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(Nouveau chapitre, et oui il est du point de vue du perso le plus détesté de l'histoire à l'heure actuelle 😔)


















𝓢ohane




Ma chambre est intacte. Enfin, si l'on fait abstraction des draps froissés, du sol taché de cire fondue, des rideaux à moitié déchirés, et du meuble où mes livres sont éparpillés, grands ouverts. Je refuse de croire que quelqu'un s'est amusé à ruiner ma chambre.

Casey s'aventure au cœur de la pièce avant moi. L'impression d'être un inconnu dans ma propre chambre, je reste sur le seuil. Il s'empresse d'ouvrir un tiroir et de me voler une chemise trop petite pour lui. Les manches manquent de se déchirer au niveau de ses épaules, sans parler des boutons qui sont impossibles à nouer, mais il s'en satisfait. Face au miroir dressé contre le mur, Casey détaille la plaie qui cisaille la bosse sur son nez. Il utilise l'extrémité humidifiée de sa manche pour éponger le sang qui imprègne aussi bien ses joues que ses lèvres.

— Il a de la force, admet-il.

Le moindre contact entre sa blessure et le tissu lui arrache une grimace. Semblable à celle qu'Aimé avait pour habitude de faire, lorsqu'il me voyait parler avec Ares, noté-je. Je ne peux plus regarder mon ancien voisin de cellule sans que les traits d'Aimé ne se confondent avec les siens.

Pourtant, ils ne se ressemblent pas tant que ça, je suis sûr qu'il n'y a que moi qui leur trouve des points communs.

Je pense tout le temps à lui, c'est insupportable.

— Malheureusement.

— Et pas qu'un peu, bordel, rechigne-t-il en s'agaçant de douleur.

— Il n'en a même pas conscience. Le pire, c'est qu'il n'a pas besoin de la travailler, c'est dans son sang.

Casey me fait face.

— Comment ça ?

— Il descend d'Ares, le meilleur soldat du règne de mon père, et comme Iáson, Adam et Adonis avant lui, il possède une force miraculeuse innée. Mais je crois que celle d'Aimé dépasse toute attente.

— Alors, cet Aimé, s'enquit-il sans pour autant relever le nez de son occupation. Pourquoi est-ce qu'il t'obsède à ce point ? Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter une telle haine ?

Bien qu'Aimé soit le seul sujet propice à me faire parler, je préfère ne pas lui causer du tort en livrant des informations à son sujet. Surtout si elles peuvent lui porter préjudice.

— Comment a-t-il fait pour obtenir le trône, s'il n'a aucun lien de sang avec ton père ?

Mes paumes sous les yeux, je tends la main vers l'intérieur. Je crains que si je m'aventure de trop entre ces murs, ils ne se referment sur moi. J'ai peur que mon corps soit maudit, qu'il ne puisse pas supporter d'être au cœur d'un lieu qui m'a vu pleurer ; me ruer de coups ; me jeter contre les murs ; m'étouffer dans mes draps ; hurler de détresse au milieu de cauchemars...

— Tu ne m'écoutes pas, remarque Casey en secouant sa main sous mes yeux.

S'il peut se tenir debout dans ma chambre, il n'y a pas de raison pour que j'en meure. Rentrer n'est pas le problème, y rester est plus difficile. Sur les murs, il y a des traces apparentes des dessins et de toutes les annotations que j'ai gravées au fil des années. Le coin de mon meuble est maculé de vieux sang séché. Mon sang. Il n'y a que la terrasse qui est censée être intacte, puisque je n'y allais que pour observer l'horizon.

Sauf que la terrasse n'est ni intacte, ni déserte. Elle comporte des débris de verre, des lambeaux de vêtements arrachés, et des bouteilles d'alcool vides.

— Sacré train de vie, commente Casey.

Il s'empare des restes d'un haut en lin blanc encore humidifié de sueur, et de bagues métalliques échouées au sol.

— Je ne l'ai jamais fait en plein air, ça rajoute quelque chose ?

Je lui arrache des mains le vêtement, assez mal à l'aise pour sentir que mes joues se réchauffent. Il sait que la sueur est trop récente pour être mienne, mais ça ne m'empêche pas d'être aussi embarrassé par son sous-entendu que si j'étais coupable. Assez embarrassé pour le laisser enfiler les bagues autour de ses doigts sans rien dire.

— Je te taquine. Tu sais à peine tenir une conversation, je ne te vois pas faire plus.

Suis-je trop susceptible si j'admets que ses mots me blessent ? Je n'arrive pas à m'exprimer avec des individus en qui je n'ai pas confiance, donc je suis incapable d'intéresser qui que ce soit ? Est-ce pour cela qu'Aimé n'est pas resté ? Parce que je n'ai jamais su lui donner les arguments pour le faire ? Parce que je n'ai jamais su le captiver assez, si ce n'est que par mon titre et ce que je représentais ?

— Sohane, tu recommences.

Il me suffit d'enjamber les bouteilles et de garder la tête haute pour quitter ma chambre en une fraction de secondes. Rien que l'odeur de sueur me donne la nausée.

Mon esprit mélange tout, j'en viens à avoir envie de vomir pour des odeurs qui n'existent que dans mon esprit. C'est à peine si je reconnais la silhouette d'Aimé appuyée contre la paroi du couloir. Les bras croisés sur sa poitrine, il me toise du regard comme si je n'étais pas réel.

— Un problème ? l'interrogé-je.

— Je te retourne la question, tu as l'air mal en point.

— Il semblerait que ta présence me rende malade.

L'attention d'Aimé se dirige vers l'intérieur de la pièce.

— Ou la sienne. Tu le laisses seul dans ta chambre ?

— J'ai passé deux ans avec lui, il est inoffensif.

Aimé penche sa tête sur le côté, les lèvres pincées. Il fait un pas dans ma direction et abaisse ses lèvres à mon oreille.

— Le contexte n'avait rien à voir, il était captif. L'instinct de survie rend bien aimable des individus tordus.

À mon tour, je murmure :

— T'en sais quelque chose, pas vrai ? Se faire le prince pour passer entre les mailles du filet du royaume.

— Tu parles comme si je t'avais utilisé. Comme si je t'avais déjà fait ressentir que je n'étais là que pour quelque chose d'aussi artificiel que ton corps ou ton titre.

Je reste muet.

N'est-ce pas le cas ?

Je ne sais plus... Mes souvenirs s'emmêlent. Je ne parviens plus à distinguer ce qui s'est réellement passé de ce que j'ai imaginé. Mon esprit est en désordre, et je ne comprends même plus ce que je dois dire ou faire.

Dans ma tête, les événements qui ont précédé notre séparation n'ont cessé de tourner en boucle, jusqu'à se réduire en fragments insignifiants. J'ai dépéri en prison, revoyant jour après jour le regard qu'il m'a lancé après que je lui ai révélé la vérité à propos de la mort de sa mère.

J'aurais dû lui en parler plus tôt. Je le sais, je n'aurais pas dû attendre. Mais, à mesure que le temps passait, plus je tombais amoureux, et plus j'étais terrifié à l'idée de le perdre. Je savais que, quand la vérité éclaterait, il réagirait ainsi, et sa colère était justifiée. Il avait toutes les raisons d'être en colère contre moi, mais pas de me comparer à mon père.

Pas quand mon père... mon père...

Il n'avait pas le droit de me comparer à cet homme, sachant ce qu'il m'a fait subir.

Mon père m'enfermait dans le noir jusqu'à ce que je m'endorme en pleurant. Il me répétait chaque jour que j'étais une erreur, que je n'aurais jamais dû voir le jour, que j'avais volé la vie de mon grand frère, celle de ma mère...

Il espérait que je meure. Il ne m'a jamais regardé avec fierté, toujours avec mépris. Il m'a rabaissé à chaque instant, allant jusqu'à répandre des rumeurs sur moi, des mensonges qui se sont propagés dans tout le royaume.

Et lui... il savait tout ça. Il savait à quel point ça m'a détruit, et pourtant, il m'a comparé à cet homme.

Il n'avait pas le droit de me tourner le dos, de partir sans moi, pas alors que la veille, il me promettait de me protéger, même au péril de sa propre vie.

Je ne me souviens plus clairement de ce qui s'est passé ensuite. Tout est flou.

Je revois juste la scène où j'ai saisi mon épée et l'ai suivi sur le champ de bataille, comme il le souhaitait. Je me rappelle l'avoir protégé, puis la brûlure intense, la douleur qui a transpercé mon corps.

Le reste est un lourd brouillard.

M'a-t-il pris dans ses bras, ou est-ce un rêve que je me suis inventé pour apaiser ma peine ?

J'ai rouvert les yeux dans une cellule lugubre, priant chaque jour pour qu'il vienne me chercher. Il ne pouvait pas avoir abandonné l'idée de me retrouver, alors qu'il n'avait pas mon corps. Il ne pouvait pas croire que j'étais mort, alors qu'il ne pouvait pas m'enterrer, n'est-ce pas ?

Je sais que ma douleur me submerge et étouffe toute logique, mais cette souffrance... elle est dévorante.

Je me sens trahi par celui qui, pourtant, m'avait toujours compris. Il m'avait assuré que j'avais le droit de ressentir, d'être triste pour des choses qui pouvaient sembler dérisoires aux yeux des autres. Il m'avait dit que j'avais le droit de ne pas me sentir à l'aise à l'idée de m'exprimer, de partager mes pensées, de me livrer. Il m'avait dit que je pouvais lui faire confiance. Peut-être que je me détestais assez pour m'accrocher et dépendre de la seule personne qui me faisait sentir important, mais j'avais vraiment envie d'y croire.

Aujourd'hui, je ne comprends toujours pas pourquoi il semble si surpris de me revoir, alors qu'il n'a jamais eu la confirmation de ma mort. Cela me déroute encore plus. Ça me tue de lui faire du mal, mais je ne peux pas me permettre de le laisser m'approcher au risque qu'il me laisse à nouveau.

D'un autre côté, je sais bien que ce n'est en rien sa faute, mais je ne peux m'empêcher de lui en vouloir pour ce que j'ai enduré en prison. La rancœur s'accumule à chaque pensée de son absence, chaque moment où j'ai été laissé à souffrir seul. Quand les soldats me rabaissaient, se moquaient de moi, et m'obligeaient à avaler leur nourriture immangeable jusqu'à ce que je m'étouffe parce qu'ils jugeaient mon corps trop fin. Quand ils déchiraient mes vêtements et me forçaient à me laver, frottant ma peau jusqu'au sang en me traitant de sale. Quand ils ajoutaient des drogues dans ma nourriture et que je me réveillais le corps tuméfié, je me raccrochais au visage d'Aimé. Je m'accrochais à l'idée de lui, l'imaginant me bercer, me prendre dans ses bras, embrasser mon front comme il l'avait fait cette nuit-là.

Jusqu'à ce que la haine que je portais aux gardes se projette sur lui et que je me mette à haïr Aimé.

Mon Aimé.

Je ne parviens plus à discerner le vrai du faux, et je ne suis pas encore prêt à lui laisser la chance de m'éclairer. J'ai besoin de garder cette rancœur, j'ai besoin de croire que ma souffrance a eu un sens. Ma douleur ne peut pas être vaine.

— Je n'en sais rien. Je ne te connais pas.

— Ne me fais pas ça, Sohane, souffle-t-il, les yeux chargés de douleur.

Il plisse les yeux et son front s'avance vers le mien.

— Ne me touche pas.

— Je ne veux pas te toucher, je veux te parler, je veux te voir. J'ai besoin de te voir, Sohane.

Mon prénom.

Mon prénom entre ses lèvres équivaut à un milliard de coups de poignard dans le cœur.

— Vous m'avez l'air bien désespéré, monsieur le roi, s'exclame Casey.

Il apparaît à ma droite et s'appuie contre l'encadrement de la porte en croisant les bras. Pour le peu de fois où je les ai vus ensemble, j'ai l'impression que Casey change de comportement en présence d'Aimé. C'est léger, mais il m'a l'air plus assuré, sur la défensive, voire même... défiant ?

— Peut-on faire quelque chose pour apaiser vos tourments ?

— Je ne vois pas à quel moment tu t'es senti concerné, mais non, il n'y a rien que tu puisses faire à part garder le silence.

Aimé ne lui accorde pas la moindre attention et reste focalisé sur moi, comme s'il cherchait une explication à travers mon regard.

— Ainsi soit-il, répond Casey en glissant ses doigts sur ses lèvres.

L'ombre d'un sourire naît sur le visage d'Aimé à la vue du sang qui macule aussi bien les lèvres de mon camarade que ses manches, puis il disparaît d'un coup.

— Ça, s'enquit-il en tendant sa paume vers Casey. Ça ne t'appartient pas.

Aimé saisit son poignet et lui ôte les quelques bagues de métal qui ornent ses doigts, avant de les glisser dans les poches de son pantalon.

— C'est à toi ?

— Ça te regarde ?

— C'était sur le balcon de Sohane, alors en quelque sorte, remarque Casey, oui.

— Dans ce cas, Sohane est assez grand pour me le demander lui-même, si ça l'intéresse.

Evidemment que ça m'intéresse.

Pourquoi y a-t-il des vêtements suants et déchirés étalés sur mon balcon, en plus de bijoux qui appartiennent à un individu dont je ne sais rien ? Pourquoi les draps de mon lit sont-ils froissés ? Pourquoi est-ce qu'on est rentré dans ma chambre ?

Ça me brûle la gorge de le lui demander, mais je lui donnerais raison. Notre échange s'attarde contre mon gré et j'arrive à peine à le regarder dans les yeux sans qu'avaler ma salive ne soit douloureux.

Je n'ai aucune envie de le voir plus longtemps.

— Je ne veux pas le savoir, affirmé-je avant de fermer la porte, quitte à enfermer Casey et Aimé dehors.

Pourtant je n'y parviens pas, la porte est bloquée par la paume du roi et il n'a pas l'air résolu à me laisser prendre la fuite. À chaque pas qu'il fait vers moi, j'en fais un en arrière, jusqu'à ce qu'on se retrouve tous les deux dans ma chambre et qu'il ferme la porte au nez de Casey. Je mords ma langue et ferme les yeux, priant pour qu'aucune larme ne franchisse mes paupières.

J'ai toujours été en colère, contre tout et tout le monde. Pourtant je n'ai jamais eu autant de mal à le faire ressentir.

— Ne t'en fais pas, je sais que tu ne veux pas me parler et je ne vais pas t'obliger à le faire, avoue-t-il à voix basse. J'ai juste besoin que tu m'écoutes et c'est impossible quand il est là.

J'inspire lentement, jusqu'à ce que mon pouls s'apaise et que le liquide qui s'accumule sous mes paupières se dissipe.

— Qu'est-ce que tu veux me dire ?

Quand nos regards se croisent, un silence communicatif embaume l'espace. Je sais ce qu'il a à me dire, il le sait aussi, mais il n'est pas prêt à le faire – ou je ne suis pas prêt à l'entendre. Alors il baisse la tête en soupirant et se résout à prétendre qu'il requiert mon attention et m'isole dans ma chambre pour me livrer une information futile.

— Le peuple doit avoir conscience de ton retour avant le duel, tu ne peux pas juste débarquer au milieu d'une arène et clamer que tu es le prince de Mahr mort il y a deux ans.

— Devine à qui appartient cette fabuleuse idée, ironisé-je.

Malgré la pénombre de la pièce, je perçois le sourire qu'il essaie de repousser.

— Ton génie de père, souffle-t-il.

Je régule ma respiration avant que mon rythme cardiaque ne s'emballe à nouveau.

— Tu proposes quoi ?

Ma voix faible me trahit. Aimé s'assoit sur mon lit et triture les quelques peluches qui s'égarent sur les couvertures. Son silence me ronge les tripes.

— Aimé, l'interpellé-je en claquant des doigts sous son nez.

Il relève les yeux et secoue la tête.

— Sohane ?

— Tu proposes quoi ?

À nouveau, il m'observe sans répondre, captivé.

— Qu'est-ce que tu veux, au final ? m'énervé-je.

— T'écouter parler ? Gagner du temps avec toi ?

Ma respiration se coupe et dès lors que j'effectue un pas en arrière, il soupire.

— Un dîner en l'honneur de ton retour, suggère-t-il en grattant l'arrière de sa nuque.

— Un dîner ?

— Oui, un banquet. Histoire de montrer au pays que tu es en vie.

— Histoire de regrouper un maximum de villageois dans l'arène avant que tu ne me portes le coup fatal, c'est ça ?

— Non, Sohane, soupire-t-il. Je ne tiens pas à ce que ta mort devienne un divertissement.

Je serre les dents le temps qu'il se redresse. De toute façon, pour eux je suis déjà mort. Je suis même oublié. Peu m'importe qu'il y ait un spectateur ou des centaines, dans tous les cas, je me rendrai justice.

— Je le sais, parce que c'est toi qui mourras.

Quand je pense qu'il n'a plus rien à ajouter, parce qu'il garde le silence si longtemps que je finis par me ronger les ongles, il murmure mon prénom. Un courant d'air fait voltiger les rideaux du balcon vers l'intérieur de la pièce et effleure ma joue.

J'ai froid.

Sous le murmure sourd du vent, Aimé humidifie ses lèvres et glisse une phrase si bas que je pense imaginer :

— Tu ne peux pas me faire craindre la mort, je l'attendais un peu chaque jour quand je pensais qu'elle t'avait pris.

Rien n'y fait, retenir mon souffle ne sert à rien, je perds pied. Mon cœur s'emballe. Je lui tourne le dos et me dirige vers la porte, prêt à lui demander de partir. Pourtant, malgré les injonctions de mon cerveau, ma main reste figée sur la poignée. Un souffle chaud m'échappe tandis que j'essaie de garder mon calme, mais les mots franchissent mes lèvres avant que je ne puisse les retenir :

— Les bagues, elles ne sont pas à toi. Elles appartiennent à ton second, pas vrai ?

— Comment tu le sais ?

Je ne le sais pas.

Je sais juste qu'il avait tendance à grimacer quand on l'obligeait à porter de l'argenté. Il avait raison de la faire, l'or embrassait bien mieux le teint de sa peau.

— Tu n'aimes pas l'argenté.

À travers le silence que je jette, j'ouvre la porte et lui désigne la sortie. Casey est adossé au mur en face de nous et son regard se baisse à hauteur de mon oreille lorsque Aimé y approche sa tête.

— Sauf sur toi, souffle-t-il avant de sortir.


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