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Narcisse se réveilla, se frotta les yeux et ses pieds rencontrèrent le parquet froid. Elle marcha d'une manière endormie, vêtue d'un tee-shirt XXL et d'un short. Shawn était attablé dans la cuisine, en train de lire en sirotant du café. Il leva les yeux vers elle quand elle entra dans la pièce, sourit et dit :

- Bonjour Ana.

Elle fronça les sourcils, puis se rappela qu'elle lui avait dit qu'elle s'appelait comme ça la veille.

- Salut Shawn.

Elle avança vers lui, cogna sa hanche contre un meuble, ignora la douleur et se laissa tomber sur un tabouret. Elle était descendue de son petit nuage et la vérité la frappait de plein fouet. Elle n'avait pas un rond et avait quitté sa luxueuse vie pour être hébergée dans un appartement minable, qu'elle devait quitter rapidement. Elle allait devoir errer dans la rue dans le but de gagner un peu d'argent, et ne pourrait pas revenir vers ses parents, ce serait bien trop ridicule. Elle posa sa tête contre la table de bois et demanda d'une voix pâteuse :

- Un verre de vin s'il te plait.

Il se leva, un sourire moqueur aux lèvres.

- Houla, ce sera plutôt du jus de pomme.

Il ouvrit un placard, sortit un verre qu'il remplit de jus de fruit et le lui tendit. Elle le saisit platement, comme à bout de force. Elle était déprimée, et ne se sentait pas le courage d'affronter la journée. « Ressaisis-toi ma vieille ! » ordonna sa voix intérieure. « Où est passé la fille flamboyante d'hier ? Tu abandonnes déjà ? Aller, le monde n'attend que toi ! » Elle se leva subitement en frappant ses poings contre la table.

- Je peux le faire ! s'écria-t-elle à elle-même.

Shawn s'était remis à la dévisager, mais elle l'ignora royalement. Elle but d'une traite son verre et sauta énergiquement de son tabouret. Elle tourna les talons et cogna sa hanche sur le même meuble que tout à l'heure. Si sa mère avait vu ça, elle se serait exclamé d'un ton désespéré « Mais quelle fille maladroite ! Mais qu'est-ce que nous allons pouvoir faire de toi ? ». Shawn rit derrière elle. Elle se retourna en lui jetant un regard noir.

- Je suis désolé, je n'ai pas pu m'en empêcher. S'excusa-t-il avec innocence.

- Ouais. Répondit-elle peu convaincue.

En même temps, il était vrai qu'elle était risible. Elle trébuchait tellement souvent que ses genoux et tibias étaient constamment constellés de bleus. Mais bon, mieux vaut avoir les genoux écorchés qu'un cœur brisé, lui disait sa grand-mère quand elle tombait et qu'elle pleurait car elle avait déchiré son jean.

- Je vais me préparer, donc, évite d'entrer dans la salle de bain. Ordonna-t-elle avec rudesse.

Pauvre Shawn, elle était dans un mauvais jour. Elle se dirigea donc vers la salle de bain et se prépara. La douche était minuscule, mais ça faisait quand même du bien de se laver. Elle ouvrit son sac à dos et en sortit un chemisier hors de prix, comme tous ses vêtements. Il était blanc et fluide, elle laissa plusieurs boutons ouverts. Elle enfila un short avec, accrocha quelques colliers et bracelets, puis coiffa ses cheveux blonds en deux chignons décoiffés. Elle se brossa les dents puis sortit enfin. D'un geste las, elle attrapa sa guitare et mit son sac à dos sur ses épaules. Shawn, qui était désormais dans le salon sur l'ordinateur, leva des yeux déçus vers elle.

- J'imagine qu'on doit se dire au revoir.

Elle hocha la tête.

- Merci pour tout Shawn.

Il se leva et elle lui dit la bise en guise de remerciement.

- Tu comptes faire quoi maintenant ? demanda-t-il.

Elle sourit.

- C'est simple, mon plan tient en trois étapes : chanter, gagner de l'argent, trouver un endroit où dormir.

Elle se dirigea vers la porte, mais il la stoppa.

- En gros, tu me dis que tu n'as pas de plan.

Shawn avait toujours été de nature soucieuse et s'inquiétait sans cesse. Elle s'appuya contre le mur, un sourire satisfait aux lèvres.

- Exact.

- Mais tu ne peux pas partir comme ça ! C'est dangereux. s'écria-t-il en arrivant à son niveau.

Elle posa mollement sa main sur son épaule, et plongea ses yeux marrons dans les siens.

- Arrête d'avoir peur de la vie Shawn.

Son sourire s'agrandit, elle enleva sa main avec légèreté et ouvrit la porte.

- Ils vont te manger tout cru dehors. Dit-il avec inquiétude.

Elle se retourna.

- Ca ira Shawn. Assura-t-elle un brin agacée. Encore merci pour tout.

Alors qu'elle fermait la porte, il lui dit :

- Tu peux venir chez moi si tu n'as nulle part où aller.

Revenir chez lui ? Pas question. Si elle était partie de chez elle c'était pour ne dépendre de rien ni personne. Elle s'éloigna de la porte sans un regard en arrière. Elle descendait tranquillement les escaliers quand une fille se jeta sur elle. De surprise, elle trébucha et s'étala de tout son long sur l'escalier. Aussitôt relevée, elle s'empressa de lancer un regard noir à la coupable de cette chute. C'était une jeune fille d'environ le même âge qu'elle, de petite taille avec de longs cheveux bruns.

- Oh mon dieu, je n'y crois pas ! Tu sors bien de l'appartement de Shawn ? s'exclama-t-elle d'un ton enthousiaste, comme si tout cela la remplissait d'une joie inégalable.

Narcisse ouvrit la bouche mais la brune ne lui laissait pas le temps de répondre.

- Depuis le temps que j'attends qu'il ait une petite amie ! Je n'arrêtais pas de lui dire « Hey, Shawn, trouve-toi une copine. » et il me disait « Rho, c'est bon. » Et moi je me disais « Comment ça se fait qu'un mec aussi beau n'ait pas de copine ? » Mais bon, tout ça c'est fini, il sort enfin avec une fille, bien que, je te l'avoue, si ça avait trop tardé, je me serais sacrifié pour sortir avec lui. Reprit-elle d'un ton rapide et excité.

Elle lui donna un coup de coude en lui jetant un clin d'œil appuyé. Cette fille avait enfin arrêté de déblatérer des idioties à toute vitesse.

- Je ne suis pas sa petite-amie. Répliqua-t-elle sèchement.

Une ombre de déception passa dans les yeux noisettes de la fille, mais ils retrouvèrent immédiatement leurs pépites de joie.

- Alors tu es qui ? Sa cousine ? Sa meilleure amie ? Oh mon dieu, tu es sa colloc ! Hiiiiiiii, on va être voisine !

Elle ferma les yeux et se mit à sauter sur place. Encore une fois, Narcisse la coupa en plein rêve.

- Je ne suis rien de tout ça. J'étais juste de passage.

Doucement, elle arrêta de sautiller et revint à la réalité. Une mine boudeuse vint se scotcher à son visage.

- Quel dommage...

- Oui. Au revoir.

Elle se retourna et reprit sa marche. La jeune fille la stoppa avec un nouveau cri hystérique.

- Je vois que tu as une guitare. Tu es musicienne ? Oh mon dieu, non, tu es chanteuse ! Trop cool !

La jeune fille descendit les quelques marches qui les séparaient tandis que Narcisse poussait un long soupire.

- Tu peux me chanter un truc, là, tout de suite ? demanda-t-elle avec espoir.

- Non.

- Oh, je vois, tu n'es pas encore échauffée. Mais dis-moi, tu es nouvelle ici ? Oui, c'est sûr que tu es nouvelle, sinon je t'aurais déjà vu, c'est une petite ville tu sais, je peux te faire visiter si tu veux ? Ce serait trop cool, on pourra faire connaissance !

Narcisse força un sourire.

- Non, c'est bon merci, je vais me débrouiller. Il faut vraiment que j'y ailles, désolée.

Une nouvelle fois, la jeune fille parut déçue.

- Ok, je vois, pas de problèmes.

Narcisse hocha la tête et descendit enfin les escaliers. Elle ouvrit le portail grinçant, et elle était enfin dans la rue ! La chaleur était étouffante, et pour la seconde fois de la journée, elle se sentit découragée. Elle venait d'atterrir dans une ville paumée nommée Colortown. Et elle, Narcisse, était tout aussi paumée que cette ville. Elle avança au hasard dans les rues à la recherche d'un coin où assez de personnes passeraient pour qu'ils puissent l'écouter. Colortown était loin d'être une ville chic. Elle était essentiellement composée de vieilles bicoques et rares étaient les murs sur lesquels ne reposaient aucuns graffitis. Néanmoins, les fleurs et les arbres étaient au rendez-vous, et Narcisse trouva que cette ville avait une âme, et qu'elle était éloignée de toute la superficialité que pouvait offrir d'immenses gratte-ciel et maisons impeccables. Et surtout, elle ne ressemblait en aucun point à ce qu'elle avait connu auparavant. Narcisse était totalement déracinée, mais c'était bien ce qu'elle recherchait. Elle finit par arriver au niveau d'une place cerclée de platane et dotée d'une fontaine en son milieu. Pas mal de cafés et de petites boutiques l'entouraient. Narcisse jugea donc que c'était l'endroit parfait. Sous le regard interrogateur de quelques passants, elle se démit de son sac à dos et en sortit une petite boîte en carton qu'elle posa délicatement au sol. Elle attrapa sa guitare, se racla la gorge, et là, elle se mit à chanter.

Narcisse aurait aimé raconter qu'à cet instant-là, la magie opéra. Que les gens avaient commencé à applaudir, que la foule s'était pressée autour d'elle pour l'écouter, que le monde s'était tût pour mieux l'entendre. Elle aurait aimé dire que tous avaient été soufflés par la beauté de sa voix, que sa boîte s'était rapidement remplie de pièce, et que dès son arrivée, elle était devenue connue auprès des gens de la ville. Mais la vérité était là, au fond de sa boîte. Elle avait gagné 6 euros 50 en une matinée, et quasiment tout allait passer dans son déjeuner. Armée d'un sandwich et d'une boisson, avec 45 centimes en poche, Narcisse alla rageusement s'installer sur un banc. Comment avait-elle put croire qu'elle allait facilement gagner sa vie en chantant dans la rue ? Elle était complètement stupide ou quoi ? Et que pensaient ses parents, maintenant qu'ils avaient découverts qu'elle était partie. Narcisse enfouie son visage dans ses mains.

- Mais dans quoi je me suis embarquée ? soupira-t-elle.

Elle releva décemment la tête. Ca ne servait à rien de déprimer, elle était Narcisse Miller, et elle allait trouver une solution. Elle brillerait aux yeux du monde, comme elle l'avait toujours fait jusqu'ici. Elle poussa un long soupire et se laissa glisser le long du dossier du banc, complètement avachie. Sa mère, scandalisée, se serait exclamé « Mais voyons Narcisse, les jeunes filles se tiennent droite ! ». Mais à l'heure qu'il était, sa mère était loin et c'était le dernier de ses problèmes. Elle observa tranquillement les ombres que le soleil dessinait au sol. C'était joli. Puis, son regard dériva vers une branche où roucoulaient deux oiseaux. Et ça la frappa d'un coup, toute cette solitude. Elle aurait dû recevoir des appels inquiets de ses amies, mais rien. Narcisse était trop imbuvable pour avoir de vrais amis, elle le savait bien. On l'appréciait parce qu'elle était belle et friquée, rien de plus. Et maintenant, elle était loin de tout, de ses habitudes et de sa famille, seule sur ce banc, sans abris et sans un sou. « Tu t'es mise dans de beaux draps. » grogna la voix négative dans sa tête, et la voix positive ne trouva rien à répondre, à court d'arguments.

Elle monta piteusement les escaliers, accablée, abattue par la triste journée qu'elle venait de passer. Le soleil brillait encore bien qu'il fut désormais tard. Elle enfouit sa main dans sa poche où logeaient quelques pièces. Déprimant spectacle. La route lui parut longue jusqu'à l'appartement du deuxième étage. Elle arriva devant la porte et sonna. Elle attendait sur le perron en se tordant les mains, mal à l'aise. Elle entendit des pas et la porte s'ouvrit.

- Tiens, voilà la star. Déclara Shawn avec une amertume qu'elle ne lui connaissait pas.

Je ne suis pas une star, je suis une vagabonde, eut-elle envie de lui dire, mais sa fierté ravala ses mots.

- Shawn, je suis vraiment désolée, mais je n'ai nulle part où dormir, je n'ai pas d'argent. Je ne veux pas t'embêter, mais tu es la seule personne que je connaisse ici. Tu es le seul vers qui je peux me tourner.

Elle eut honte de s'apitoyer de la sorte sur elle-même, mais il est vrai qu'elle s'était plongée dans une mauvaise situation. Il se décala vers le côté pour la laisser passer.

- Entre.

- Oh, merci mille fois Shawn ! s'écria-t-elle soulagée.

Elle entra et posa tout de suite sa guitare et son sac par terre. Elle eut envie de le serrer dans ses bras, mais elle songea que c'était déplacé.

- Je n'allais pas te laisser dehors quand même.

Il s'assit sur le canapé et elle alla le rejoindre.

- J'imagine que ta journée ne s'est pas passée comme tu le voulais. Déclara-t-il, ayant retrouvé sa douceur habituelle.

Elle fit non avec la tête, en retenant des larmes de déception.

- C'était atroce. En tout j'ai gagné 14 euros. Tu te rends compte ? J'ai chanté toute la journée sans qu'on m'adresse un regard.

Elle porta la main à son cou.

- Maintenant j'ai la gorge en feu.

Elle se pencha vers ses chaussures.

- Tu permets ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête et elle envoya valser ses baskets à l'autre bout de la pièce. Elle posa ses pieds sur le rebord du canapé et ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle s'attendait à ce qu'il lui fasse la morale, mais à la place il demanda :

- Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ?

- Je ne sais pas. Me trouver un boulot. Ne t'inquiètes pas, dès que je pourrais, je partirais d'ici.

Il sourit gentiment.

- Tu ne me dérange pas tu sais, la maison est plutôt vide.

- Merci pour tout. Souffla-t-elle en fermant les yeux et en appuyant le dos de sa tête contre le canapé.

- C'est normal. Répondit-il simplement.

Narcisse réalisa qu'il y avait deux sortes de personnes sur Terre. Celles comme Shawn et celles comme elle. Shawn, avec son cœur sur la main, toujours à s'inquiéter pour les autres, dégageant une aura de gentillesse. Et elle, ambitieuse mais égoïste, ne faisant confiance à personne sauf à elle-même, froide. Des fois, elle voudrait faire partie de la première catégorie, mais parfois, elle pense que c'est mieux ainsi. Elle sentait qu'elle allait s'endormir, alors elle préféra se lever d'un coup.

- Je suis vraiment éreintée. Je vais me coucher, si tu permets.

- Il n'y a pas de problèmes. Tu sais où se trouvent la chambre maintenant.

Il se leva à son tour, décidant d'aller se coucher lui aussi. Ils marchèrent en silence le long su couloir, et s'arrêtèrent au même moment, leurs chambres se trouvant l'une en face de l'autre. Ils rentrèrent dans leurs chambres respectives, puis Narcisse se tourna vers lui :

- Fais de beaux rêves. Fit-elle.

- Et toi réalise les tiens.

Et les portes se fermèrent.


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