43. La prison et le spectre
Helmut souriait devant ces hautes palissades en bois. Après deux jours où s'étaient succédés plaines, bosquets et massifs montagneux, ils étaient enfin arrivés au Village d'Holm.
Ils avaient été les seuls à descendre ici, les autres étaient en route pour la Capitale, en quête d'une vie meilleure, loin de la famine. Toutes leurs économies étaient passées dans ce voyage et dans leurs futures installations. Jim et Helmut avaient de la peine pour eux. Berthe leur avait parlé du quotidien du bas-peuple parmi la haute classe : une vie de misère et de discrimination. Ils seraient mis à l'écart par la reine, mis à part de sa si magnifique Capitale. Il était hors de question que l'on vienne entacher le sublime tableau urbain qu'elle peignait – pour ensuite l'admirer, depuis les hauteurs de son château. Mais peu importait à ces pauvres gens, ils étaient de plus en plus à tenter cette nouvelle vie, tout était mieux que leur misère.
Le trio entra dans le village, le sac de jute comme unique bagage, à la main. Ils se surprirent du nombre de gardes patrouillant à chaque coin de rue. Helmut s'alarma dans des regards inquiets, pensant que ces soldats étaient là pour eux, que la reine les avait envoyés après l'attaque de sa mine. Mais Jim, dans un flegme remarquable, décela la raison de leur présence. La prison ! Il le murmura à ses compagnons, les calma. Helmut lui sourit. Il ne savait dire si la décontraction nouvelle de son ami était le fruit des vêtements qu'il portait – le faisant paraître comme un habitant de Hamelin – ou des discussions entretenues pendant le trajet, qui n'avait été fait que de calme et de rigolade.
Ils avancèrent dans les rues aussi désordonnées que celle de Oudstal. On ne leur prêta pas la moindre attention.
— D'après mémé, il devrait y avoir une auberge pas très loin de la prison. Elle a dit que depuis certaines chambres on devrait pouvoir la voir, la surveiller, se souvint Lina.
— C'est l'auberge de l'Âne Pleutre, compléta Helmut, un œil sur sa boussole. Au nord-ouest.
Ils tournèrent au coin d'une rue, saluèrent de la tête une femme qui battait un tapis contre la façade de sa maison. Ici les rues étaient propres, ils rencontrèrent peu de mendiants et quelques enfants joufflues. Berthe les avait prévenus avec un brin de jalousie. Nenris était bien plus entretenue par Sa Majesté, elle acheminait de quoi satisfaire sa population – surtout sa garnison –, pour s'assurer du bon maintien de sa précieuse prison.
— Hé, vous avez remarqué comment les parents tiennent la main de leurs enfants ? observa Jim.
Helmut y prêta attention. Il n'y avait pas le moindre bambin qui courait dans les rues, les quelques-uns qu'ils avaient vu passer étaient fermement retenus par leurs parents. La plupart regardaient depuis l'intérieur des maisons, à travers leur fenêtre et avec envie, le monde du dehors.
Helmut acquiesça en silence.
Le trio se surprit à entendre des rires, des discussions qui relataient d'autre chose que de la famine et du mauvais pouvoir. Les rues étaient pleines de vie, pas des plus joyeuses, mais plus animés qu'à Oudstal.
— Je commence à avoir faim, se plaignit Lina, plus loin.
Avec un air satisfait, Helmut sorti une bourse de sous sa cape.
— On va chercher des provisions et ensuite on va à l'hôtel !
Jim grimaça à l'écoute du terme « hôtel ».
— À l'auberge. On va à l'auberge, rectifia-t-il.
Puis il s'étira dans un long bâillement. Les nuits à la belle étoile, lors du trajet en charrette, avaient beau offrir un magnifique panorama astral, elles ne valaient pas la douceur d'un matelas. Sans parler des hurlements sauvages et des tours de gardes. Juste une bonne nuit de sommeil, c'était tout ce qu'il voulait. Mais il n'en dit rien. La nuit finirait par tomber et avec elle, un repos bien mérité.
Le trio tourna à un nouveau coin de rue, Helmut toujours l'œil porté à sa boussole. Il grimaçait. Toutes ces allées sinueuses, angulaires et brouillonnes le perdaient. Finalement, devant le regard suppliant de Lina et les grands pivotements de tête de Helmut, à la recherche d'un panneau d'information, Jim se décida à demander son chemin. S'armant d'un grand sourire, il s'approcha d'un couple et prit la tonalité la plus naturelle possible.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger, vous pourriez nous indiquer une taverne dans le coin ? Nous venons d'arriver et ne connaissons pas le village.
Le couple écarquilla les yeux.
— Il y a bien la taverne des Hermann. Vous ne connaissez pas ? C'est qu'ils servent les meilleures bières du pays, répondit l'un.
L'autre s'efforça de sourire, pour compenser l'air abruti de son compagnon.
— C'est à quelques mètres d'ici, il vous suffit de traverser la rue et de tourner à gauche. Vous ne pouvez pas louper la pancarte.
La meilleure bière du pays, pensa Jim. Elle devait attirer du monde. Cette réflexion en tête, il tissa un mensonge.
— Oui, j'ai entendu parler de cette taverne. Mais il parait aussi qu'elle est toujours pleine, nous cherchons plutôt un endroit tranquille.
Derrière, Lina avait attrapée la main de Helmut, pour empêcher toute acte irréfléchi, alors même qu'il avait déjà passé sa main dans son dos pour se saisir de son arc.
— Ah ! Si c'est de la tranquillité que vous cherchez, je vous conseillerai plutôt le Soubresaut. C'est deux rues plus loin. L'alcool n'y est pas très bon, alors il y a peu de clients.
Jim ne retint pas plus longtemps le couple. Il les regarda s'éloigner et fut rassuré qu'ils ne se retournent pas.
— Et s'ils s'étaient rendu compte de quelque chose ? s'avança Helmut.
— Mais ils ne se sont aperçus de rien. Quoi de plus normal que de demander son chemin ?
Helmut hocha la tête, il s'excusa dans un murmure.
Nenris abritait toutes sortes de commerces, de la vente d'armes de chasse aux vêtements, en passant par le nécessaire à cuisine. Des échoppes se tenaient aux angles de rues, les marchands scandaient les vertus de leurs articles. C'était parfois depuis de grandes fenêtres – aménagées pour présenter leurs produits – que des hommes et des femmes hurlaient les prix de ventes.
Le trio passa devant un grand panneau d'affichage. Helmut s'arrêta net, ses yeux grands ouverts. Il arracha une des affiches.
— Qu'est-ce que s'est ? s'enquit Lina.
— Des avis de recherches.
Alors, Jim se glissa dans le dos de son ami, pour les découvrir par-dessus son épaule.
« AVIS À HAMELIN, RECHERCHÉ MORT OU VIF :
Deux êtres-d'en-hauts :
Un homme d'une vingtaine d'années, 1m70 environ, armé d'un arc.
Un homme d'une vingtaine d'années, 1m80 environ, les cheveux courts et noirs.
RÈCOMPENSE : 1 000 PIÈCES D'OR PAR INDIVIDU.
Portrait des individus en cours. »
Jim et Helmut s'échangèrent un regard.
— C'est qui le méchant recherché ? s'amusait Lina.
— C'est... nous, comprit Jim, la voix tremblante.
— Au moins, ils ne savent pas à propos de Lina, relativisa Helmut. C'est le plus important. Et puis les descriptions sont vagues. Ils ont dû nous apercevoir dans la Forêt Géante. La pénombre nous a couvert. Tant qu'il n'y a pas de portrait-robot ou de précisions, on ne sera pas reconnu.
Il glissa l'avis sous sa cape et fit signe de se remettre en route. Mais à peine eut-il fait un pas en avant, qu'une main ferme se plaqua sur son épaule. Un garde, le visage caché sous un long heaume, les regarda tous les trois, tour à tour. Une vague de panique s'empara les êtres-d'en-haut.
— Que fais-tu avec ce papier, jeune homme ?
Helmut déglutit.
— Heu... C'est que...
Le garde se saisit de l'avis de recherche et le lit scrupuleusement, pendant de longues minutes. Le trio le regardait faire, tétanisé. Un pouffement s'échappa de la fente du casque d'acier, puis une main plus délicate se posa sur l'épaule de Helmut.
— Attention, je vois que tu as un arc, ricana le garde, on pourrait se méprendre !
Helmut ne sut dire si c'était là une blague ou de la fausse sympathie, une manière de tromper sa vigilance. Il ne savait comment lui répondre. Avec la même légèreté ? Avec plus de sér...
— Les temps sont durs, intervint Jim dans un sourire. Nous venons du Village de Oudstal. Avec la famine, on est obligé de partir en forêt pour chasser. Et je dois avouer que la Forêt Géante ne me botte pas des masses, alors on s'aventure un peu plus loin... Il y a un grand bois à l'est d'ici, c'est notre prochaines destination.
Le garde compatit d'un hochement de tête.
— Je comprends. J'ai entendu parler de la faim qui ravage notre pays. Et d'ailleurs qui n'en a pas entendu parler ? Les récoltes se font de plus en plus minces ici aussi et il paraît que c'est pire ailleurs ! Enfin, je n'ai pas à me plaindre, avec mon rôle dans l'armée, je vis plutôt bien. Courage !
Il adressa un sourire, rendu visible par la lueur de ses dents à travers l'obscurité de son heaume, à Lina.
— Notre bonne reine finira par régler ce problème ! conclut-il avec jovialité.
Jim fit un signe de tête approbatif.
— Nous lui faisons entièrement confiance, dit-il.
Le garde replacarda l'avis de recherche sur le panneau, entre une note d'information locale et une annonce quant à une exécution à la Capitale. Il leva une main en signe d'adieu.
— Bonne chance à vous. Et faites attention, les êtres-d'en-hauts sont peut-être dangereux.
Le trio regarda la silhouette d'acier s'éloigner dans des cliquetis métalliques. Quand il tourna au coin de la rue, Helmut souffla toute la tension emmagasinée.
— C'est bon de voir que nos vêtements nous couvrent de tout soupçon ! souffla Jim. La reine a tellement confiance en son pouvoir, qu'elle ne semble même pas envisager que des habitants d'ici puissent nous aider.
Lina lui sourit, toute contente des tenues offertes par sa mémé.
— Mais il faut qu'on fasse vite ! reprit Jim. S'ils nous ont vu dans la Forêt Géante, ils ont aussi dû voir Béatrice, alors ils savent qu'elle nous a aidé... et dans ce cas, qui sait ce que la reine va lui faire ? On doit vite la sortir de là !
Helmut et Lina acquiescèrent.
Écrasé entre deux larges établissements, le mince Soubresaut arborait une devanture simpliste au maximum et peu entretenue. Sur une façade en bois décrépie, trônait une pancarte indiquant : « LE SOUBRESAUT vous fera faire des saltos ! ». Le slogan avait beau se vouloir joyeux, la peinture craquelée, rendant les lettres presque illisibles, contrecarrait l'effort. Jim salua la tentative rimique, mais se désola du manque d'entretien.
— Tu m'étonnes qu'il n'y ait presque aucun client dans cette taverne, fit-il dans sa barbe.
Il balayait le sol de la devanture d'un regard dégoûté, craignant d'y voir des rats grouiller.
— Ça ressemble plus à un bâtiment désaffecté qu'à un bar..., commenta Helmut.
Jim ne compléta pas ses observations qu'il trouvait plus qu'aimable. Il était à deux doigts de demander un contrôle d'hygiène. Lina ne semblait pas déranger par l'apparence de la taverne, elle s'agitait d'excitation d'explorer cette presque-ruine qu'elle imaginait bien hantée.
L'intérieur n'avait rien à envier à la façade. Un silence, rendu morose par la pénombre ambiante en cette belle journée, donnait une piètre première impression. Seuls trois clients sirotaient un alcool qui embaumait l'air d'un effluve âcre. « L'alcool n'y est pas très bon, alors il y a peu de clients » lui avait dit le couple, Jim n'était pas un grand consommateur, mais l'odeur nauséabonde ne manquait pas de lui faire approuver cette remarque.
À peine eurent-ils fait un pas, accompagné par des grincements de plancher, que tous les regards se tournèrent vers eux, comme dans un bon vieux western. Lina, amatrice de ces films, qu'elle pouvait passer des journées entières à regarder, avec Bloup et les employés – qui possédaient encore suffisamment d'âme pour apprécier – avança d'un pas assuré jusqu'au comptoir. Elle chercha dans ses poches quelques choses à mettre dans le coin de sa bouche, à l'image des cigares de Eastwood. Elle s'assit sur un tabouret, se pencha sur le comptoir et fit un signe de tête. Le patron, d'une rondeur inquiétante, le lui rendit, puis lui sourit. Il ne connaissait ni les westerns, ni Clint Eastwood, mais il trouvait en cette enfant un charisme et une assurance certaine. Derrière elle, Jim et Helmut s'étonnèrent de ne plus ressentir le poids des regards peser dans leurs dos.
— Des provisions pour tenir une semaine, s'il vous plaît, demanda Helmut.
— De préférence des produits secs, ajouta Jim, désireux de ne pas manger des aliments dont l'odeur empesteraient le mauvais alcool.
Il dut se faire violence pour ne pas, en plus, demander d'accompagner le tavernier dans son arrière-cuisine, pour s'assurer de l'activité des normes d'hygiène.
Quelques minutes plus tard, le patron ressortit avec un grand sac, de la taille de Lina. Il demanda soixante-quinze d'acier. Helmut posa trois pièces en acier, frappée du sceau royal d'un côté et d'un « vingt-cinq » de l'autre. Il n'essaya pas de négocier, l'odeur devenait insupportable. Quand ils prirent le chemin de la sortie, ils passèrent à côté de deux femmes.
— Cette vieille folle a encore frappé, paraît-il, disait l'une d'elles, l'air autant effrayé qu'agacée.
Jim ne put entendre la réponse de la seconde, Helmut demandait de l'aide pour porter les provisions.
— Super, avec ce gros sac on va être super discret, pouffa Helmut.
La nuit se posait sur le Village d'Holm, emmenant avec elle ses ondulations astrales et cette pâleur qui, à défaut de lune, était mauve. Des torches positionnées à des endroits stratégiques commençaient à être allumées. Le trio prit le cap du nord-ouest, tentant de le garder dans le labyrinthe urbain, à la recherche de l'auberge conseillée par Berthe.
Jim fronça les sourcils et plissa les yeux. Il remarquait une grande et large silhouette passer dans une ruelle. Encore lui ? s'étonna-t-il. Il avait déjà vu cette énorme carrure encapée, de deux mètres, allumer un feu de camp non loin d'eux, pendant le voyage en calèche. Puis ce spectre – c'est comme ça que Jim l'appelait, puisqu'il ne voyait de lui que son vêtement long et sombre – était réapparu sur une vaste étendue de pelouse. Cette fois, il avait rejoint les voyageurs pour manger, personne n'avait rien dit, pas la moindre question avait été posée, trop apeuré par l'envergure de cet être. Le Spectre était resté muet et dans son coin, caché dans la pénombre de sa large capuche. Sa silhouette rappelait celle de Bloup, mais cette entité n'avait ni son humour, ni sa joie de vivre, ni ses mimiques loufoques. Mais ça pouvait être lui et ça effrayait encore plus Jim.
Mais éreinté, Jim n'endit rien, pensant que ce n'était qu'une ombre dans la nuit, qu'il avaitconfondu.
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