Chapitre 15

Ça faisait trois heures déjà que Danayelle, Mishi et Leerian ne faisaient que marcher dans la forêt de Nashintill en direction du sud. Ils avançaient plutôt lentement au gout de Leerian, mais c'était pour Mishi qui, avec ses jambes de sirène, se plaignait dès qu'il tentait d'augmenter un peu de vitesse. Mishi n'était pas faite pour la randonnée, et c'était pourtant elle qui prenait le plus de plaisir à être là.

— On peut faire une pause ? demanda-t-elle soudain.

Leerian et Danayelle poussèrent un soupir ennuyé en même temps, mais s'arrêtèrent de marcher. Mishi se laissa aussitôt tomber dans les longues herbes sauvages qui emplissaient la petite clairière.

— On n'arrivera jamais s'il faut s'arrêter toutes les heures, dit Leerian en s'efforçant de garder un ton poli.

— Oh, désolée. Mais comme je te l'ai déjà répété plusieurs fois... Je ne suis pas un elfe !

Leerian leva les mains en signe de soumission et s'éloigna pour empêcher sa mauvaise humeur de déborder. Danayelle pouffa de rire et vint s'asseoir près de Mishi.

— Si ça peut te rassurer, l'autre elfe aussi en a un peu marre. J'aurais mille fois préféré être tranquille dans mon lit, en ce moment... Mais on ne peut pas tous avoir ce qu'on veut, dans la vie !

Les deux filles s'échangèrent un sourire, puis regardèrent Leerian qui marchait dans tous les sens de la clairière. Sa visible nervosité réussit à mettre mal à l'aise Danayelle.

— Qu'est-ce que tu fais, Leerian ? Viens t'asseoir.

— Ouais, sinon c'est toi qui demanderas pour une pause, la prochaine fois, renchérit Mishi.

Leerian ne fit pas attention à leurs commentaires. Il observait la forêt, un mauvais pressentiment le prenant aux tripes. Il entendait quelque chose... ou plutôt, au contraire, il n'entendait rien. Les sons constants tels que les chants d'oiseaux, les cris d'écureuils et les tires d'ailes des pixies semblaient avoir disparu.

— On ne devrait pas s'arrêter ici, dit-il enfin. Trouvons un meilleur endroit... continuons vers le sud.

— Oh non ! s'indigna Mishi. Si on continue, tu devras me porter !

Leerian s'avança d'un pas dans la forêt d'où ils étaient venus. Un bruit se démarquait du silence... comme le grognement d'un carnivore. On aurait dit un ours, mais en pire. Leerian sentit ses cheveux d'argent se hérisser sur sa nuque.

— Je suis sérieux, là. Il ne faut pas rester ici.

— Sérieux, sérieux ? insista Mishi. Ou tu dis ça juste pour nous faire peur ?

Sans répondre, Leerian courut jusqu'à la sirène et lui présenta sa main. Celle-ci, contaminée par la nervosité de Leerian, la prit pour s'aider à se relever. Danayelle les observait tous les deux, sans bouger.

— Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui se passe ?

— Tu veux vraiment rester ici pour le découvrir ?

Un rugissement bestial s'éleva soudain de la forêt. Des oiseaux s'envolèrent de leur branche en panique. À leurs pieds, les petits rongeurs s'enfuirent vers le sud en couinant. Danayelle se leva en gémissant, puis tourna la tête vers l'origine du bruit. Et enfin, elle le vit.

Des trolls.

Ils fonçaient vers eux, leurs visages à la peau verte déformés par la rage.

— OK, on court ! fit-elle d'une voix aigüe.

Tous s'élancèrent pour quitter l'endroit au plus vite. Leerian serra Mishi contre lui, la portant à moitié pour l'obliger à avancer plus rapidement. Mais ils n'avaient pas fait trois pas que d'autres trolls apparurent dans la clairière de tous les côtés, les encerclant sans aucune possibilité de fuir. Leerian déglutit difficilement, poussa Mishi derrière son dos et sortit son épée de son fourreau, les mains tremblantes de peur.

— Ils nous suivent depuis longtemps, murmura-t-il pour que seul Mishi et Danayelle puisse l'entendre. Pour nous coincer comme ça, c'est sûr, ils auraient pu nous tomber dessus depuis ce matin, mais ils ont attendu le meilleur moment.

— Je ne savais pas les trolls aussi intelligents, fit Mishi.

Danayelle pouffa d'un rire nerveux. Son cœur battait fort, elle sentait sa télékinésie qui tentait de s'échapper par tous les pores de sa peau.

Il y avait au moins dix trolls autour d'eux, et tous étaient vêtus de la même façon. Nus pieds, pantalon noir, et torse nu, sauf pour des bandes de cuir retenant toute sorte d'armes telles que de courtes épées et des dagues. Quelques-uns d'entre eux avaient des arbalètes.

Ça y est, je vais mourir, pensa Leerian. Puis, prenant une grande inspiration pour surmonter la honte habituelle, dit d'un ton qu'il s'efforça de rendre plus grave qu'à l'accoutumée :

— Je suis le roi Celeyste, vous avez oublié ?! Vous ne pouvez pas venir nous tuer comme ça !

Les trolls rirent, se foutant complètement de la gueule de Leerian.

— Tu n'es pas un roi ; juste un descendant. Ça va, on l'a compris. Les ordres d'un professeur valent plus que les tiens, en fin de compte. Même ; vous avez failli être chanceux ! On a presque abandonné. On voulait vous laisser filer, que vous soyez le problème de quelqu'un d'autre... Mais c'est devenu personnel en tuant l'un des nôtres, cette nuit.

Danayelle déglutit à ses dernières paroles. Leerian l'avait entendue, et sans quitter les trolls des yeux, il inclina légèrement son arme pour que la lame entre dans son champ de vision. Il voyait la tache qu'il avait remarquée ce matin, toujours présente. Et il se souvenait du mensonge que Danayelle lui avait servi, à propos du grimoire. Tout était clair comme de l'eau de roche ; elle avait volé son épée, retourné à Yglas pour prendre un livre et avait même tué un troll en chemin. Quel culot, cette fille !

— Il y a moyen de... je ne sais pas, monnayer notre liberté ? tenta Leerian.

— Si tu veux payer pour une vie, le prix est, en général, une vie, fit le troll en éclatant de rire.

Tous les autres trolls l'accompagnèrent dans son hilarité alors que Leerian, Danayelle et Mishi étaient toujours sérieux, convaincus que leur heure était arrivée.

— Ils jouent avec nous comme si on était des petites souris, murmura Mishi.

— Je suis désolée ! s'exclama soudain Danayelle. C'est ma faute. C'est moi qui...

— Non, chut ! Ferme-là ! fit Leerian dans un chuchotement, bougeant à peine les lèvres. Tu veux vraiment qu'ils croient que c'est toi qui as tué le troll ?

— Qu'ils croient ? Mais...

— La ferme, Danayelle, répéta Leerian avec plus de force.

Les trolls s'arrêtèrent enfin de rire, reportant leur attention sur le trio, collé l'un contre l'autre au milieu de la petite clairière. Les trois trolls qui s'étaient apporté des arbalètes les levèrent en position, chacun prenant une cible différente. Leerian lâcha son épée d'une main et serra le poignet de Mishi, toujours caché derrière lui.

Et sans prévenir, tous tirèrent en même temps. Leerian s'accroupit aussitôt, entrainant Mishi avec lui, et Danayelle fit un pas de côté pour l'éviter. Les flèches étaient trop lentes pour les réflexes d'un elfe, et heureusement, ces trolls-là en connaissaient très peu sur leur race.

Soudain, une quatrième flèche apparut, sifflant à l'oreille de Leerian. Il ne l'avait pas vue venir, celle-là, et il se retourna vers Mishi, la peur au ventre, convaincu de l'apercevoir avec le projectile entre les deux yeux. Au contraire ; elle avait son petit arc dans une main, son autre planant au-dessus de son carquois. Leerian regarda cette fois vers les trolls, juste à temps pour en voir un avec la fameuse flèche planter bien profondément dans le front, tomber à plat ventre dans les hautes herbes.

— Bon sang, Mishi...

Leerian ne put en dire plus ; les trolls avaient rechargé leur arbalète pour tirer à nouveau. Et Mishi fut plus rapide, en tuant un autre aussi sec.

Si les trolls avaient eu l'intention d'y aller facilement, ils commençaient à désespérer un peu. Deux des leurs étaient déjà à terre. Plusieurs décidèrent d'utiliser la manière dure ; ils dégainèrent leur courte épée et s'élancèrent vers le trio en rugissant.

L'un fonça droit vers Leerian. Celui-ci déglutit, resserra sa poigne sur le pommeau de son arme, et tenta de se remémorer tout ce que son père lui avait enseigné. Il ne s'était jamais réellement battu ; pour lui, les entrainements étaient des jeux qui se terminaient souvent par d'intenses fous rires. Oh, papa, j'aurais dû être plus sérieux quand tu essayais de m'apprendre à me défendre, pensa-t-il au désespoir.

Le troll leva son arme, visant sa tête. Leerian, en automatisme, s'accroupit pour éviter le coup, et se retourna sur lui-même en balançant sa lame. Ses yeux s'écarquillèrent en avisant la grande entaille qu'il lui avait faite sur le flanc, le sang du troll giclant derrière lui. Celui-ci rugit, tenta une deuxième attaque, et Leerian refit exactement le même mouvement dans le sens opposé. Son autre flanc fut transpercé, encore plus de sang s'en déversa. Le monstre tomba à genoux face à la douleur, et Leerian profita du moment pour lui trancher la tête aussi nette.

Leerian détourna le regard, le cœur au bord des dents et les mains tremblantes. Il avait horreur du sang, et cette fois encore, c'était lui qui l'avait fait couler... mais c'était une première que ce soit réellement lui, dans son corps et son esprit, qui fasse un meurtre.

Mishi, pour sa part, continuait de tirer flèche après flèche. Le visage sérieux et parfaitement concentré, elle avait mis à terre plus de la moitié des trolls présents dans la clairière... mais un qu'elle n'avait pas vu s'approchait derrière son dos. Leerian s'élança aussitôt vers lui, son malaise remplacé par la peur qu'il advienne quoi que ce soit à sa sirène.

Et Danayelle se contentait de trembler dans son coin, sans défense, souhaitant de tout son cœur devenir invisible. Évidemment, c'était impossible et les deux trolls restants foncèrent sur elle avec la vive conviction qu'ils pourraient au moins avoir la vie de celle qui comptait le plus. Leerian et Mishi étant concentrés ailleurs, ils pourraient y arriver s'ils faisaient suffisamment vite.

Danayelle, en désespoir, leva les mains pour déclencher sa télékinésie, mais rien ne se produisit. Elle hurla, lâchant quelques larmes.

Leerian, voyant la scène du coin de l'œil, abandonna le troll blessé et s'élança vers celui qui était le plus près de Danayelle, soulevant son arme en rugissant. Le troll cueillit Leerian d'une simple claque en plein visage, le faisant revoler sur plusieurs mètres à travers la clairière. Il se releva aussitôt, étourdi, sa vision de découpant en plusieurs morceaux, et fit la chose la plus désespérée et dangereuse qu'il pouvait faire ; il leva son épée au-dessus de sa tête et la lança comme une hache. Avec toute sa force cachée de loup-garou, la lame fonça en tournoyant et atteignit le troll en pleine poitrine, s'enfonçant jusqu'à la garde. Le troll grogna de surprise et tomba de tout son poids sur Danayelle. Un énorme crac retentit alors, accompagné du hurlement déchirant de la blonde.

Et Mishi lança une dernière flèche pour le dernier troll.

Leerian courut vers Danayelle qui pleurait maintenant à chaudes larmes, le visage déformé par la douleur. Leerian et Mishi prirent le troll qui lui écrasait les jambes chacun par un bras et tirèrent pour le décaler. Leerian s'adapta à la force de Mishi pour ne pas éveiller de soupçons. Il se sentait mal pour Danayelle, évidemment, mais il en avait conscience ; ce qu'il venait de faire avec son épée, c'était impossible... à moins d'être un loup-garou. Et égoïstement, il préférait faire souffrir un peu plus Danayelle que de révéler ce qu'il était vraiment.

— Ça va, Dana ? demanda Mishi après une longue minute à tirer le troll.

Danayelle secoua lentement la tête, la douleur étant trop intense pour qu'elle ne parvienne à desserrer les dents. Mais Mishi n'eut pas à attendre une réponse pour comprendre le problème ; après avoir enfin réussi à repousser le troll, elle eut une parfaite vision d'horreur sur le pied de la blonde. Il était complètement de travers.

— Oh, bon sang... ta cheville est cassée !

Mishi recula d'un pas, l'estomac retourné, alors que Leerian s'asseyait devant Danayelle. Avec autant de douceur que possible, il retira son basket et sa chaussette, dévoilant un pied qui se teintait déjà de bleu. Il posa ses doigts sur sa cheville et Danayelle lâcha un gémissement à fendre l'âme.

— Pourquoi tu ne l'as pas repoussé avec ta télékinésie ? demanda Leerian.

— Ta gueule ! grommela Danayelle.

Leerian resserra sa poigne sur sa cheville et donna un coup de côté, remettant l'os en place. Danayelle hurla, vrillant les oreilles sensibles de Leerian, et une onde de télékinésie le balaya comme une vulgaire poupée de chiffon, le balançant trois mètres plus loin.

— Tu vois, c'est ce que je voulais dire ! fit Leerian en se relevant lentement, sans en faire plus de cas.

Mishi posa ses mains de chaque côté de sa bouche, complètement révulsé. Elle ne savait plus pour qui montrer de la pitié ; pour Danayelle et son pied cassé, ou Leerian qui venait de faire un vol plané de plusieurs mètres. Mais puisque ce dernier ne semblait pas le prendre mal, elle s'agenouilla enfin près de Danayelle.

— Il faut soigner ça au plus vite. Laissons tomber Wondor. J'avais vu sur ta carte qu'il y avait un village plus près.

— Entre un village à trois jours de marche ou une grande ville à quatre jours, je crois qu'il vaut mieux viser sur la ville, dit Leerian qui était encore un peu étourdi. On aura plus de chance de trouver un guérisseur.

— On dit médecin, le moyenâgeux, grogna Danayelle.

Des sueurs froides s'étaient mises à envahir sa peau, plaquant ses cheveux sur son visage. Elle n'avait pas bonne mine et ça fendait le cœur de Mishi.

— Guérisseur, insista Leerian. Tu sais, ceux qui soignent avec leur don. À moins que tu préfères attendre plusieurs semaines avec le pied en atèle ?

— Et la laisser souffrir comme ça pendant quatre jours ?! s'exclama Mishi.

— Que veux-tu faire de plus ? On ne peut pas patienter tranquillement que l'un nous trouve en premier ! En plus, peut-être que d'autres trolls vont venir, encore plus nombreux !

Leerian risqua un regard autour d'eux dans la clairière. Dix trolls morts, certains avec le corps criblé de flèches, d'autres avec d'énormes plaies à vif. L'un avec la tête séparée des épaules. Et même un avec une épée toujours enfoncée dans la poitrine jusqu'à la garde.

Tout ce sang donnait envie de vomir à Leerian, mais il s'en retint.

— On ne peut pas rester ici.

Il tendit sa main à Danayelle. Celle-ci écarquilla les yeux d'incompréhension.

— Je ne peux pas marcher !

— Je le sais bien, idiote.

Il approcha encore plus sa main de son visage, la forçant à la prendre. Danayelle y posa la sienne à regret et Leerian tira pour la redresser, en équilibre sur un seul pied. Puis il se tourna et s'inclina légèrement.

— Grimpe sur mon dos.

Danayelle passa ses bras autour de son cou et Leerian mit ses mains sous ses cuisses pour la soutenir.

Mishi, juste à côté, se sentit soudainement jalouse.

Avec son nouveau poids sur les épaules, Leerian s'avança vers l'un des trolls et en retira l'épée qu'il avait toujours dans le torse. La lame en ressortit complètement rouge de sang, dégoulinante, gluante et surtout écœurante.

— C'est dégueulasse, dit Danayelle, la bouche tout près de son oreille. Je ne te croyais pas aussi doué avec ton épée, d'ailleurs. Je pensais que c'était juste une décoration.

— C'est un peu des deux, je suppose...

— Et t'es sacrément fort pour l'avoir lancé comme ça. Je ne l'aurais jamais cru, avec tes petits bras.

Leerian rougit, sans se prononcer. Puis il rangea l'arme dans son fourreau, le sang débordant pour s'étendre en une tache sombre sur son pantalon.

— Tu aurais dû laver la lame avant de la remettre là-dedans, dit Mishi alors qu'elle récoltait les flèches. Elle va rouiller.

Et risquer de toucher l'argent en présence des filles ? Elles me verront grimacer, réprimer la douleur de simplement l'effleurer... et elles vont comprendre tout de suite !

— Je le ferais quand on sera loin d'ici, dit Leerian avec sérieux. Allez, on repart. Vers Wondor.

Leerian se remit aussitôt en marche vers le sud, Danayelle toujours sur ses épaules. Mishi, la main pleine de flèches aux pointes sanglantes, courue pour les rattraper. En un rien de temps, ils avaient déjà quitté la clairière, laissant le cadavre de neuf trolls derrière eux.

Oui, neuf seulement. Car le dixième avait fait semblant.

Le survivant releva la tête en voyant de trio s'éloigner enfin. Comment trois gosses avaient-ils pu décimer toute une bande de trolls armés ? C'était un mystère à élucider... et à éliminer. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top