V. Témoin à charge

Calixte était demeurée silencieuse durant l'entretien de sa sœur avec le lieutenant Fondement – il leur avait juré qu'il ne s'agissait absolument pas d'un interrogatoire, Domitille n'étant en rien suspecte, avant d'ajouter « pour le moment », comme si de rien n'était. Cela avait souverainement déplu à Calixte, quoiqu'elle fût certaine que sa jumelle n'avait perçu en rien la menace voilée. Décidément, il fallait qu'elle contacte Louis-Gustave. Le plus tôt serait le mieux. Toute cette histoire ne démarrait pas bien ; elle comportait trop d'inconnues pour que quiconque puisse prévoir dans quel sens l'enquête se dirigerait. Et comme certaines de ces inconnues touchaient Calixte de très, très près, elle aurait largement préféré garder la main dans cette étrange partie de cartes. Hors de question que Domitille ne se retrouve plus impliquée qu'elle ne l'était déjà !

Après cela, Calixte s'était efforcée d'écouter, mais son esprit vagabondait ailleurs. Elle se sentait inquiète, frustrée et tendue. Elle aurait voulu se débarrasser de tous les intrus qui envahissaient son petit univers – policiers, médecin légiste, croquemort, journalistes qui faisaient le pied de grue devant les grilles du parc, et ce fameux lieutenant Fondement aux dents bien trop blanches pour être honnête.

Ses pensées finirent par se tourner vers Valmont. Mort. Elle réalisait lentement, surtout maintenant qu'elle pouvait apercevoir le corps à travers la fenêtre, sous un drap blanc qui couvrait pudiquement sa nudité autant que son trépas. Valmont. Était-ce réellement la dernière fois que Calixte allait l'entrapercevoir, comme ça, à travers la fenêtre du grand salon ? Comme ça, abandonné dans le parc, à côté de gens qui se fichaient bien de savoir à quel point il avait été insupportable, à quel point il avait été suffisant et doué pour jouer avec les sentiments des gens aussi. Valmont. Calixte aurait aimé se le rappeler vivant, se sentir agacée par son insupportable sourire en coin, mais l'image ne lui revenait pas. À la place, il n'y avait que ce visage figé, ces yeux vides et inexpressifs. Pas étonnant que Domitille soit démontée ! Elle faisait plutôt bonne figure pour le moment, étant donné les évènements qu'elle venait de vivre, mais Calixte pressentait la crise de larmes aussitôt que le lieutenant Fondement les aurait abandonnées.

Ce qui ne tarda d'ailleurs pas à arriver.

– Je vous remercie infiniment, Mesdemoiselles. Je ne manquerai pas de vous contacter si un détail manquait, mais vous avez été... étonnamment claires, vu les circonstances. Essayez de ne plus trop y penser.

Ah, et voilà qu'il feignait la compassion, se dit Calixte. Décidément, le fourbe lieutenant au joli fondement l'agaçait de plus en plus. Qu'il fasse son boulot et arrête de jouer les charmeurs ! Ne comprenait-il pas qu'ils étaient ennemis dans cette confrontation ? Sans doute Mademoiselle de Touchet n'avait-elle pas encore trouvé le temps de lui expliquer ce qui faisait tout le sel de l'histoire : les portes de l'internat étaient closes la nuit, et Valmont n'avait décemment pas pu passer par la cheminée – ce n'était absolument pas son genre, il préférait amplement la grande porte, de préférence avec clairons et trompettes pour illustrer sa magnificence. Noble dans l'âme sans l'être par le sang, voilà ce qu'il était. De son vivant ; parce qu'à présent, Valmont Desmiers n'incarnait plus rien d'autre qu'un cadavre voué à la pourriture. Plus de sourire sur ses lèvres fines...

– Cal ? murmura Domitille lorsque le lieutenant se fut éclipsé, leur accordant enfin quelques minutes de solitude au sein du grand salon. Cal, qui a tué Valmont ?

La question de Domitille sonnait comme un appel à l'aide, un peu démente. Calixte la fit se lever pour la serrer dans ses bras.

– Je n'en sais rien, chuchota-t-elle à l'oreille de sa sœur jumelle, le nez enfoui dans ses boucles blondes. Mais une chose est sûre : ils ne vont pas tarder à se rendre compte que le meurtre a dû être commis depuis l'intérieur. Et à ce moment-là... Nous serons toutes suspectes.

Domitille s'éloigna un peu de Calixte, sans pour autant la lâcher des yeux. Les prunelles sombres et identiques se cherchèrent et se trouvèrent. Elles se comprenaient.

– Nous devons informer Louis-Gustave, conclut gravement Domitille, rangeant ses larmes au placard pour les en ressortir plus tard, lorsque leur situation serait moins précaire, moins dangereuse.

– Il ne va pas aimer ça, commenta Calixte, un peu anxieuse.

– Je crois que si, au contraire. Il va enfin pouvoir faire usage de cette qualité de chef de famille dont il parle sans cesse, et défendre comme il se doit ses deux petites sœurs adorées.

***

Domitille se chargea de rédiger la lettre à l'attention de Louis-Gustave, parce qu'elle écrivait bien tandis que sa sœur, dans son empressement, ne réalisait que des successions d'illisibles pattes de mouches. Sa non-implication dans l'acte d'écrire lui-même n'empêcha toutefois pas Calixte de faire des commentaires sur les moindres des choix de sa jumelle en matière de vocabulaire ou de tournure de phrase.

Cher Louis, je crains que nous ne souffrions prochainement de quelques désagréments, lut-elle par-dessus l'épaule de Domitille. Eh bien, on peut dire que tu as le sens de l'euphémisme ! Quelques désagréments... Que te faut-il pour que tu considères que c'est une foutue putain de catastrophe ?

– Je ne suis pas vulgaire, répliqua tranquillement Domitille. Et Louis non plus. Prends garde à ton vocabulaire, ma chérie ; si Anne-Lucienne venait à t'entendre, elle te proposerait de te laver la bouche au savon noir et à l'eau bénite.

– La Sainte Emmerdeuse a sans doute d'autres soucis pour le moment, avec tous ces journalistes massés devant les grilles et Mademoiselle de Touchet au bord de la syncope, grommela Calixte en faisant rouler ses yeux dans ses orbites, avant de remettre une couche de jurons bien sentis.

Domitille soupira, avant d'appliquer sur la feuille de papier le paraphe qui achevait son œuvre.

– Tiens, signe aussi ! s'exclama-t-elle en tendant la plume à Calixte, qui s'exécuta de mauvaise grâce et profita d'une seconde d'inattention de la part de sa jumelle pour ajouter quelques mots au bas de la feuille.

« PS : bouge-toi mon vieux, ça ne va pas tarder à chauffer par ici ! »

Les jumelles parvinrent ensuite à trouver un coursier, auquel la précieuse missive, dûment scellée, fut confiée sans tarder. Et voilà qu'elles dégainaient déjà leur joker, songea Domitille. Elle aurait préféré ne pas devoir faire appel à Louis-Gustave, persuadée que le gentil lieutenant du matin ne lui cherchait pas plus d'ennuis que nécessaire. Même si elle était celle qui avait trouvé le corps... Valmont. Non, qu'aurait-il pu se passer ? Elle n'avait plus eu de contact avec son petit ami depuis son départ de l'internat, un mois plus tôt. Domitille s'en souvenait très bien, de ce jour-là. Un peu trop bien même, parce qu'elle se l'était maintes fois repassé dans la tête, disséquant les moindres instants passés aux côtés de son petit ami d'alors, analysant chacune de ses réactions.

Rien ; elle n'avait rien trouvé d'étrange. Ils avaient même passé une excellente soirée, à vrai dire. Une jolie fête au creux de l'obscurité chaude de septembre, passée à danser et à tenter d'échapper aux regards des surveillants. À la nuit venue, Valmont avait parié avec d'autres garçons qu'il était capable de s'infiltrer dans l'internat des filles sans se faire remarquer, priant sa douce Domitille de bien vouloir laisser la fenêtre de sa chambre entrouverte afin qu'il puisse monter lui chanter la sérénade – Calixte avait vomi dans un buisson à ce moment-là, et Domitille n'était toujours pas parvenue à déterminer si c'était l'alcool importé en douce dans l'enceinte de l'internat ou l'idée de devoir dormir dans une chambre où Valmont chantait la sérénade qui l'avait mise dans un état pareil. Compatissante, elle était néanmoins partie lui tenir les cheveux tout en lui tapotant de dos – le rôle d'une sœur, quoi.

Quoi qu'il en soit, Calixte n'avait jamais eu à subir la poésie du galant ami de sa sœur : Valmont avait été pris comme un débutant avant même de parvenir à quitter le bâtiment réservé aux garçons. L'enjeu du pari était de se raser la tête ; les garçons de l'internat disaient qu'il s'était exécuté dans la nuit, mais Domitille n'avait jamais eu l'occasion de poser les yeux sur son chéri privé ses boucles dorées : le lendemain matin, Valmont avait quitté le pensionnat de Touchet, un chapeau dûment enfoncé jusqu'aux oreilles. Les autres garçons disaient qu'il était retourné chez ses parents, mais quand Domitille avait profité d'un jour de permission pour aller lui rendre visite, elle avait trouvé porte close. Valmont n'avait jamais répondu aux lettres non plus. Oh, comme Calixte avait été furieuse du traitement infligé à sa sœur ! Elle avait crié et tempêté en lieu et place de Domitille, triste et résignée.

– Dom ! Cal ! Sortez de là !

Les jumelles, qui s'étaient réfugiées dans leur chambre après avoir envoyé le message pour Louis-Gustave, sursautèrent de concert. Domitille reconnut la voix d'Edmondine, qu'elle invita à entrer.

– Je ne veux pas entrer ! se récria la jeune fille en passant sa tête aux boucles brunes dans l'embrasure de la porte. Je veux que vous sortiez de là. Je... Je sais que Dom doit être démontée... Mais venez au moins prendre le thé de onze heures, ça vous fera du bien. Et puis après, le club de lecture se réunit, si vous voulez venir ! On va discuter de Sous le Charme du Vendeur de Robots Ménagers ce soir, c'est vraiment une très belle histoire !

Le club de lecture se composait très exclusivement d'Edmondine et de Muguette, auxquelles Calixte daignait parfois se joindre, plus par plaisir coupable d'analyser avec elles les chefs-d'œuvre de la littérature niaiseuse que dans l'idée de prendre tout cela au sérieux – Domitille lui faisait d'ailleurs régulièrement remarquer qu'il n'était pas très chrétien de se moquer ainsi de deux pensionnaires plus jeunes qu'elles, mais Calixte n'écoutait pas. Tant qu'Anne-Lucienne, gardienne de la morale et de la vertu, demeurait dans l'ignorance, elle ne risquait pas grand-chose.

Quoi qu'il en soit, Domitille n'éprouvait pas la moindre envie d'analyser la composition des déclarations mielleuses de personnages fictifs alors qu'elle-même venait tout juste de perdre l'amour de sa vie, mais, ne souhaitant pas décevoir Edmondine, qui se montrait toujours absolument adorable avec elle, elle accepta au moins le thé ainsi que, plutôt contrainte et forcée, l'accolade endeuillée que sa jeune camarade tint absolument à lui donner. Edmondine ne se risqua toutefois pas à enlacer Calixte – il fallait dire que cette dernière faisait parfois un petit peu peur, telle un SATAN qui n'aurait pas eu envie de caresses.

– Alors, quels sont les ragots ? grommela Calixte tandis qu'elles descendaient les escaliers. Tout le monde a dû réaliser que l'une d'entre nous devait être coupable, ou au moins impliquée, hein Eddie ?

Domitille leva les yeux au plafond. C'était typiquement Calixte ça, de mettre les pieds dans le plat sans la moindre subtilité. Les joues rouges d'Edmondine pâlirent légèrement, pour ne plus présenter qu'une tâche rosée.

– Je... Personne ne le dit à haute voix comme toi, mais oui, je crois que ça n'a échappé à personne, murmura-t-elle d'une voix blanche.

Elle marqua une pause et vérifia que personne ne se trouvait dans le couloir, à portée de voix, puis revint se poster tout près des jumelles pour leur chuchoter à l'oreille :

– Si personne ne s'est mis d'accord sur une... une coupable potentielle, tout le monde est au moins d'accord sur une chose : Anne-Lucienne se comporte bizarrement. Vraiment. Très. Bizarrement. Comme la fausse fiancée jalouse dans Le Kilt du Destin, vous voyez le genre !

Ni Domitille ni Calixte n'avaient lu ce chef d'œuvre littéraire que se devait d'être Le Kilt du Destin pour mériter d'être cité si souvent par Edmondine, mais elles opinèrent néanmoins du chef avant de se lancer un regard inquiet aussitôt que leur amie se fut détournée.

– Un jour, je lirai ce fichu bouquin ! grommela Calixte, pour être aussitôt mise en doute par une Domitille qui n'hésita pas à afficher un très grand sourire ironique afin de bien lui faire comprendre son incrédulité en la matière.

Néanmoins, le sourire ne demeura pas. En cet instant, les jumelles partageaient une même anxiété. Anne-Lucienne ; la troisième à être arrivée sur les lieux du crime, après Domitille puis Calixte. Que pouvait-il bien se passer sous sa petite tête blonde et impénétrable ?

***

Anne-Lucienne doutait. Cela ne lui arrivait que rarement, parce qu'elle vivait sous le joug d'une moralité à toute épreuve et de principes strictement définis, instillés en son âme par ses chers parents dès son plus jeune âge. Elle visait la perfection et la bienveillance. Sous ses airs de madone battait le cœur d'une sainte. Mais en cet instant-là, elle doutait. Elle savait ce qu'elle avait vu et entendu et ne pensait pas que son esprit soit troublé d'une manière quelconque concernant ce que les jeunes pensionnaires de l'internat discutaient en la nommant la soirée fatidique – comprendre par là la veille au soir, lorsqu'elles s'étaient toutes attardées au coin du feu pour rire et discuter. Jamais toutes en même temps, cela dit. Non, il y avait eu des allées et venues le soir du meurtre. Rien de suspect de prime abord, mais apparemment assez pour tuer un homme.

L'une de ces radieuses demoiselles, à qui Anne-Lucienne vouait tout autant d'affection qu'à ses trois sœurs et ses cinq frères cadets... L'une des pensionnaires cachait le visage du démon sous ses airs de jeune fille sage. Pourquoi ? Anne-Lucienne ne savait pas. Elle se sentait sale et désespérée, et aurait voulu aller se confesser, au lieu de rester là, assise, à boire du bout des lèvres un thé trop tiré – quelle idée de laisser Philiberte le préparer, enfin ! Elle ne possédait pas la plus élémentaire des qualités ménagères. À se demander comment ses parents désargentés allaient bien pouvoir la marier. Anne-Lucienne soupira et se força à faire un peu d'ordre dans son esprit pour y laisser plus de place à la piété. Pauvre, malheureuse Philiberte, vouée à un triste destin de célibat ! Il faudrait que son aînée s'efforce de l'aider ; en lui apprenant à préparer des jarrets de porc à la mijoteuse, peut-être ?

Cette sainte mission, toutefois, devrait attendre. Anne-Lucienne était tout d'abord forcée de prendre sa décision : parler ou ne pas parler ? Révéler ce qu'elle avait surpris la veille, sur quelle scène ses yeux étaient malencontreusement tombés et risquer d'accuser une innocente – ou du moins innocente du crime, même si coupable du pêché de mensonge ? Ou alors ne rien dire du tout, se taire et attendre ? Non, ça elle s'en trouvait bien incapable. Elle avait fait bonne figure toute la journée et tenté de cacher son trouble au mieux, mais c'en était terminé. La vérité devait sortir, et tant pis si elle s'avérait blessante. Elle reposa sa tasse dans la sous-tasse de porcelaine fine et quitta le grand salon, espérant que personne ne lui demanderait rien – Anne-Lucienne se refusait à mentir, quelle que soit la cause.

– Où vas-tu ? lui sourit toutefois Domitille, qui venait de quitter sa retraite pour prendre place juste à côté sur le long canapé, s'efforçant de faire bonne figure malgré le chagrin qui pesait de manière évidente sur son joli visage.

Anne-Lucienne s'arrêta et ferma les yeux un instant. Pourquoi avait-il fallu que ce soit la blonde et douce Domitille qui s'inquiète de son départ ? Elle soupira et raffermit sa résolution de son mieux.

– Je me rends chez Mademoiselle de Touchet pour utiliser son téléphone, murmura-t-elle, d'une voix sans âme.

Le silence se fit dans la pièce, surpris. Aucune des neuf autres occupantes n'osa lever la voix pour demander de quoi il en ressortait. Elles pressentaient toutes que les mots que prononcerait ensuite Anne-Lucienne seraient à même de les incriminer, si l'envie en prenait à la doyenne des pensionnaires.

– Je vais appeler le lieutenant Fondement, poursuivit cette dernière, la gorge sèche. Je vais lui dire que j'ai vu Domitille se rendre dans la bibliothèque hier soir.

Et sans rien ajouter, sentant la stupeur dans son dos, de même que le regard trahi de Domitille, qui l'accompagna jusqu'à la porte, Anne-Lucienne quitta la pièce.

***

Après avoir assisté au coup de théâtre d'Anne-Lucienne, Isabeau regagna sa chambre en soupirant. Cette ambiance de roman policier ne lui réussissait pas. Elle qui n'était d'ordinaire pas la plus appréciée de pensionnaires se voyait plus mise à l'écart que jamais, maintenant que tout le monde soupçonnait gentiment tout le monde – sans le dire à voix haute, évidemment ; ç'aurait été la plus ignoble des incivilités.

Contrairement à la plupart de ses congénères, Isabeau Lignières ne provenait ni d'une famille noble et désargentée ni d'une famille bourgeoise et aisée. Elle cumulait la double tare d'être à la fois pauvre et déchue de son titre – un lointain ancêtre l'avait perdu après l'avoir joué lors d'une course de marcassins ou de canards nains, selon les versions. Cette situation familiale peu enviable cantonnait d'Isabeau au rôle de la fille inintéressante que personne ne déteste, mais avec qui personne ne s'entend vraiment. Enfin, peut-être était-ce aussi parce que la pauvrette avait un caractère de cochon, mais elle ne se plaisait pas à le reconnaître. Après tout, ce n'était quand même pas de sa faute si ses lèvres, naturellement pulpeuses, dessinaient une moue perpétuelle sur son visage, non ?

Quoi qu'il en soit, Isabeau referma la porte de la chambre qu'elle partageait avec Nazaire d'un geste rageur et se laissa tomber sur son lit. Petite et maigrichonne, elle ne rebondit presque pas, et eut à peine le temps d'enfouir sa tête au creux des oreillers et de sa masse de cheveux bruns que la porte de la chambre s'ouvrit à nouveau.

– La Sainte Emmerdeuse a déjà trouvé la coupable, commenta Nazaire d'une voix franchement déçue, sans le moindre souci de discrétion.

– Je n'irais pas aussi vite en besogne, dear, répliqua la rousse Georgianna, en refermant la porte derrière elles deux.

Isabeau soupira mais daigna se rasseoir. Elle aurait préféré qu'on la laisse à sa torpeur, mais n'allait pas courir le risque de s'aliéner sa camarade de chambre pour la peine. Nazaire était la fille illégitime d'on ne savait quel grand couturier de la capitale, et cela se voyait – à sa peau noire et à ses magnifiques cheveux crépus, qui formaient une auréole sombre et fascinante autour de son visage. Elle était belle aussi. Le statut d'une fille née du mauvais côté des draps se trouvant à peine plus haut sur l'échelle sociale du pensionnat que celui d'une noble déchue et désargentée, elle s'entendait relativement bien avec Isabeau ; toutes deux partageaient un bon nombre de points communs, malgré leurs mauvais caractères respectifs et le fait que Nazaire se croie obligée de jouer les princesses précieuses pour compenser sa bâtardise.

Ce soir-là ne serait cependant pas l'un de ceux où Isabeau et sa compagne de chambrée se perdraient en longues discussions, puisque cette dernière avait ramené l'Anglaise Georgianna avec elle, histoire de fumer quelques cigarettes en cachette sans doute. Nazaire tira d'ailleurs son paquet de sous l'une des lattes du plancher.

– Et toi Isa, tu crois que la Sainte Emmerdeuse dit vrai ? l'apostropha la grande métisse. Que l'innocente Domitille a pété les plombs et dégommé son cher Valmont ?

Pour toute réponse, Isabeau se laissa retomber sur ses oreillers en soupirant. Elle entendit Georgianna soulever qu'Anne-Lucienne n'avait pas forcément observé le meurtre, mais se désintéressa vite de leur débat. Il ne s'agissait que de pauvres rumeurs, quand il fallait se cantonner aux faits : Anne-Lucienne avait vu Domitille rejoindre Valmont. Et après ?

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