?

— Éclaire-moi, ordonne Sohane.

Sa voix est sèche, empreinte de mépris. Je ne l'avais plus entendu revêtir son masque impassible et autoritaire depuis un temps, et cela me transcende l'estomac.

Qui a un jour douté qu'il ferait un bon roi ?

— Nous y sommes parvenus avec... comment s'appelait-il déjà ? Un nom infâme... Ah oui : Isayah, s'insurge-t-il. Mais pour toi, c'était plus complexe. Te faire prisonnier et attaquer dans ton propre palais a été vain ; tu t'en es sorti. Ton père s'en est même mêlé, j'ai cru qu'il prendrait le relai, mais tu as survécu à ses offensives ridicules, lui aussi. N'est-ce pas magnifique, de vivre sans parent ? J'ai connu cela, moi aussi, à cause de lui : ton bâtard de géniteur.

C'était différent.

Sohane n'a pas connu l'absence de ses parents ; il avait son père, mais pas son affection. Iáson, lui, a grandi sous l'égide de ses parents, il avait leur amour, mais sans leur présence.

— J'ai envoyé mes soldats à ta recherche, à Dagmar. J'ai espéré que tu périsses, comme chacun de mes frères. Mais non, il a toujours fallu que tu survives.

— J'étais mourant, à Idriss, remarque Sohane.

Iáson étouffe un rire froid, comme s'il se moquait de lui-même.

— Oui, n'est-ce pas ironique ? Nous avons sauvé ta vie misérable. Sais-tu pourquoi ?

— À nouveau, fais-moi part de tes pensées.

Le ton de Sohane frôle la moquerie. Rien qu'à l'entendre, je devine que mon frère méprise ses manières, son regard glacé, son visage imperturbable, sa voix condescendante. Comme s'il se permettait de tourner en dérision celui qui le domine, en étant sûrement aussi captif que moi.

— Parce que lorsque j'ai envoyé mes hommes pour t'ôter la vie à Dagmar et que seuls trois d'entre eux sont rentrés, avance tout de même Iáson, sais-tu ce que mon messager m'a rapporté ?

— Sans vouloir te froisser, je suis en émoi en ce moment, et ton interrogatoire ne m'aide en rien. Tu sais que je n'ai pas de réponse, je ne suis pas dans ta tête, et je m'en porte fort bien ainsi. Éclaire-moi sans passer par mille détours.

Si je ne suffoquais pas autant, un sourire effleurerait mes lèvres. Mais je n'ai pas envie de sourire, surtout pas quand Sohane est menacé à mes côtés, risquant de recevoir un coup fatal à tout instant sans que je puisse intervenir. Encore moins quand il provoque son interlocuteur au point de le pousser à agir.

Je ne sais pas si Iáson a côtoyé Sohane, qu'il reconnaît sa valeur et lui accorde un certain respect, ou s'il cherche simplement à aboutir ses explications, mais rien ne se passe. Une minute de silence s'écoule, durant laquelle un duel de regards doit se jouer entre eux, je n'en sais rien... En tout cas, Iáson reprend :

— Il m'a rapporté les dires d'un certain fils de l'archer du Nord, crache-t-il. Ce qui est étrange, car l'archer du Nord, je le connais. Je le connais très bien, même : il s'agit de mon père. Comprends-tu ? Cela voudrait dire qu'il relatait des paroles de mon frère. Sauf qu'ils ont tous été tués par, si je peux le rappeler, ton père.

— Par Vylnes, corrige Sohane.

— Tu oses me reprendre ? sévit le roi de ces lieux.

Ma poitrine se serre, mes mains s'enduisent de sueur. Je n'arrive plus à reprendre mon souffle.

Faites qu'il ne le touche pas.

— Il faut nommer les choses comme elles sont. Certes, mon père les a envoyés droit vers leur mort sur le champ de bataille, mais comme tout autre homme de ses rangs. Le reste, c'est le chef-d'œuvre de ton magnifique pays.

— Je vais te tuer, Sohane Kihara, déclare Iáson d'un ton froid, à simple titre informatif. Aujourd'hui, ici même.

Il n'en fera rien.

Il n'en fera rien, car je me jure que si j'entends le moindre bruit de ses pas s'élever du sol pour s'approcher de lui, je perdrai tout contrôle.

Je tuerai mon frère.

Je ferme les yeux, essayant de prêter attention aux bruits qui m'entourent comme me l'a appris mon père il y a des années de cela. Lorsque je suis convaincu qu'aucun d'entre eux n'a bougé, un soupir sourd s'échappe de mes lèvres. Comment sont-ils disposés ? Mon frère est-il loin de lui ? Sohane est-il ligoté ? Est-il en position de se défendre ?

— Qu'a dit le messager ? s'enquit-il.

Un nouveau silence accable l'espace, mais Iáson finit par prendre la parole. Je suppose que ses pensées le hantent depuis si longtemps qu'il ressent le besoin de les évacuer, de les partager avec quelqu'un, même si ce n'est pas avec la personne qu'il attendait.

— Il m'a dit que le fils de l'archer du Nord était à la hauteur de sa réputation : nonchalant, provocateur, mais surtout puissant.

— En quoi cela me concerne-t-il ?

— Il m'a dit qu'il s'est montré fort virulent, quand on a commencé à s'en prendre au prince, et qu'il a décrété mot pour mot : « Faites savoir au peuple que Sohane Kihara est sous ma protection. »

Il me ramène près de trois ans en arrière. Je ne me souviens même plus d'avoir prononcé ces mots, car j'étais, malgré moi, sous l'emprise de drogues à ce moment-là. Je n'avais pas encore compris à quel point Sohane était important pour moi. Même si je les pense toujours, je n'avais pas mesuré l'impact de mes paroles.

À quel point elles nous porteraient préjudice.

— Eh bien ? Le craignez-vous ?

— Loin de là, je connais Aimé. Je l'ai éduqué. Il est l'homme qu'il est aujourd'hui parce que je l'ai forgé ainsi. Ce n'est pas ce qui me chagrine, non, ce n'est pas la raison pour laquelle cette phrase a tourné en boucle dans ma tête, jour et nuit, encore et encore, à n'en plus finir.

Pourquoi cela l'affecte-t-il autant ?

Je me sens mal. J'ai l'impression d'avoir failli à quelque chose. Entre les responsabilités héritées de mon enfance, celles imposées par mon statut de soldat, et celles que je me suis attribué en étant tombé amoureux.

Je ne pensais pas un jour entendre Iáson parler de moi ainsi, comme le gamin qu'il a pris en charge quand notre père en était incapable. Il a raison, c'est la vérité, mais l'entendre de sa bouche reste douloureux. Je pensais qu'il le faisait parce qu'il en avait envie, pas pour l'utiliser contre moi un jour. Décréter que je ne suis que le produit de son labeur, que sans lui, je ne serais rien.

— Quelle est donc cette raison ? Est-ce l'orgueil qui occupe trop d'espace en toi ? Ou le complexe d'infériorité qui te ronge, parce que ton frère accorde plus d'importance à un autre homme ?

Cherche-t-il à mourir ?

— Range ta langue, Sohane. L'unique raison pour laquelle tu es encore en vie, c'est parce que je suis un homme conciliant et indécis.

Il prend une profonde inspiration, s'apprêtant sans doute à laisser éclater sa colère, avant de conclure :

— Non, ses mots m'ont troublé, car n'est-ce pas étrange que j'aie cherché par tous les moyens à t'ôter la vie, tandis que mon frère faisait de toi son protégé miraculé ?

Pourquoi cela l'obsède-t-il à ce point ?

Je ne sais pas moi-même pourquoi je me suis épris de Sohane. Enfin, si je le sais. Pour mille et une raisons que mon esprit refuse de considérer. Mais qu'importe ? Je comprends qu'il n'accorde aucune valeur à son existence ; pour lui, il n'est que le fils de l'homme qui a accaparé notre père, détruit la vie de nos frères, tué notre mère. Il n'est que le prince héritier d'un pays dont il ne partage le sang que de moitié, incarnant ainsi une lignée dont il ne se sent pas pleinement partie prenante.

Il n'a pas passé des journées à le voir se défendre contre l'ennemi, mais aussi contre ses propres troupes. À le voir manger, dormir, s'entraîner seul, parce que personne n'ose l'approcher. À rester près de lui pour qu'il puisse trouver le sommeil, pour éviter qu'il ne s'effondre de fatigue sur le champ de bataille, perdant ainsi le respect des hommes qu'il s'efforce de mener.

Il ignore tout cela.

Tout comme Sohane ne sait rien des après-midis que Iáson passait à dormir dans l'herbe qui précédait la maison, en espérant que Rufus rentre. Des nuits qu'il passait à consoler notre mère, qui souhaitait rejoindre ses fils au ciel. Ou encore des journées qu'il consacrait à observer les barrages du village, priant pour qu'aucun messager ne vienne ce jour-là. Par peur qu'il annonce la mort de notre père ou son départ pour le palais, où il savait qu'il rendrait l'âme tôt ou tard.

Ni l'un ni l'autre n'a conscience des douleurs qu'ils portent en eux. Ils ont vécu des vies différentes, et pourtant si semblables, comme chacun d'entre nous. Pourtant, cela ne les empêche pas de souhaiter la mort de l'autre.

Qui a raison, qui a tort ?

Pourquoi les souffrances de l'un seraient-elles plus légitimes que celles de l'autre ?

Oui, j'ai fait de Sohane mon protégé miraculé, comme il le dit. Mais peut-il vraiment me blâmer d'avoir choisi de rester auprès de celui qui me faisait ressentir quelque chose ? Il est le premier à comprendre, à réaliser que, tout au long de notre vie, nous avons cherché une forme de stabilité et d'émotion authentique.

Peut-il réellement me blâmer, en toute sincérité ?

— Qu'est-ce qui a divergé ? Pourquoi ? Pourquoi Aimé te protège-t-il ? s'époumone Iáson. Pourquoi, s'il était encore en vie, est-il resté aux côtés de notre père ? Pourquoi, s'il était encore en vie, n'a-t-il pas protégé notre mère ? Pourquoi s'est-il livré à Mahr ? Pourquoi souhaite-t-il tant ta survie ? Pourquoi est-il aujourd'hui roi d'un pays qui nous a tout pris ?

Comment peut-il penser aussi différemment de moi ? Nous étions les mêmes, enfants.

Nous étions les mêmes enfants.

Tout le monde retient son souffle si longtemps que je me demande s'ils sont partis. Mais Iáson renifle, et je crois que Sohane a simplement gardé le silence pendant que mon frère pleurait devant lui. Je le remercie pour cela, car malgré la virulence qu'il a envers lui – et oui, il paiera pour cela – Iáson avait besoin de ce répit.

Je crois.

— Peu importe, rugit-il. Je ne répéterai plus mes erreurs. T'épargner ne m'apporte rien, pas plus que de tenter de comprendre les actions de mon frère. Je vais te tuer, et je commencerai par cet infâme sauvage, s'écrie-t-il en arrachant la cagoule qui me serrait la gorge depuis des heures.

Je n'ai même pas perçu son approche. Il me faut une bonne paire de secondes pour m'acclimater à la clarté ambiante. À la place de l'espace restreint que je croyais être une simple pièce morose, je découvre un vaste complexe architectural sculpté dans la roche, niché au cœur de montagnes escarpées. Nos têtes sont abritées sous un toit en pierre dorée, façonné avec un soin dont je n'ai jamais été témoin à Mahr. Nous ne sommes pas à l'intérieur, mais à l'orée de la nature, entourés de colonnes romaines qui marquent l'entrée du palais, évoquant une grotte ou un ancien sanctuaire naturel. Un grand bassin aux eaux vertes et claires s'étend entre nous et les portes d'entrée, ou ce qui s'en approche.

Il me faut près d'une minute pour comprendre que Iáson a cessé de tergiverser et maintient son bras au-dessus de ma tête, paralysé.

Ses yeux gris se posent sur moi, à la fois terrorisés et hagards. Sa mâchoire acérée se crispe, et son regard parcourt mon corps, ma posture, ma tenue. Il expire, lentement, serrant les poings le long de ses hanches.

— Tu n'es pas Casey, finit-il par dire.

Ses lèvres se réduisent en une mince ligne, presque amère.

— Dieu merci.

C'est tout ce qui me vient à l'esprit. Ridicule, peut-être, mais il m'impressionne encore plus qu'avant. Et, en vérité, je n'avais jamais envisagé cet instant, je n'ai jamais eu le temps de réfléchir à ce que je dirais si je revoyais mon grand frère. Pour moi, il était mort.

Puis Iáson prononce une phrase dans une langue qui m'échappe. Ses mots résonnent, s'ancrent sous ma peau comme s'ils cherchaient à réveiller quelque chose d'enfoui, mais ils demeurent incompréhensibles.

Son regard se durcit encore.

Il me fait peur.

— Tu ne comprends pas, n'est-ce pas ? C'est normal, après tout. Tu n'as rien pris de maman.

Il n'a pas le droit de dire ça.

De quels droits pense-t-il disposer, pour se dresser devant moi après des années de silence, et me provoquer sur le lien qui me liait avec ma mère ? M'accuser de ne pas l'avoir protégée, quand il a disparu de nos vies !

Je pose un pied au sol, puis l'autre, me redressant sous son regard, qu'il doit lever pour ne pas rompre notre échange. Je suis plus grand que lui, plus imposant. Peut-être pas dans le poids de mes mots, ni dans mes compétences au combat, mais je ne suis plus aussi faible qu'il l'imagine. Les muscles de mes bras se contractent tandis que j'essaie de rester droit, malgré les liens qui retiennent mes mains dans mon dos.

— Non, malheureusement pour moi, c'est de papa que j'ai hérité, scindé-je, d'une voix grave qui ne me ressemble pas.

Je devine qu'il veut me faire face, me cracher sa rancœur. Une rancœur née de nulle part, au fil des années où nos chemins ne se sont même pas croisés. La dernière fois qu'on s'est vus, il m'a serré dans ses bras jusqu'à ce que j'éclate en sanglots, effrayé à l'idée de le perdre, et aujourd'hui, alors que je le retrouve enfin, il me fixe comme si ma seule vue le répugnait. Pourtant, il ne fait rien. Il se contente de masser sa mâchoire, de lever les yeux au ciel pour retenir des larmes traîtresses, avant de me tourner le dos.

— Je ne peux pas faire ça, assène-t-il.

Faire quoi ? Me faire face ? Est-ce que, finalement, je suis vraiment le plus faible de nous deux ?

Il s'éloigne, murmure quelques mots à l'oreille d'un homme resté en retrait devant le bassin, puis disparaît dans les couloirs qui précèdent les portes d'entrée.

C'est tout ?

Il me retrouve après toutes ces années, je suis loin d'être l'homme qu'il a quitté – s'il m'a un jour considéré comme tel – et après un seul mot, il s'en va ?

— Iáson ! vociféré-je, en vain.

Il a déjà disparu. L'homme de Vylnes auquel il a parlé se plante derrière moi et défait mes liens. Mais alors qu'il m'entraîne vers l'intérieur, je cherche Sohane du regard. Il se tient à ma droite, un sourire à peine esquissé, les poignets à peine libérés. J'accepte de suivre l'homme d'Iáson à condition que Sohane nous accompagne, et, tandis qu'il nous fait traverser un long couloir baigné de lumière, mon cœur se serre.

Qu'est-ce que je fais là ?

Comment tout cela peut-il être réel ?

Je me sens vaciller, à deux doigts de m'effondrer.

L'intendant, dont les boucles sont encore plus sombres que les miennes, nous mène dans une salle de marbre gris, bordée de grands miroirs aux cadres dorés. Une fois à l'intérieur, il murmure avant de s'éclipser :

— Je reviendrai vous chercher en temps et en heure.

Ils nous ont enfermés dans un couloir sans fenêtres ni issues, à part la porte que l'intendant a claquée derrière nous. Les murs gris sont décorés de grands miroirs, de deux lavabos et de trois salles de bains successives. Jamais je n'avais vu de telles installations pour se laver ; chaque cellule est séparée par des vitres qui se fondent dans les murs. Cela me semble irréel.

Sohane s'est éclipsé dans la première salle depuis un bon quart d'heure. Même si je déteste le savoir éloigné de moi dans un endroit pareil, je finis par entrer dans la dernière.

Ils exigent que l'on porte les tenues officielles de Vylnes avant de nous admettre dans leurs bureaux de pouvoir. Sohane s'est conformé sans résistance. Il veut sans doute éviter les ennuis, mais moi... je ne peux pas m'y résoudre. Qu'est-ce que tout cela signifie ? Mon frère croit-il vraiment qu'il est intouchable ici simplement parce qu'il porte le nom de ma mère ? Se souvient-il que moi aussi, je porte ce nom ?

La colère bouillonne en moi, et je frotte ma peau sale jusqu'à la rendre rouge et douloureuse, comme pour en effacer chaque trace étrangère. Je m'assois finalement sous l'eau qui coule d'un conduit inattendu, activé par une roulette en bois incrustée dans le mur. Chaque détail de ce pays me dépasse.

Je reste là, assis si longtemps que, quand je relève la tête, les cheveux trempés, je me demande s'ils sont déjà venus nous chercher.

Avant de sortir, j'attrape une serviette blanche que je noue autour de ma taille. Dès que mes pieds touchent le carrelage froid, un frisson glacé parcourt mon corps.

La porte est toujours verrouillée, et les miroirs sont couverts de buée, à l'exception d'un endroit où Sohane a tracé un passage de sa main pour entrevoir son reflet. Vêtu d'une tunique blanche qui tombe à mi-cuisse, serrée d'une large ceinture de cuir brun, il se tient devant le lavabo, le dos voûté, les épaules tendues. Son cou est abaissé, sa posture imprégnée d'une résignation profonde, comme si le désespoir l'avait saisi en plein cœur. Je doute qu'il ait remarqué ma présence.

Un long soupir s'échappe de lui et se brise contre le miroir. Je m'avance, m'adossant discrètement à un mur, tandis que sa main tremblante glisse sur son visage, tentant sans succès d'en effacer les marques de fatigue et de tourment.

Je croise les bras sur mon torse.

— Il t'a fait te sentir mal ? lancé-je d'une voix acérée.

Sohane sursaute, puis se tourne vers moi.

— Non, je suis juste... fatigué.

Son regard glisse sur mes clavicules avant de plonger dans le mien. Des cernes marquent ses yeux, et ma mâchoire se serre en voyant ses cils frôler ses pommettes.

Il est à bout de forces.

— J'ai envie que tout ça s'achève vite.

Je hoche la tête.

Moi aussi.

J'imaginais qu'il se tiendrait en retrait, muré dans son silence jusqu'à ce qu'on vienne nous chercher. Après tout, je commence à le connaître. Mais, à ma grande surprise, il lève un doigt et m'invite à m'approcher, la mine épuisée.

Je décolle mes omoplates du mur froid et, la gorge nouée, me redresse sous ses yeux. Un soupir chaud s'échappe de ses lèvres entrouvertes avant qu'il ne se laisse tomber contre moi. Sa joue repose contre ma poitrine, son torse absorbant la chaleur du mien.

Je serre un poing contre mes lèvres, le visage brûlant, tandis qu'il noue ses bras autour de moi.

Peut-il sentir mon cœur battre à tout rompre ?

— Qu'est-ce que tu fais ? murmuré-je.

— Je me ressource.

Oh, mon amour.

— Ce sera bientôt terminé, affirmé-je.

Il acquiesce, même si je sais qu'une part de lui s'inquiète qu'on ne rentre pas tous les deux. Enfin, c'est ce à quoi je songe jour et nuit depuis qu'on a quitté le palais, parce que je ne supporterai pas de le perdre une fois de plus.



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