Chapitre 23

Il fallut une heure à Egrim pour avoir le courage de se soigner. Il avait l'impression de faire du sur-place, en ce qui concernait sa magie. Dès qu'il avait un peu de force, il devait utiliser un sortilège. Le sortilège prenait, du coup, toute la force qu'il avait en lui. Et dès qu'il retrouvait de l'énergie, quelque chose de plus arrivait pour le remettre KO. C'était un cercle vicieux qui perdurait depuis la veille.

Il avait surtout l'impression que, s'il continuait ainsi encore longtemps, il n'en aurait plus du tout, de l'énergie. Il n'avait rien mangé depuis l'appartement de Danayelle, qui remontait déjà à presque quarante-huit heures. Même si les elfes étaient naturellement capables de se priver de nourriture pendant plusieurs jours sans éprouver la faim, Egrim sentait qu'il commençait à manquer de force. Peut-être que ça avait un lien avec la magie, dont il abusait un peu dernièrement.

Son nez était à sa place. Il n'en ressentait plus aucune douleur, malgré le sang qui barbouillait toujours le contour de sa bouche et le menton. Il avait envie de se remettre aussitôt à dormir, sans plus bouger jusqu'à la prochaine péripétie. Mais un regard vers Tys l'en empêcha.

Tys était arrivé de nulle part rien que pour l'aider. Il ne pouvait pas se contenter de dire « merci, et bon vent », même si, en ce moment, l'idée lui semblait séduisante. Il se devait d'user, encore une fois, d'un peu de magie pour lui renvoyer la chandelle.

Celui-ci n'avait pas bougé de son coin depuis l'arrivée des pirates. Il dormait toujours, un mince filet de bave coulant de ses lèvres entrouvertes. Lui aussi, il avait trop forcé, et Egrim connaissait bien cette sensation. Même si utiliser un don était plus facile que la magie pure et dure – il était bien placé pour faire la comparaison -, Egrim savait que Tys avait repoussé ses limites, aujourd'hui. Il ignorait peut-être en quoi consistait le dernier test de l'Institut pour les télépathes, mais ça l'étonnerait grandement qu'il eût dû créer une dizaine l'illusion simultanée et la tenir pendant au-dessus de dix minutes en même temps que ses potes se font tabasser.

Egrim se leva de son coin, grimaçant à chaque mouvement. Il n'avait pas mal à proprement parler, il était juste épuisé. Il se traina jusqu'à Tys et prit une de ses mains entre les siennes. Il ferma les yeux, se concentra au mieux, et murmura la formule la plus éprouvante pour ce qui était d'utiliser de l'énergie ; celle qui existait dans le seul but de la transmettre à une autre personne. « Shierdestra ».

Tys se redressa aussitôt tout en lâchant une exclamation de surprise, son regard bleu azur filant de droite à gauche et dévisageant tous les présents dans la pièce. Danayelle et Mishi, assisses côte à côte. Leerian dans un coin, et Narsa près de la porte. Tous l'observaient en retour, sans dire le moindre mot.

— Ça va ? T'es pas blessé ? demanda Egrim.

— Hein ? Non... Je... qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Egrim pouffa de rire, puis se traina à quatre pattes pour ensuite s'écraser à plat ventre et aussitôt se mettre à ronfler, Jean en guise d'oreiller. Tys le dévisagea quelques secondes supplémentaires, sans rien comprendre de ce qui venait de se produire. Drôle de coïncidence qu'il se réveille au même moment que son ami tombe de fatigue.

— J'ai dormi longtemps ?

— Je n'en sais rien. Quelques minutes, peut-être ? fit Leerian.

— À peu près, répondit Danayelle avec un simple mouvement d'épaule.

Ce fut au tour de Mishi de pouffer de rire. Elle savait que Leerian était très sujet à ce phénomène, commun chez les elfes, et plutôt ironique pour le loup-garou qu'il était également. « Tomber dans la lune », où des heures pouvaient passer sans qu'il ne les ressente.

— Ça fait au moins une heure, peut-être même deux, dit Mishi.

Tys sursauta à la nouvelle. Il se leva d'un bond et se tourna vers le mur, cherchant la minuscule craque entre deux planches pour regarder dehors. Un couinement désespéré s'échappa de ses lèvres alors qu'il réalisait avec horreur que tout ce qu'il voyait était l'infinité de la mer, les vagues douces et le temps calme malgré un ciel plutôt gris.

— Où est mon île ? Où est Nocksor ?! Merde ! Comment je retourne chez moi, maintenant ?!

Personne n'osa répondre à cette question, alors que Leerian, Mishi et Danayelle s'échangeaient un regard perplexe. Tous avaient cru que Tys était avec eux pour y rester. Pourtant, il semblait suffisamment bouleversé pour que le doute ne soit plus permis. Il voulait les aider, et maintenant que c'était fait, Tys ne souhaitait que rentrer chez lui. Oui, il avait pensé à vivre une aventure comme celle que Danayelle lui avait raconté assez souvent quand ils étaient à l'Institut. Mais ce n'était qu'une fantaisie. Il n'avait pas réellement eu l'intention de tout plaquer pour elle et Egrim, et encore moins pour Leerian, Mishi et Narsa qu'il ne connaissait que de réputation – et une très mauvaise réputation, pour certains.

— Heum... peut-être qu'on peut voler un de leur radeau pour toi ? fit Leerian avec hésitation.

— Ah, ouais ? Et comment je ferais pour ne pas me perdre, seul au milieu de l'océan ? Le ciel est gris ! Je distingue à peine le soleil. J'ignore complètement dans quelle direction on va.

— Eh bien, je suis à peu près sûr qu'on va vers l'ouest, dit Danayelle.

— Oh, bon sang, non ! s'exclama Leerian. Tu vas le faire paniquer encore plus. On fait cap sur l'est !

Danayelle fronça bêtement les sourcils. Tout le monde savait qu'elle n'avait aucun sens de l'orientation.

— L'est, insista Leerian. À droite de Nyirdall, si tu préfères. C'est simple ; il te suffirait de prendre la direction opposée, ajouta-t-il pour Tys. Et puis, tu ne devrais pas avoir de problème ; si t'es un vrai habitant de Nocksor, c'est que tu as dû grimper dans tout un tas de bateaux, non ? Tu n'as aucune raison d'avoir peur.

— Il y a une grosse différence entre un bateau et un minuscule radeau. Je n'ai jamais été seul en radeau. Même pour venir ici, c'est Elra, une sirène, qui m'a aidé. Et puis, honnêtement...

Tys s'interrompit, honteux de ce qu'il s'apprêtait à dire. Ils allaient le prendre pour un crétin. Ils se moqueraient de lui. C'était un secret qu'il gardait avec lui depuis longtemps.

— Vous savez quoi ? Laissez tomber. Je préfère encore être coincé ici que...

— Que quoi ? s'étonna Leerian. On ne te retient pas prisonnier ; si tu veux rentrer chez toi, on va t'y aider.

Mishi et Danayelle hochèrent la tête. Même Narsa fit un petit « hun-hun » en signe de soutien. Tys se mordit la lèvre en les regardant tour à tour. Surtout Leerian. Il lui semblait drôlement gentil pour un meurtrier de masse.

Il soupira, puis baissa les yeux. Il n'avait pas le choix de dire ce qui le bloquait, au risque de perdre toute sa crédibilité. Tys prit une grande inspiration, et avoua, d'une petite voix coupable :

— J'ai peur de l'eau.

Leerian éclata aussitôt de rire. Un rire si énorme qu'il dut presser ses mains sur sa bouche, alors que Narsa lui refilait un coup de pied dans le bras pour le sommer de faire moins de bruit.

Tys serra les poings, insulté. Mais la crainte que Leerian ne sorte son épée s'il répliquait l'empêcha de se défendre contre la moquerie.

— Oh, bon sang ! fit Leerian, souriant de toutes ses dents. Je ne suis plus seul ! Tu montes haut dans mon estime, le télépathe !

— Je m'appelle Tys, fit celui-ci d'un ton dur. Et qu'est-ce que tu racontes, maintenant ?

— Leerian à peur de l'eau, lui aussi, dit Mishi. Pour sa défense, il s'est noyé une fois. Il est passé vraiment près.

— Ah, ouais ? s'étonna Tys.

— Ouais, ajouta cette fois Danayelle. Tu te rappelles, l'épisode du Kraken. Je t'en ai déjà parlé.

— Oh... oui...

— Mais toi, c'est quoi ton excuse ? Faut avouer que c'est con pour un habitant de Nocksor d'avoir une phobie de l'eau, non ?

La mauvaise humeur de Tys revint en force. Évidemment, il fallait toujours qu'il y ait une bonne raison. Lui n'avait pas le luxe de s'être noyé. Il était même un nageur plutôt doué.

— Dans la mer Maras, il y a des requins, fit-il simplement. Au moins quinze espèces différentes. Une fois, je devais avoir dix ans ou moins, je m'amusais avec des amies sirènes, et... on a croisé un mégalodon. Il est passé près de nous sans même nous regarder. Je veux dire, il était si énorme, il nous a probablement pris pour des planctons. Mais il était putain de gros ! Depuis, je n'ai jamais eu le courage de nager dans la mer à nouveau. Il m'a foutu la chienne.

— C'est quoi, un méladogon ? demanda Leerian.

— C'est à peine plus petit que le Kraken, expliqua Tys, mais c'est un requin.

Leerian fit la grimace. Il n'avait vu un requin qu'une seule fois dans sa vie ; une forme floue à plusieurs centaines de mètres, et il avait paniqué. Le Kraken, en revanche, il avait eu la malchance de l'admirer de trop près. S'il devait faire un mashup des deux créatures...

— Je peux te montrer avec une image mentale, si tu veux.

— Non ! s'exclama aussitôt Leerian. Tu vas me refiler des cauchemars.

Mishi pouffa de rire. Elle ne pouvait s'empêcher de le trouver également mignon et idiot quand il s'emballait sur des sujets stupides.

— Il vaut mieux éviter, renchérit Narsa. En se réveillant d'un cauchemar, une fois, il a essayé de m'embrocher.

Tys eut un simple mouvement de sourcils à cette révélation. Il crut d'abord qu'elle disait n'importe quoi – il savait déjà que Narsa était du genre à exagérer pour se rendre plus intéressante, il l'avait remarqué au premier coup d'œil -, mais cette fois, elle était totalement sérieuse. Tys baissa les yeux vers Leerian, qui soupirait en détournant la tête après le commentaire de Narsa.

— T'as fait ça ? T'es suicidaire, ou quoi ? Menacer une fée...

— Il ne faut pas le prendre personnel, c'est sa façon à lui de se faire des amis, dit Danayelle avec un sourire de travers.

— Je ne suis pas son amie, grimaça Narsa.

— Il est juste vraiment doué pour les premières impressions, dit cette fois Mishi.

— Oh, ça va, grommela Leerian. Mes parents ne m'ont jamais appris à vivre en société, OK ?

— Ils ne t'ont rien appris du tout, en fait.

Leerian lança un regard noir à la sirène. Celle-ci se contenta de sourire innocemment, comme une provocation.

— Bon, tu veux quitter le navire ou non ?

Tys hésita, se balançant d'un pied à l'autre. Il ne savait plus quoi faire. Il tourna la tête vers Egrim, dormant toujours à point fermé. Il sentait que le mage n'avait pas fini d'en chier, et que ce serait pire sans sa participation.

Aider un ami, ou se faire dévorer par un requin géant ?

— Expliquez-moi votre destination, encore ?

— On va sur un autre pays ! fit Leerian, son sourire revenant en force. Moi, j'y reste parce que j'emmerde Nyirdall. Mais elles ne font que m'accompagner pour le voyage, parce que... je ne sais pas. Elles en avaient envie, dit-il en lançant un regard vers Mishi et Danayelle.

— On ressautera sur ce même bateau avant qu'ils ne repartent, dit Danayelle.

— Et vous comptez vous cacher pendant tout ce temps ?

— On va essayer, dit Mishi d'un ton incertain.

Tys soupira à nouveau. Sans mon aide, ils vont tous crever.

— OK. Tant pis. Je suis déjà coincé avec vous, de toute façon... Ce n'est que l'histoire de quelques jours, non ?

— Le capitaine avait dit trois jours. Logiquement, ce sera six pour revenir, dit Mishi.

— Peut-être plus, on ne sait pas combien de temps on va rester sur ce mystérieux pays avant de rebrousser chemin, dit Danayelle.

— On va faire un chiffre rond et dire que ce sera une semaine, dit Leerian.

Nouveau regard vers Egrim. Il n'avait pas bougé ; coucher à plat ventre, la tête appuyée sur le corps de Jean comme un gros coussin écailleux.

— C'est normal qu'il dorme encore ? C'était lui qui m'avait éveillé, non ?

— Il t'a fait un transfert d'énergie, expliqua Narsa. Il n'a plus rien.

— C'est dangereux ?

— Non, il l'a fait sur moi, une fois, dit Mishi. Mais il était revenu à lui au bout d'une ou deux minutes. C'est vrai que ça commence à être long.

Narsa lança un dernier coup d'œil à la porte avant de se lever et de s'approcher du petit mage. Elle lui tapota la joue à plusieurs reprises, mais celui-ci ne réagit pas. Cette fois, Narsa s'inquiéta. Sa peau lui semblait encore plus pâle que d'habitude, et drôlement froide au toucher. Elle abandonna les claques pour l'attraper par les épaules et le secouer sans ménagement. Sa tête ballotta d'avant en arrière, jusqu'à ce que ses yeux s'ouvrent en deux minuscules fentes.

— Eh ?

— Egrim ? Tu vas bien, là ?

— Hun, hun...

— Fais-moi une phrase complète.

— Eh... j'ai faim...

Danayelle se leva à son tour, s'approchant d'Egrim. Elle le prit par les bras pour le remettre sur pieds ; il se laissa faire, tombant contre la blonde, son visage dans le creux de son épaule. Danayelle devait le serrer contre lui pour l'empêcher de s'effondrer au sol.

— Ça, c'est dangereux, dit-elle. Il faut vraiment qu'il mange. Il a perdu trop de sang et utilisé trop de magie.

— Et dire que le capitaine a l'intention de revenir pour lui refiler encore plus de coups de pied, dit Tys dans un murmure. Il ne pourrait pas le supporter. Cette fois, je suis convaincu à cent pour cent ; je reste pour le voyage. Pour Egrim.

— Mishi, viens, fit Danayelle. Je vais avoir besoin de toi.

La sirène se leva aussitôt pour l'aider à porter Egrim. Elles le trainèrent jusqu'à la porte, où elles regardèrent prudemment de l'autre côté avant d'ouvrir complètement et de quitter la pièce. Narsa les suivit, plus angoissé pour son frère d'adoption qu'elle ne voulait l'admettre.

Tys et Leerian s'échangèrent un coup d'œil nerveux. Tous deux étaient perplexes, ne sachant comment réagir.

— Le capitaine reviendra tôt ou tard, dit Tys d'un ton coupable.

Leerian baissa la tête. Toute cette situation était entièrement sa faute. Il soupira, puis alla s'asseoir dans le coin autrefois occupé par Egrim.

— Quand il reviendra, tu me feras passer pour lui.

— Euh... quoi ?

— Je prendrais les coups à sa place. Je lui dois bien ça.

Tys en demeura bouche bée. Le roi Celeyste n'avait pas fini de le surprendre ; il avait essayé de le tuer à la première rencontre, et maintenant, il se sacrifiait pour ses amis. Il avait affaire à un elfe plein de rebondissements.

— Je dois avouer que j'ai du mal à te cerner, dit Tys après un bref moment de silence. Et venant d'un télépathe, ce n'est pas rien.

Leerian lui fit un simple sourire. Cette remarque le rendait fier, sans qu'il ne comprenne vraiment pourquoi. 

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