Chapitre 16 : La Magicienne de Guerre
-Si vous ne me touchez pas, il n'y a aucun intérêt à la manœuvre !
-Vous vous entendez parler !? On pourrait se méprendre !
-Et alors !? Je dis la simple vérité !
-Liliane, je vous ai déjà dit que je ne vous toucherai plus !
En proférant ces paroles, le Marquis se dit que décidément, on allait vraiment se méprendre si on les entendait ! Agacé, il se massa les tempes. Il avait donné son lit à la magicienne, qui s'était endormie comme une souche cette nuit. De fait, elle ne s'était pas rendu compte qu'il utilisait le canapé... Jusqu'à ce matin, où elle s'était retrouvée nez à nez avec Arlette.
-Vous me fatiguez ! explosa-t-elle. Je ne suis pas en sucre !
-Je vous protège, voilà tout.
Si un regard avait pu tuer, il se serait déjà trouvé six pieds sous terre. Le trajet en calèche jusqu'au palais se fit dans un silence accusateur. Mais bon sang, qui pourrait lui en vouloir de tenter de la protéger, hein !? Et dire que même Josepho éclata de rire en le voyant débarquer sous sa forme féminine... Il commençait à être fatigué... Cette journée allait être longue... mais longue... Que son meilleur ami se moque de lui était une chose, mais que Liliane lui fasse la tête, ça, ça lui était insupportable.
Néanmoins, il y avait des affaires à traiter, qui ne souffraient aucun délai. Comme : comment les agents de Finiance avaient-ils pu venir jusqu'ici ? Le Duc de Karth faisait face à une attaque depuis quelques semaines. Les alliés du dernier prince déchu de Finiance, roi autoproclamé d'un royaume tombé, voulaient punir la Foudre du Nord.
Autant dire qu'ils s'étaient fait décimer par la fureur de Liam de Karth. Mais aussi puissant soit-il, il n'avait pas pu arrêter l'attaque et empêcher complètement le passage des agents ennemis en même temps. Ce n'était pas pour rien que le Marquis avait évacué Liliane jusqu'à la capitale, tout en envoyant ses hommes en renfort auprès de l'irritant Duc. Ils avaient convenu d'une chose, tous les deux : il veillait sur la magicienne en l'absence de son frère. Pour ceux qui lisaient entre les lignes, cela voulait clairement dire que d'une, il ne le voulait pas dans ses pattes, et que de deux, il le tuerait s'il arrivait quoi que ce soit à sa petite sœur adorée.
Cela, il l'avait compris depuis un moment, au demeurant.
Mais il était inquiétant qu'autant d'hommes de Finiance aient pu se cacher du regard de Josepho, dans la capitale même.
-Un traitre parmi nous ? murmurait le Marquis, en avisant la liste de noms établie par l'Empereur en personne.
-Évidemment, sourit ce dernier en lançant une balle en l'air. Une partie de l'ancienne cour de Finiance se trouve ici en otage. Autant de portes ouvertes à l'ennemi.
-Tu sembles bien confiant.
Le blond Josepho eut un sourire rusé. Lui, il avait prévu quelque chose.
-Le Duc est dans une position bancale : considéré comme un transfuge par l'empire Kashar, et comme un traitre par les gens de Finiance, il n'a pour le moment sa place nulle part à leurs yeux.
-Il ne mérite pas cela.
-Je sais, mon ami. Je sais. C'est pour cela que je m'occupe de tout.
Ben tiens. Il s'occupait de tout. L'avisant d'un air soupçonneux, il abandonna la partie. Il avait trop de choses à penser pour chercher à tirer les vers du nez de l'Empereur. Il devait retrouver Liliane, il faisait déjà nuit.
Tenace, elle était venue chercher des informations sur les malédictions, dans les rayonnages du Grand Mage de Kashar. Il la retrouva assise à une table, environnée d'ouvrages, en train de discuter avec Maxwell. Le grand échalas était penché par-dessus le bureau, afin de lui montrer une ligne de texte du bout du doigt.
-Vous êtes admirable, pour avoir découvert cela, faisait-il. Je reconnais bien là votre esprit vif.
-Vous me flattez, Grand Mage.
-Nullement. Savez-vous que je garde un exemplaire de votre traité sur les soins magiques des grands brulés ? Il est remarquable de voir comment vous êtes parvenue à combiner tant de techniques différentes pour favoriser le renouvellement cellulaire et atténuer la douleur du patient.
-Je n'ai aucun mérite. Il y a eu un grand incendie dans un village, à Finiance, et nous étions submergés de blessés. C'était le moment de trouver une solution.
-Et pour les sortilèges sur les tuberculeux ?
-Une épidémie dans le nord du royaume.
Intrigué, il s'appuya d'une épaule au chambranle de la porte, curieux d'écouter la suite de la conversation. C'était la première fois qu'il la voyait parler aussi librement de la magie. Peut-être était-ce de sa faute ? Il était tellement occupé à essayer d'esquiver son aide qu'il ne lui avait jamais réellement posé de question sur son identité. Néanmoins, il n'avait jamais douté de sa puissance, bien présente dans son corps si charnel.
Il fronça les sourcils.
Bon sang, mes pensées divaguent à une vitesse affligeante, songea-t-il en se passant une main sur le visage. À force de se faire tripoter et sauter dessus de manière aléatoire, il en perdait le nord.
-Logan !
Plongé dans ses pensées honteuses, il ne se rendit pas tout de suite compte que c'était lui, le Logan en question. Mais il était trop tard : alertée, Liliane releva la tête, juste au moment où une femme lui prenait le bras en se collant à lui, tous seins dehors. Qu'est-ce que...
-Francesca ? fit-il, sourcils froncés. Qu'est-ce que vous foutez ?
-Monsieur, ça faisait si longtemps !
À la façon dont elle se frotta à lui, à sa mimique sensuelle et ses yeux pleins de luxure couplés à un air calculateur, il comprit tout de suite de quoi il en retournait. Elle, elle voulait devenir sa maitresse. Avec Liliane, il avait oublié qu'il était célibataire.
-Oui, effectivement, cingla-t-il en récupérant son bras. Il est aussi vrai que je n'ai nul intérêt à côtoyer une femme mariée.
Loin de se démonter, la Vicomtesse de Thorli minauda.
-Vraiment ? N'êtes-vous donc pas seul, dans votre grande demeure ?
-Seul ?
Il éclata de rire, faisant se figer celle qui fut jadis sa fiancée.
-Par les esprits ! Je n'ai jamais été aussi peu seul que ces dernières semaines !
-Oh...
-Maintenant, déguerpissez, Francesca. Les accords passés entre nos familles ne me rendront pas plus enclin à fermer l'œil sur votre tentative d'adultère.
-Oh, vous vous méprenez, je...
Le regard glacial qu'il posa sur elle lui fit stopper net sa creuse diatribe.
-Me traiteriez-vous d'imbécile, par hasard ? gronda-t-il.
-N... Non... Je... Désolée !
Remballant décolleté et minauderies, Francesca s'enfuit dans les couloirs. Comment diable avait-elle fait pour le trouver ici !? Contrarié, il se tourna de nouveau vers l'intérieur de la pièce... Pour se retrouver nez à nez avec la magicienne, qui l'observait de ses grands yeux bleus.
-C'est fou, je ne vous avais jamais vu aussi froid.
-C'est ainsi que je suis à l'accoutumée, rétorqua-t-il avec un sourire complaisant.
-Vraiment ? Mais pourquoi n'êtes-vous pas ainsi, avec moi ?
-Parce que vous êtes complètement allumée, mademoiselle Liliane. Cela ne marcherait pas sur vous.
Elle gloussa.
-On croirait entendre Liam ! Il me dit toujours que je suis allumée ! Oh bon sang ! Il vous l'a dit, c'est ça ?
-Pas besoin de me le dire pour que je le pense, fit-il en lui offrant son bras. Rentrons-nous ?
-Oh, les livres...
-Je vous les ferais livrer, intervint le Grand Mage, en saluant de la main le Marquis. Chez vous, monsieur ?
-Effectivement. Je vous remercie, Maxwell.
-C'est un plaisir, monsieur. Passez une bonne soirée, tous les deux.
Ravi de la voir de meilleure humeur, il la guida au travers du palais impérial, tout en répondant à ses questions. Et elle en avait un paquet !
-Que voulait la Vicomtesse de Thorli, en fait ? s'enquit-elle en admirant les plafonds peints et les lustres d'or, mais en ignorant totalement les regards curieux des gens de cour autour d'eux.
Forcément. Ils n'avaient jamais vu le Marquis de Macklar avec une femme à son bras. Et encore moins une femme qui parlait sans discontinuer, sans s'attirer son courroux.
-Coucher avec moi.
-Pardon ?
-Je suis Marquis, Chevalier Sanglant et le meilleur ami de l'Empereur. Devenir ma maitresse lui donnerait de l'influence.
-Mais... Elle est mariée !
-Croyez-le ou non, mais il est possible que son époux l'ait envoyé.
Cette nouvelle la choqua tant qu'elle en resta coite un instant. Assez pour qu'ils se retrouvent à l'extérieur. Pourquoi y avait-il donc autant de monde, ce soir ? Il n'avait pas pour habitude de se cacher, mais voir sa vie privée étalée aux yeux de tous lui déplaisait fortement. Être épié par tant de personnes... Cela ne lui avait pas manqué, tient. Il espérait que cela n'incommodait pas trop Liliane.
-Comment un époux pourrait-il demander une telle chose ? C'est comme... c'est comme prostituer sa femme !
-Je suis d'accord avec vous.
-Mais...c'est ignoble !
-Je suis d'accord aussi. Néanmoins, tout le monde n'a pas le même sens moral que vous.
-Ou que vous. Jamais vous ne pousseriez votre épouse à faire une telle chose.
-Effectivement. Je sens que je vais être très possessif envers mon épouse.
La calèche, frappée de l'écusson des Macklar, les attendait au bas des marches du perron. Une fois à l'intérieur, il se permit de changer de conversation. Après tout, le trajet allait prendre un certain temps.
-Mademoiselle, je crains de m'être montré... discourtois, à votre égard.
-Allons-bon.
-Oui. Je ne vous ai jamais posé de questions sur qui vous êtes exactement.
Son sourire se figea légèrement.
-Oh... Vous pensez m'avoir sous-estimé, tout ça parce que je suis une femme ?
-Non, juste parce que vous êtes allumée.
-Un point pour vous. Votre passif d'Arlette vous rend plus sensible aux capacités féminines, marmonna-t-elle en regardant par la fenêtre de la calèche.
Il y eut un petit silence.
-Que voulez-vous savoir ? finit-elle par demander.
-Comment êtes-vous devenue une magicienne reconnue au point d'être questionnée par le Grand Mage de Kashar ?
-Mmh...
Elle coula un regard vers lui, avant de grimacer.
-C'est compliqué.
-Comment êtes-vous devenue magicienne, dans ce cas ?
-Oh, ça c'est simple. J'ai été vendue par papi !
-Pardon ?
Elle lui expliqua, avec un sourire triste. Ayant perdu leurs parents jeunes, le frère et la sœur Karth s'étaient retrouvés sous la coupe de leur grand-père. Homme âgé, cruel et misogyne, il ne voyait en la petite fille qu'une gêne. Une gêne que le futur Duc de Karth cherchait à protéger un peu trop à ses yeux. Liam encaissait les coups à sa place. S'opposait constamment à son grand-père, en dépit de son jeune âge.
Alors, quand Liliane avait eu huit ans, elle avait été vendue au Grand Mage de Finiance. Pour des expériences, pour être un cobaye ou une esclave, il n'en avait cure. Tout ce qui lui importait, c'était de se débarrasser de cette chose féminine qui gênait l'éducation de son petit-fils.
En arrivant là-bas, elle avait été terrorisée, de prime abord. Mais beaucoup moins que le Grand Mage, qui s'était retrouvé face à face avec un Liam de dix ans. Alors, elle n'avait pas su ce qu'il s'était passé, se souvint-elle avec un rire. Mais son frère, si jeune, avait pris le puissant magicien à part, et lui avait dit « touchez à un cheveu de ma sœur, faites-lui le moindre mal, et je vous assure que rien, dans le futur, ne m'empêchera de vous trancher la tête de mes propres mains. »
Logan éclata de rire à cette anecdote. Cela ressemblait bien au Duc de Karth !
Peu impressionné par l'enfant qu'il était alors, le Grand Mage avait fait ce que bon lui semblait. En vérité, il ne l'estimait pas et la tuait la tâche. Mais au moins, elle ne subissait plus les coups de son grand-père. Et elle ne voyait plus Liam les encaisser à sa place. Néanmoins, les choses s'étaient compliquées quand on avait découvert ses aptitudes magiques.
Elle avait alors intégré le programme de formation des mages. Les choses avaient été dures quand on avait cherché à la plier à la violence de ces enseignements. À lui apprendre à tuer. Elle n'avait que dix ans lorsqu'elle avait fait vœu de non-violence. Quand on avait tenté de la forcer à assassiner un criminel de guerre, pour « tester » un sortilège. C'était très mal passé auprès de ses enseignants.
Probablement ne devait-elle sa survie, alors, qu'à son statut de petite fille de Duc et sœur de futur Duc. Avoir été vendue ne changeait rien à sa naissance. Mais elle avait eu mal. Très mal, jusqu'à ce qu'ils abandonnent l'idée de la plier à leur volonté.
Bref. Elle avait continué sa formation, mais selon ses conditions. Toute cette magie qui n'était tournée que vers la mort et la souffrance, elle l'avait déviée. Elle avait développé des aptitudes de soins, qui n'avaient été que très peu exploitées par les générations précédentes.
Toutefois, sa notoriété ne venait pas de ces années-là. Car à ses treize ans, Liam était revenu. Le jeune homme de quinze ans qu'il était alors était venu la sortir de l'enfer dans lequel elle se trouvait, et auquel elle s'était tant habituée qu'elle ne se rendait plus compte de sa souffrance. Devenu Duc par la force, son premier acte avait été de venir chercher sa petite sœur. En vérité, l'apprit-elle plus tard, son grand-père avait finalement décidé de la marier à un noble de Finiance. Cela avait sonné le glas du contrôle de Liam.
Il n'était qu'un enfant quand il avait vendu sa sœur au Grand Mage. Et maintenant, il voulait la donner à un vieillard libidineux ? Cela avait été de trop. Le jour de ses quinze ans, année où il pouvait prétendre au titre de Duc, il avait mis un terme à la vie de leur grand-père.
Logan comprenait mieux, à présent, pourquoi Karth était si protecteur envers sa petite sœur. Il avait dû faire face à tant de choses, pour parvenir à la protéger...
Pourtant, Liliane n'avait pas abandonné ses recherches sur la magie de soin. Une fois de retour au duché, en tant que sœur du Duc, elle avait commencé à faire des travaux importants. Elle était devenue soigneuse pour l'armée, aux côtés de son frère, pour être certaine qu'il ne mourait pas au combat. C'était de là que lui venaient ses inspirations pour créer les nouveaux sortilèges de guérison, pouvant sauver un soldat aux portes de la mort. Il comprenait, à présent, pourquoi Maxwell la traitait avec tant de respect. Et surtout, il comprit qu'il la connaissait des champs de bataille. Après tout, il avait été en guerre contre Finiance, et contre le Duc de Karth, des années durant. Un ennemi héréditaire, devenu son allié, car on avait touché à sa petite sœur.
-Vos années de formations ont été si terribles que cela ? demanda doucement Macklar.
-Mmh... Les brimades, les insultes dues à mon sexe, les sévices physiques par les professeurs, par le Grand Mage...
-D'ailleurs, ce dernier a survécu à votre frère ?
Un sourire aux lèvres, Liliane lui adressa un regard déterminé.
-Non.
Ce simple mot fit hocher la tête à Macklar. Cela ne le surprenait pas. Le Grand Mage avait dû croire pouvoir s'en sortir sauf. C'était oublier la détermination de Liam. Lorsque ce dernier était venu chercher sa sœur, elle se trouvait dans un piteux état. Couverte de plaies et d'hématomes, maigre, elle luttait chaque jour pour faire valoir son statut de femme douée de magie et son souhait de non-violence.
Alors qu'elle aurait largement eu le pouvoir de tous les bruler vif.
Cela demandait une sacrée force de caractère de ne pas céder à la tentation du pouvoir.
Mais c'était peut-être plus simple lorsque son propre frère incarnait la faucheuse en personne.
Pourtant... En regardant la magicienne, Logan se dit que non, cela n'était pas évident. Car elle n'avait jamais voulu que son frère tue qui que ce soit. Elle ne voulait pas de la violence, mais elle comprenait pourquoi tout le monde autour d'elle ne pouvait pas s'y soustraire. Car si elle voulait pouvoir être en paix, quelqu'un devait se salir les mains. Et le Duc de Karth avait été très clair à ce sujet : il tuait, pas besoin qu'elle en fasse autant.
À vrai dire, elle regrettait parfois son vœu de non-violence. Car cela l'empêchait de se défendre. Comme six mois plus tôt, lors de la guerre. Sans le Chevalier Sanglant pour la secourir, alors... elle serait morte. Et son frère aurait cru l'empire Kashar responsable, alors qu'il en allait tout autrement.
-Vous avez eu une vie bien triste, tous les deux, fit doucement le Marquis, alors qu'ils arrivaient devant sa propriété.
-Les premières années ont été difficiles, concéda-t-elle. Mais si ce n'était pour la récente guerre, je suis plutôt heureuse, depuis que j'ai treize ans !
Son optimisme le fit sourire. Prenant sa main, il l'accompagna à l'intérieur. Elle avait eu une vie bien dure. Cela expliquait son caractère, son attitude pugnace. Néanmoins, il avait du mal à croire qu'elle soit parvenue à rester si pure d'âme, en dépit de tout. Liam avait été sa force, toutes ces années. Tout comme elle avait été la sienne.
De fait, il avait d'autant plus de mal à croire que le Duc de Karth ait laissé sa petite sœur sous sa protection. Lui faisait-il réellement confiance, en dépit de tout ? Ou y avait-il une raison cachée ? Songeur, il avisa le profil de la jeune femme, qui, le remarquant, lui fit un grand sourire.
Bah. Même s'il y avait une raison ultérieure, il s'en moquait.
Car tout cela lui avait permis de la rencontrer.
Elle.
L'allumée qui le jeta sur son lit, une heure plus tard.
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