Chapitre 6

Alors que je m'apprête à me garer le long du trottoir, juste devant l'imposant manoir néo-gothique, le portail s'ouvre comme par magie. J'avance donc le bolide dans l'allée et sors sous une pluie toujours battante. Le mystère s'éclaircit : le portail ne s'est pas ouvert tout seul, un homme d'âge mûr franchit la porte d'entrée et descend l'escalier de pierre pour venir à ma rencontre. Je ne sais pas quelles sont ses relations avec Jenna, mais il ne sera peut-être pas compréhensif en la découvrant presque nue sur la banquette arrière. J'enlève ma veste de costume, la dépose délicatement sur la jeune femme qui semble assoupie et entreprends de l'extraire de la voiture. Elle est légère comme une plume, mais la voiture est particulièrement surbaissée. Au moment où je me retourne avec Jenna blottie dans mes bras, l'homme me fait face. Il porte un parapluie qu'il décale au-dessus de ma précieuse passagère et m'invite à le suivre d'un geste de la main, en me disant quelque chose que je ne comprends pas à cause du bruit assourdissant de l'averse. Arrivés en haut de l'escalier, la lumière orangée du vaste hall d'entrée me pique les yeux.

— Merci mon cher, je prends le relai, annonce le type guindé.

— Je... C'est-à-dire que...

Il ne me laisse pas protester, il me l'arrache presque des bras. Pour qui se prend-t-il !? Alors qu'il s'éloigne avec Jenna qui soupire d'aise contre lui, je ressens une pointe d'un je-ne-sais-quoi très désagréable... Quel empaffé ! Je compte bien attendre ici qu'il revienne. Cela ne tarde pas à se produire justement. Il revient vers moi, la mine fermée. Il doit bien avoir une cinquantaine d'années, cheveux et courte barbe poivre et sel fraîchement tondus, il est vêtu d'un costume trois pièces très élégant, un peu british sur les bords. On le croirait sorti d'une autre époque, comme ce manoir. Il fait peut-être même partie des meubles ! S'agit-il de la proie actuelle de la belle croqueuse ? Connaissant son goût pour les hommes plus âgés, ce ne serait même pas surprenant. Je suis vraiment un idiot de penser qu'elle pourrait s'intéresser à un type comme moi. Je ne suis pas taillé pour le rôle.

— Je vous remercie d'avoir raccompagné Mademoiselle Cavalero. Je vais vous appeler immédiatement un taxi.

Appeler « Mademoiselle » une femme qui s'est mariée trois fois, c'est un peu incongru tout de même ! Étrange personnage !

— N'en faites rien, merci, dis-je d'un ton plus sec que je ne le voulais. Il semble très probable que Mademoiselle Cavalero ait été droguée à son insu. Probablement du GHB. Il ne faut pas la laisser sans surveillance ces prochaines heures. Peut-être arriverez-vous à la convaincre de se rendre à l'hôpital ? Ils pourraient lui faire des prélèvements qui appuieraient ensuite sa plainte pour qu'on retrouve les...

— Ce ne sera pas nécessaire, crache-t-il du bout des lèvres.

— Mais... Sans cela, il sera impossible d'arrêter ceux qui lui ont fait ça.

— Jeune homme, je crois que vous ne connaissez pas bien Mademoiselle, explique-t-il avec un sourire espiègle. Elle n'est pas de ce genre de femmes, celles qui ont besoin d'être protégées. Elle se débrouille très bien toute seule. Si je puis vous donner un conseil, mon cher ami... Ne vous approchez plus d'elle. Je sais ce que les hommes recherchent dans sa compagnie. Il n'y a que deux possibilités. La première : vous convoitez un trophée, une aventure d'un soir, à ajouter à votre palmarès. Ou alors, vous êtes à l'opposé : vous êtes sincèrement tombé sous son charme, et êtes très épris d'elle. Dans un cas comme dans l'autre, elle n'est pas faite pour vous. Si vous voulez mon avis, c'est plutôt vous qui avez besoin qu'on vous protège. Je ne vous retiens pas davantage, bonsoir Monsieur, conclut-il en ouvrant la porte et en me faisant signe de sortir.

Je n'insiste pas et entreprends de redescendre l'escalier magistral. De toute façon, je n'ai pas encore eu le temps de tourner les talons que j'entends déjà la lourde porte claquer !

Par chance, la pluie s'est arrêtée. Je sais que je devrais utiliser mon téléphone pour réserver un Uber et rentrer chez moi. Après tout, ce sont les consignes de mes collègues : ils m'ont dit d'arrêter là pour aujourd'hui. Et pourtant, je n'ai aucune envie de repartir sans en apprendre un peu plus. Qui est ce type ? A-t-il joué un rôle quelconque dans les meurtres de ses époux ? S'agit-il de son complice ? Que représente-t-il pour elle ? Il ne s'est même pas présenté mais a semblé faire autorité sur elle. Est-elle seulement en sécurité auprès de lui ?

Avant de franchir le portail et de quitter la propriété, je décide de bifurquer dans le jardin. Je ne tarde pas à apercevoir une fenêtre allumée à l'étage. Cette grande baie vitrée donne sur un petit balcon légèrement arrondi, supporté par deux colonnes ornées de motifs végétaux. J'entends une voix masculine à l'intérieur, ce qui me laisse penser que la fenêtre doit être entrouverte. Malheureusement, j'ai beau tendre l'oreille, impossible de comprendre ce qu'il dit. Je mettrais ma main à couper qu'il s'agit du mec qui m'a ouvert, je le devine rien qu'à son intonation un peu pédante. Il faut que j'en sache plus, c'est important pour notre enquête. J'empoigne l'un des poteaux et entreprends de l'escalader. Les sculptures foisonnantes me simplifient grandement l'affaire. Arrivé à mi-hauteur, je réalise l'absurdité de la situation.

Non mais qu'est-ce que je suis en train de faire ?! Je suis en train d'entrer par effraction dans la chambre d'une suspecte qui a été droguée. Et pour cela, j'escalade la façade d'un manoir en plein quartier huppé de Nice, à 4h du matin. L'espace d'un instant, j'ai l'impression d'être aussi con qu'un lycéen qui rentre chez lui après avoir fait le mur pour aller en boîte. Ou aussi désespéré qu'un adolescent qui veut rejoindre sa petite amie, les hormones en fureur. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

Je lâche prise et me laisse retomber mollement sur le gazon. Bon. Jenna refuse de se rendre à l'hôpital et de porter plainte, alors je l'ai raccompagnée chez elle. Parfait, j'ai fait le job. Il est temps de décrocher : je dois aller dormir, et je rendrais compte de cette folle soirée à mes collègues demain. Peut-être auront-ils coincé les mecs qui ont voulu abuser d'elle.

Pour me remettre les idées en place, j'entreprends le trajet du retour à pied. La pluie s'étant arrêtée, l'air de la nuit est agréable et me fait du bien. Une fois rentré dans mon appartement de fonctions, je me glisse sous les draps et tente de dormir, mais je ne trouve qu'un sommeil léger et agité.

* * *

Après une nuit pratiquement blanche, j'arrive au bureau de bonne heure. J'étais trop impatient d'avoir des informations sur la fin de soirée de mes coéquipiers, je ne tenais pas dans mon lit.

Malheureusement, je suis le premier arrivé. La nuit a probablement été difficile pour tout le monde, les gars sont sans doute rentrés tard. En milieu de matinée, j'entends enfin Léonard arriver. Il me fait immédiatement signe de le suivre à son bureau.

— Ça va, Quentin ? Tu es rentré sans encombre ? As-tu réussi à la convaincre de porter plainte ?

— Non, impossible. Elle a refusé d'aller à l'hôpital pour qu'on lui fasse des prélèvements. Toutes les preuves se sont envolées, dis-je en écartant les bras légèrement pour les faire retomber le long de mon corps en signe d'abattement.

— Bon, la bonne nouvelle, c'est qu'on a pu arrêter les 3 types. Mais on n'a pas obtenu grand-chose de leur part. Ils parlent à peine français, ils n'ont aucun papier. Ils seront reconduits à la frontière.

— C'est tout ? Aucune poursuite ?

— Ils n'avaient pas de drogue sur eux, rien. Ils étaient parfaitement clean ! Et les images de vidéosurveillance de l'Attrape-rêve ne permettent pas de voir ce qui s'est produit. Je n'ai pas assez d'éléments pour alerter les Stup'. On n'a que ton témoignage...

— Il n'est pas recevable, je n'ai pas vu grand-chose. J'ai supposé que le type petit et trapu avait mis quelque chose dans son verre, mais des gens sont passés devant moi pile à ce moment. Aucun juge ne les condamnera pour une simple suspicion... Surtout si Jenna ne se place pas en victime... Un témoin partiel, pas de preuve, pas de plaignant... On ne peut rien faire, bordel !

— Ne te fais pas de bile, ils seront expulsés de toute façon, rappelle-t-il avec un geste flou de la main. N'oublie pas que notre sujet principal, c'est Lady Cash, reprend-t-il avec plus d'ardeur dans la voix. Ce n'est qu'une anecdote de plus à son actif. Ces types avaient envie de se taper une jolie fille, c'est tombé sur son verre.

— Tu ne penses pas qu'elle était ciblée spécifiquement ?

— Je ne crois pas. Malheureusement, des goujats dans ce genre, il y en a beaucoup à Nice... Je ne t'apprends rien. La brigade des Stup' ne chôme pas.

— Ok... j'espère qu'ils n'auront pas l'occasion de recommencer sur d'autres jeunes femmes. C'est vraiment abject. Mais pour en revenir à notre enquête, j'ai raccompagné notre Lady à son domicile hier soir, et je suis tombé sur un type qui vit chez elle. Vous étiez au courant de ça ?

— Un type ? Quel genre de relation semblaient-ils avoir ?

— Je n'en sais rien. Il était plus âgé, il semblait bienveillant avec elle. Un peu comme son père ou son frère... sauf qu'il n'a pas posé de question malgré que je la ramène dans mes bras très largement dévêtue.

— Attends, quoi ? dévêtue ? s'égosille-t-il. Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu n'étais pas sensé aller aussi loin, surtout sans couverture radio. Qu'est-ce qui t'a pris ? m'accuse-t-il en posant une main sur son front comme s'il avait appris une catastrophe.

— Calme-toi ! Pour qui tu me ferais passer ? Woh ! dis-je plus amusé que choqué. Je n'y suis pour rien et je n'ai rien fait, mais avec les effets du GHB, elle s'est mise à avoir chaud. Elle a retiré ses fringues sur la banquette arrière, je n'ai pas réussi à l'en dissuader.

— Ah... Parce que tu as vraiment essayé ? s'étonne-t-il sur le ton de la taquinerie. Dommage que tu n'étais plus sur écoute parce que tu aurais pu la manipuler facilement, reprend-t-il plus sérieusement. Elle aurait peut-être parlé sans filtre.

— Es-tu en train de me dire que c'est une bonne stratégie de droguer la suspecte pour obtenir des aveux ?

— Non, non, pas de ça ! Mais reconnais que l'opportunité était belle. En tout cas, tu fais du très bon travail. Elle ne va pas tarder à baisser la garde, maintenant que tu fais partie de son paysage. Il faut poursuivre ce soir, alors tu devrais aller dormir. Tu as une tête de déterré. De mon côté, je vais voir ce que je trouve au sujet du mec que tu as croisé chez elle. D'après le dossier, elle n'a ni père ni frère. C'est une enfant récupérée dans un bidonville par des bonnes sœurs au Costa Rica. Je te tiens au courant si je trouve quelque chose.

Jelui envoie un geste de la main et file me recoucher dans le superbe loft que jefais semblant d'habiter.

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