XIII. Associés contre le crime

Louis-Gustave Valette parvint à s'introduire au cœur du domaine de Mademoiselle de Touchet sans trop de problèmes. Avec son air propre sur lui et son costume trois-pièces toujours parfaitement brossé, il ne collait guère à l'image que l'on se faisait du vagabond ou du danger public. Il avait l'intention de retrouver Domitille et Calixte et de discuter de l'affaire plus en détail avec elles, maintenant qu'il avait eu l'occasion de prendre connaissance du dossier ; pour ce faire, il lui fallait toutefois mettre la main sur la gracieuse Mademoiselle de Touchet, qu'il espérait trouver dans l'internat des filles, ou alors dans son pavillon personnel, au bout de l'allée – les jumelles racontaient qu'elle y conservait une quantité d'armes à feu impressionnante, rumeur que Louis-Gustave n'avait jamais prise au sérieux, mais qu'il aurait tout de même été curieux de vérifier.

Quoi qu'il en soit, l'honorable bâtiment de pierre qui hébergeait les jeunes filles se trouvait plus proche sur le chemin, aussi le jeune avocat commença-t-il ses recherches par-là. Il toqua à la porte, et eut la surprise de voir Stéphane Lande d'Aussac lui ouvrir, tirée à quatre épingles dans son uniforme d'agent des forces de l'ordre. Stéphane et Louis-Gustave avaient été à l'école ensemble, et quand leurs chemins s'étaient séparés, c'était pour mieux se retrouver dans leur vie professionnelle : l'avocat et la policière se croisaient bien souvent en salle d'interrogatoire, elle chargée de faire avouer à des petites frappes locales que oui, c'était bien elles qui avaient volé le vélo du maire, tandis que lui-même s'efforçait d'empêcher lesdites petites frappes locales d'avouer quelques méfaits supplémentaires – suspendre les caniches des petites vieilles aux platanes, repeindre les chats en vert, voler des pommes et les accrocher par paire sous l'entrejambe de la statue de Napoléon, ce genre de choses. Jusqu'au meurtre de Valmont Desmiers, les délinquants rencontrés par Louis-Gustave s'étaient toujours montrés terriblement décevants.

– Salut Louis ! lui sourit-elle en s'effaçant pour le laisser entrer. Tu cherches la vieille de Touchet ? Elle est en haut avec notre très compétent lieutenant Fondement.

Louis-Gustave lâcha un soupir.

– Ah, j'ai eu l'occasion de le rencontrer, ton lieutenant. Tu te rends compte qu'il a eu le culot de mettre mes deux frangines en garde à vue ? Elles ne sont même pas majeures !

– Il a ses bons et ses mauvais côtés, reconnut Stéphane. Bon, tu rentres ou tu sors ? Je dois finir d'examiner la collection de thé de Ceylan de ces demoiselles – sait-on jamais, l'empoisonneur pourrait avoir planqué sa réserve par là-dedans.

– Quel empoisonneur ?

Louis-Gustave demeura encore un moment sur le pas de la porte, interdit. Il fallut que Stéphane lui résume l'affaire pour qu'il se sorte de sa transe, clairement sur les nerfs.

– Muguette de Vauchaussade, à l'hôpital ? Et personne ne prévient les représentants légaux ? Ah je te jure, c'est le bordel par ici... Tu ferais bien de garder un œil sur ton frère !

Il s'engouffra dans la maison sur cette déclaration, laissant à peine à Stéphane le temps de répliquer qu'elle ne s'inquiétait pas trop pour Adélaïd. Elle ajouta encore autre chose, mais Louis-Gustave était déjà loin. Il débarqua ainsi au premier étage, et retrouva Mademoiselle de Touchet et ses visiteurs en suivant le son de leur voix, qui provenait d'ailleurs de la seule chambre dont la porte était ouverte, à l'étage.

– Bonjour ? hésita-t-il.

Il jeta un œil dans la chambre concernée, pour tomber nez à nez – ou nez à fesses plutôt – avec le charmant derrière du lieutenant Patrick Fondement, dont la tête et les bras disparaissaient sous une montagne de dentelle et autres indécences vestimentaires.

– Vous ! s'exclama le membre des forces de police d'une voix virile, dont l'effet fut fortement gâché par le soutien-gorge fuchsia qui lui pendait au nez.

– Moi, avoua Louis-Gustave en haussant les épaules.

– Vous fouinez sur la scène de crime ! l'accusa le policier en se débarrassant de son attirail de dentelle.

– Je ne fouine pas, se défendit posément Louis-Gustave, ne bronchant pas lorsque le lieutenant Fondement vint poster son nez à quelques centimètres du sien. Je venais simplement demander à Mademoiselle de Touchet la permission de lui emprunter mes deux jeunes sœurs.

La vieille dame, rendue très rouge par les découvertes du policier dans la chambre de son élève et l'obligation de lui expliquer que non, les jarretières n'étaient pas des accessoires pour les cheveux, leva un regard un peu ahuri sur ce jeune homme dégingandé qui formulait une pareille demande.

– Oui oui, faites, murmura-t-elle en agitant les doigts.

Louis-Gustave apprécia son ton expéditif, lui qui s'était déjà attendu à devoir argumenter des heures durant pour soustraire Domitille et Calixte à leur merveilleuse éducation et leurs non moins merveilleux professeurs triés sur le volet. Il quitta la chambre en vitesse pour ne pas donner à la vieille demoiselle l'occasion de revenir sur sa décision, et s'engagea dans les escaliers. Le lieutenant Fondement le rattrapa presque aussitôt, largement plus athlétique, et le plaqua contre un mur.

– Je vous aime bien, en fait ! décréta-t-il en approchant un peu trop son visage de celui de Louis-Gustave.

– Vous avez une drôle de manière de le montrer, grogna le prisonnier, dont le menton était largement gêné par l'avant-bras du lieutenant.

– Je vous connais, vous autres les petits avocats. Si on ne vous brusque pas un peu, on n'obtient jamais rien que des promesses sans fondement et de vaines circonvolutions verbeuses de votre part !

– Vous avez trouvé « vaine circonvolution verbeuse » tout seul ?

Louis-Gustave, toujours coincé entre le mur et le corps massif du lieutenant, le défia d'un air naïvement étonné.

– C'est ça, faites le malin, grommela le lieutenant en relâchant un peu la pression pour s'éloigner de quelques centimètres, visiblement déçu que ses jolies locutions n'aient pas eu l'effet escompté – à son air franchement frustré, Louis-Gustave se dit que le lieutenant Patrick Fondement ferait sans doute inscrire « vaine circonvolution verbeuse » sur sa tombe, en guise de citation post mortem.

La tension retomba un peu entre les deux hommes, qui reprirent sagement leurs distances et entamèrent à nouveau la descente des dignes escaliers qui, s'ils avaient pu parler, auraient sans doute avoué d'un air blasé qu'ils en avaient vu d'autre, et des biens plus scandaleuses ; n'oublions point qu'on se trouvait au cœur d'un internat pour jeunes filles de quinze à vingt ans, dont les mœurs ne s'avéraient pas toujours en parfaite harmonie avec la stricte morale de l'époque – ne serait-ce que le meurtre récent et l'empoisonnement plus récent encore, qui s'inscrivaient tous deux au catalogue des occupations légèrement réprouvées par la plupart des sociétés modernes.

– Je ne pense plus que vos sœurs soient impliquées, souffla le lieutenant Fondement tandis qu'ils rejoignaient Stéphane dans la minuscule cuisine. Si les analyses confirment que la petite Muguette de Vauchaussade a été empoisonnée, le hasard me paraît un peu gros pour avoir permis à l'une des jumelles d'avoir fait le coup elle-même... Enfin, les médecins nous apporteront cette réponse-là. Du coup, je me concentre sur les autres filles, et je me demandais jusqu'à quel point vous seriez prêt à me fournir votre aide ?

– En échange d'une rétribution substantielle ? demanda Louis-Gustave, que l'offre intéressait vaguement – elle lui permettrait de garder un œil sur l'enquête – mais pas au point qu'il veuille offrir ses services gratuitement.

– J'imagine que je pourrais vous refiler un petit dédommagement pour ça. On doit avoir un budget pour les collaborateurs externes, hein agent Lande d'Aussac ?

Stéphane hocha consciencieusement la tête, toujours occupée avec ses boîtes de thé.

– Ils sont en général mieux payés que moi, persifla-t-elle en jetant un regard assassin à son supérieur, qui l'ignora royalement.

Ariane Montaigne redescendit de l'étage à ce moment-là, exhibant fièrement la fiole de véronal qu'elle avait trouvée dans le tiroir à chaussettes de Georgianna O'Mahony, selon ses propres dires. Elle l'avait très consciencieusement embarqué, un de ses gants de légiste blanc sur la main pour éviter de laisser d'éventuelles empreintes digitales.

– Je vais bientôt pouvoir piquer votre job ! s'enthousiasma-t-elle, tandis que Mademoiselle de Touchet, en ce qui la concernait, s'enthousiasmait du fait de se débarrasser bientôt de ses forts encombrants visiteurs.

Le lieutenant, l'agent, la légiste et l'avocat se retrouvèrent ainsi à parcourir l'allée couverte de gravillons d'un même pas, les trois premiers pour regagner la sortie et le dernier pour s'en aller retrouver ses deux jeunes sœurs et faire le point avec elles.

– Tu es certain que tu ne préfères pas nous accompagner, Louis ? le questionna Stéphane.

– À moins que vous ne vous apprêtiez à faire quelque chose de potentiellement intéressant pour l'enquête et pas à bêtement taper vos fichus rapports, pas spécialement, répliqua poliment Louis-Gustave.

Stéphane lui adressa un sourire moqueur. Elle tira brièvement sa main droite de sa poche pour exhiber un petit objet de fer blanc, avant de le cacher à nouveau, tout aussi rapidement qu'elle l'avait dévoilé.

– Qu'est-ce que... ? marmonna son supérieur.

– Tu as volé l'une des boîtes de thé ? s'étonna Louis-Gustave, qui n'avait jusque là pas vraiment pris les recherches de la jeune femme au sérieux, toujours trop choqué par l'image fugace du lieutenant Fondement, la tête plongée dans un tiroir de sous-vêtements, puis le plaquant contre le mur de l'escalier.

– Pas volé, confisqué à des fins d'enquête, le corrigea Stéphane Lande d'Aussac. Je me suis dit que je pouvais aussi bien rendre service à cette pauvre Georgianna O'Mahony : il s'agit de la fameuse cachette dans laquelle elle planque ses mégots de cigarette. J'imagine qu'elle pourrait vouloir coopérer un peu plus si on la lui présentait. Plus tard, peut-être.

Et Louis-Gustave Valette abandonna ainsi ses projets de visite auprès de Domitille et Calixte pour emboîter le pas à l'équipe de choc de la police.

***

Domitille attendit sagement la fin des cours sans poser la moindre question à qui que ce soit, ni même cancaner avec ses camarades. Elle obtint tout de même d'Edmondine, assise à côté d'elle, qu'elle envoie à sa place un billet à l'intention d'Adélaïd Lande d'Aussac pour lui demander de bien vouloir la retrouver plus tard. Domitille préférait ne pas envoyer le billet elle-même, craignant pour sa réputation déjà bien entamée – elle avait trouvé le cadavre, puis la victime d'empoisonnement ; que serait-ce la prochaine fois ? S'il s'agissait du cadavre dépecé de SATAN, Domitille voulait bien jouer le jeu. Mais sinon...

Déjà les autres murmuraient que le malheur s'était accroché à ses pas, et la blonde jeune femme préférait ne pas leur donner en plus l'occasion de faire circuler des potins comme quoi elle verrait en secret le meilleur ami de son amour décédé. Même si les intentions de Domitille étaient des plus pures et en aucun cas charnelles, elle préférait ne pas attiser l'incendie.

Ce fut ainsi qu'elle retrouva Adélaïd dans une salle de cours vide, après avoir fait son possible pour semer d'éventuels espions involontaires. Il était de notoriété plus ou moins publique que les parents d'Adélaïd Lande d'Aussac ne devaient vouer qu'une affection limitée à leur fils, sans quoi ils l'auraient affublé d'un prénom légèrement moins ridicule. Mais après tout, se rappela Domitille, son frère aîné se prénommait Cassandre, et sa sœur Stéphane. Il s'agissait peut-être d'une tradition familiale.

Le frêle jeune homme se tenait appuyé sur la canne d'ébène dont il ne se séparait jamais, souvenir d'une mystérieuse blessure à la jambe gauche qui l'avait condamné à boiter pour le restant de ses jours. Sous ses mèches châtains désordonnées, ses yeux clairs brillaient d'intérêt.

– Salut Dom, la salua-t-il d'un air faussement décontracté en la voyant entrer.

Il grimaça autrement plus en découvrant Calixte juste derrière sa sœur. Les deux jeunes gens avaient du mal à se tolérer, et leur relation s'avérait presque aussi orageuse que celle qui avait uni Calixte à Valmont de son vivant – ce qui était vraiment étrange d'ailleurs ; aux yeux de sa sœur jumelle, Calixte était un ange de bonté. Sa répulsion envers Adélaïd Lande d'Aussac restait inexpliquée. Car pourtant, le jeune homme n'avait jamais voulu le moindre mal à Domitille – ou alors elle ne s'en était pas rendu compte, ça lui arrivait parfois. Leur haine mutuelle naissait de rien et s'épanouissait dans le néant. Domitille supposait également qu'Adélaïd tenait sa jumelle tout au sommet de sa liste des meurtriers potentiels.

– Salut Cal, se força-t-il néanmoins à marmonner, dans une tentative claire de ne pas rendre l'ambiance trop glaciale.

Calixte marmonna un 'lut approximatif en retour, et on considéra que les politesses étaient closes. Domitille en profita pour prendre la main.

– Je dois savoir, Adélaïd ! s'exclama-t-elle sur un ton larmoyant préparé à l'avance dans l'espoir de rendre son cas plus apte à toucher le jeune homme. Je dois savoir pourquoi Valmont est parti sans rien dire, il y a un mois, et pourquoi il a refusé de me revoir depuis. Je suis sûre que la raison... la raison de sa mort se trouve quelque part dans la soirée de son départ. Mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.

– Très franchement, moi non plus, avoua Adélaïd du tac au tac.

Une grimace de Calixte laissa penser à Domitille qu'il mentait peut-être, que sa réponse avait été trop facile, trop rapide. Elle s'approcha encore pour le poignarder de ses grands yeux humides, allant même jusqu'à poser une main tremblante sur l'avant-bras du jeune homme.

– Arrête ton cirque Dom, je te dis que je ne savais pas ! répliqua-t-il aussitôt. Je me souviens de cette soirée aussi bien que toi, et je ne vois rien qui ait pu pousser Valmont à agir comme il l'a fait... Il t'aimait, tu sais. Il ne le montrait peut-être pas toujours de la bonne manière, mais il t'aimait. Il aurait fallu une sacrée bonne raison pour le pousser à t'abandonner de la sorte sans rien dire.

Domitille resta un moment muette. Elle vivait son deuil avec dignité, sans trop pleurer pour le moment. Le fait qu'Adélaïd lui rappelle ses sentiments – réciproques – pour Valmont la secouait plus qu'elle n'était capable de le supporter. Elle se recroquevilla et ne dit plus rien, tâchant de reprendre le contrôle. Calixte vint passer une main compatissante dans son dos, mais n'abandonna pas la discussion pour autant.

– Il aurait fallu une sacrée bonne raison, selon toi. Mais apparemment, il n'y en a pas. Alors c'est qu'il faut chercher plus loin, plus tordu, voilà tout. N'y a-t-il vraiment rien que tu aies trouvé bizarre dans son comportement ce soir-là ? Qui t'ait mis la puce à l'oreille ?

En temps normal, Adélaïd aurait sans doute répondu d'une réplique spirituelle propre à mettre Calixte hors d'elle. Mais il fallait croire qu'ils vivaient des temps tout sauf normaux, car le jeune homme se contenta de hausser ses minces épaules, une fois encore, sa canne resserrée contre lui par ses deux mains.

– Je me suis toujours dit que c'était à cause de ses cheveux rasés, sourit-il à moitié, à la fois absent et tristement nostalgique. Vous savez, il avait perdu ce pari, et il s'est rasé la tête comme promis ce soir-là, quand nous sommes rentrés à l'internat. Je l'ai d'ailleurs revu à deux reprises, après sa fuite de l'internat et sa disparition volontaire. Et à chaque fois, il portait un de ces foutus chapeaux melons pour cacher le désastre. Ça ne lui allait pas du tout.

Il s'interrompit un instant, laissant la nostalgie s'écouler hors de ses veines comme une vie qui le fuyait soudain. À cet instant-là, Domitille le vit qui partageait son deuil et sa tristesse. Elle vit la face sombre de ce visage généralement souriant et comprit qu'elle n'était au moins pas seule à pleurer Valmont Desmiers.

– Ouais... murmura Adélaïd. Ses cheveux rasés, c'est le seul truc qui m'ait chiffonné, avec sa disparition. Mais c'est beaucoup trop bête pour justifier qu'il abandonne Domitille, n'est-ce pas ? Tu ne l'aurais pas renié parce qu'il avait l'air d'un idiot, sans ses cheveux toujours parfaitement coiffés. Ça ne peut pas être la raison...

Au visage très sérieux qu'arborait Calixte, cette raison-là était tout à fait suffisante à son goût, et elle n'entendait pas s'arrêter à un détail aussi futile que le fait que toute l'histoire ne tenait pas debout. Domitille sécha ses larmes et décida de donner raison à sa sœur : après tout, toute cette histoire était déjà largement assez ridicule : un cadavre dans la bibliothèque, vraiment ? Et nu en plus ? Alors pourquoi pas une histoire de crâne rasé...

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