12 | partie 1

Le chausson rebondit au sol.

Faustin se tint la joue alors qu'il dégringolait en arrière, entraîné par le poids de son sac. Un sentiment de déjà-vu le piqua au vif, encore plus que le fait d'être attaqué par une pantoufle volante. Charles ne fit ni une ni deux et le rattrapa à temps – même s'il se contenta d'une main pour procéder.

Ils se figèrent un moment, ébaubis.

En face d'eux, une jeune étrangère s'apprêtait à balancer son autre soulier, visiblement très courroucée.

— T'es qu'un fils de... de tortue ! s'époumona sa voix rauque, munie d'un léger accent. J'ai bien poireauté une heure comme une merde à la gare ! T'as de la chance que j'aie un double des clefs !

Son regard noisette jetait des éclairs en direction du rouquin, ignorant la personne derrière lui. Emportée par sa propre colère, elle ébouriffa ses courts cheveux charbon et sa frange virevolta au-dessus de ses lunettes rondes.

Son arsenal de piercings et de boucles d'oreille attira l'œil intrigué de Charles. De même que son physique japonais, qu'il n'avait jamais rencontré jusque-là.

Toujours appuyé contre le mort-vivant, Faustin s'immobilisa une fraction de seconde. Un flash de lucidité lui revint soudainement en mémoire. Merde. Je devais aller la prendre hier... ! Et je l'ai pas prévenue de mon retard, quel con !

Le Parisien grommela et eut envie de s'enfuir sous terre, histoire d'échapper aux conséquences de ce qui serait la dernière erreur de son existence. Il se releva d'un coup sec et se tendit comme un arc, fébrile en un instant. Il baragouina, se confondit en excuses :

— R-Raylenne, pardon ! Je t'avais... oubliée.

— Oubliée ! Tu me prends pour une conne ou quoi ! continua-t-elle, s'avançant d'un air menaçant. Tu vas le re-gret-ter.

À chaque syllabe prononcée, elle frappa sa paume avec la chaussure, mimant ainsi un gourdin et accentuant son aura vénéneuse. Elle fronçait si fort ses petits sourcils touffus qu'une méchante ride du lion naquit entre eux. Faustin se réfugia derrière son compagnon de route qui, assistant à la scène, ne comprenait franchement rien du tout.

— Je... Je suis ton meilleur ami quand même ! s'offensa-t-il, ajustant sa pitoyable cachette.

— Mec, t'es surtout mort.

— Je suis désolé ! (Il esquiva une attaque de chausson.) Ça ne se reproduira plus !

— Tu m'étonnes que ça n'arrivera plus ! approuva l'Asiatique qui l'assenait déjà d'un nouveau coup de semelle. Tu ne seras simplement plus de ce monde !

Pris de panique, Faustin se tortilla à la vitesse de la lumière et se libéra des bretelles de son sac, qu'il refourgua au blondin sans vraiment lui laisser le choix. Puis il entama une course effrénée autour de Charles, comme si sa vie en dépendait, et en dérapa presque sur le parquet.

Heureusement, il se raccrocha au bras du noble – toujours interloqué par le conflit auquel il assistait – et reprit son escapade, la tempête Raylenne à ses trousses, dont l'animosité suffirait à faire fondre la banquise. Tous deux tournèrent autour de Charles, qui n'osait pas bouger et gardait un sérieux d'aplomb.

La poursuivante fulminait de rage.

— Je vais te tuer, te dépecer, te transformer en carpette, aller dans la gadoue et tellement essuyer mes pompes sur toi qu'il faudra te ramasser à la petite fourchette !

— Cuillère, Kiki, on dit à la petite cuillère ! la corrigea-t-il, essoufflé.

— C'est pareil ! s'en contreficha-t-elle. En tout cas, je vais te faire la peau !

Le duo persista sa course-poursuite épuisante.

Tel un parent vanné par les disputes quotidiennes de ses enfants, Charles inspira à s'en déchirer les poumons et souffla, les paupières fermées et une main plaquée sur le front – mais toujours droit comme un cierge. Il n'avait jamais, au grand jamais, été témoin à autant de chaos. Engendré par des adultes, en prime !

Charles posa délicatement le sac de randonnée à terre et saisit ensuite les bras de Faustin, qui réfuta d'un « Eh ! » sonore. Stoppé net, il fut à la merci d'un énième assaut de semelle par la jeune femme. Cette dernière, trop heureuse de passer ses nerfs sur le crâne roux, tonitruait d'un rire machiavélique qui résonnait dans tout le hall d'entrée.

Néanmoins, et grâce à sa rapidité extraordinaire, Charles bloqua fermement la prochaine charge et s'empara du chausson maléfique dans une extrême douceur. L'espace d'un instant, il discerna une maigreur troublante sous l'épaisse manche du vêtement oversize.

Pour la première fois depuis son accueil peu chaleureux, la guerrière à la pantoufle considéra le troisième individu présent dans un ahurissement complet, désormais privée de son arme de prédilection.

Charles lâcha l'objet sans plus de cérémonie et se retourna vers son hôte. D'une expression médusée et dubitative devant cette apparition abrupte, Raylenne alterna entre lui, sa babouche à l'agonie et Faustin.

— Pardonnez-moi, s'adressa-t-il au vidéaste, mais vous étiez... comment dire ? Ah, oui : incontrôlables. J'ai donc jugé nécessaire de vous arrêter à temps, avant que les évènements ne prennent une tournure plus... funeste, dirons-nous.

Il avait prononcé cela en lorgnant l'inconnue à la peau mate. Rien dans son attitude ne traduisait une once de féminité, et encore moins une quelconque éducation de lady. De plus, elle portait un pantalon, alors que même les paysannes les plus pauvres ne s'affublaient pas de vêtements d'hommes. Il se pencha vers le myope et chuchota :

— Cette demoiselle est-elle votre... amie ?

— Tu veux que ce soit qui ? répliqua Faustin dans l'indifférence la plus totale, sans se donner la peine de baisser le ton. Elle, c'est Raylenne.

— Et elle, s'immisça l'intéressée avec une mine renfrognée, elle voudrait savoir qui est ce gugusse qui te colle aux basques.

Sa question trancha l'air d'une netteté effrayante, telle une grand-mère qui couperait une part de gâteau pour ses petits-enfants affamés. Propre et acribique, en allant droit au but, ne perdant pas de son temps si précieux.

Les deux hommes s'échangèrent une œillade circonspecte, ne sachant pas comment réagir. Raylenne les fixa sans rien dire, jusqu'à ce qu'une étincelle malicieuse et ulcérée traversa ses yeux bridés.

— Me dis pas que tu m'as laissée hier pour un plan cul.

— Quoi ? Non, non, non, non, bien sûr que non ! objecta Faustin, dégoûté. Lui, un plan cul ? N'importe quoi.

— Un « plenku »... ? marmonna le concerné en se caressant le menton.

— T'abuses, s'indigna-t-elle, tu aurais au moins pu répondre à mes appels ou SMS ! Mais pourquoi t'as une tête de zombie ? Sans rire, c'est quoi ces cernes et ce... truc, là, sur ta joue ?

La vingtenaire désignait la griffure et l'empreinte du croc de Charles, qui marquaient au même endroit le visage de son ami. Inconsciemment, Faustin dissimula les traces de l'agression en les effleurant du bout des doigts. De son autre main, il réajusta l'écharpe qui surplombait les bleus sur son cou. Il esquiva un contact visuel.

— La batterie était morte. J'ai oublié de recharger mon téléphone.

Demi-mensonge, puisque l'appareil avait grand besoin de se ressourcer. Après tout, il avait sur les bras un monstre qui avait voulu le manger ! Alors, un cellulaire vanné était le cadet de ses soucis.

Sans plus de précision, Faustin empoigna les bagages et se fraya un chemin dans l'appartement. Il sentit les iris enflammés de Raylenne lui brûler la nuque et il l'imagina les bras croisés, la bouche pincée et le nez retroussé d'amertume. Évidemment qu'elle était en colère. Il accéléra le pas et disparut en tournant à droite.

Charles entreprit de suivre le locataire.

— Une minute, mon coco.

La jeune femme bloqua l'intrus et le toisa de haut en bas. Elle s'étonna à la vue du misérable pull qu'il portait en guise de protection contre ce froid glacial. Toutefois, elle s'attarda particulièrement sur son faciès ; elle aperçut le bout de ses canines s'extirper de ses lèvres, ses oreilles pointus et son teint blafard à en faire pâlir tous les mimes stéréotypés de Paris.

Pourtant, Raylenne préféra passer outre ces éléments anodins – bien que curieux –, admettant que sa journée ne pouvait pas devenir encore plus bizarre. Quant à « l'intrus », il l'observa aussi. Mais les seules précisions neuves qu'il en tira furent le grain de beauté sur son œil droit et ses dix centimètres de moins que lui.

Tandis qu'ils s'examinèrent méticuleusement, Raylenne reprit la parole :

— On s'est déjà croisé ? Tu me dis quelque chose.

C'était de loin une tentative de drague foireuse ou bien une phrase en l'air, ou encore une politesse maladroite pour détendre l'atmosphère – ce n'était pas le genre de Raylenne de se montrer courtoise. Car à bien y regarder de plus près, un élément chez l'éphèbe ambré la dérangeait sans qu'elle ne puisse mettre la main dessus.

Charles, habitué aux conversations dans les soirées mondaines – lorsqu'il ne les fuyait pas –, feignit aisément un sourire. De son déguisement distingué, il nia sous son masque serein :

— Pas à ma connaissance. J'en suis navré, Mademoiselle.

En entendant cette appellation datée, la « demoiselle » battit rapidement des cils, confuse. Elle rentra son cou entre les épaules et grimaça, s'apparentant à une chatte méfiante, prête à sortir les griffes si nécessaire.

— Tu m'appelles plus jamais comme ça, OK ?

— Veuillez me pardonnez, Madame, rectifia aussitôt Charles – qui croyait avoir froissé une personne engagée.

— Madame ! s'étrangla celle-ci, choquée. Ça va pas, j'ai que vingt-six ans ! (Elle s'engouffra à son tour dans le logement.) Tintin, tu l'as trouvé où ce gars ? Que je n'y aille jamais.

Tintin. Raylenne ne s'était pas foulée pour trouver un surnom adéquat à Faustin : ses cheveux roux et la fin de son prénom évoquaient sans conteste le célèbre héros belge de bande-dessinée. Pour se venger, Faustin l'appelait Kiki pour lui donner le rôle du chien dans l'histoire.

Après avoir refermé la porte derrière lui, Charles emboîta le pas à ce hasard malpoli, l'esprit tout embrouillé. Décidément, il comprenait de moins en moins leurs mœurs, à ces deux-là !

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