Chapitre 29
Avec la naissance des deux fils de Fleur de Miel et Griffe de Lune, le Clan du Tonnerre semblait se porter comme un charme. Il faux dire que les nouveaux-nés étaient adorables : Petit Hibou ressemblait à son père, avec ses grands yeux ambrés et son pelage gris tigré, tandis que Petit Sapin était le portrait de sa mère et arborait un pelage brun-roux et des yeux d'un vert profond. Tout le monde était aux petits soins, les parents aux premières loges, et il flottait dans le camp une atmosphère détendue et joyeuse, ce qui n'avait pas été le cas depuis bien longtemps. Patte de Loup ne savait pas trop si il fallait s'en réjouir. Il avait la détestable impression que, sans crier gare, la rude réalité allait refaire surface et percuter cette douce frivolité de plein fouet. La prophétie n'était pas résolue, le jeune guerrier le savait, et il ne baissait pas sa garde.
Il ne pouvait compter sur aucune aide du côté de Griffe de Lune : son ami était beaucoup trop occupé à jouer son rôle de père pour accorder une quelconque importance à la prophétie. Mine de rien, Patte de Loup en voulait un peu à son camarade. Il avait l'impression de porter seul le poids énorme de la responsabilité du clan.
L'autre facteur qui venait ternir la bonne humeur du guerrier gris était beaucoup plus personnel. D'habitude, il ne prêtait qu'une attention très relative à ce genre de chose, mais là c'était différent.
Alors que tout le clan s'entendait à merveille, il y avait deux individus qui ne semblait pas concernés par cet élan de camaraderie. C'était Plume de Corneille et Pelage d'Ébène. Patte de Loup savait qu'ils étaient en froid (il ne comptait plus le nombre de fois où il avait essayé de comprendre pourquoi en leur demandant, sans succès).
L'ennui, c'était que tout le clan semblait maintenant le découvrir. Au milieu des félins heureux, leurs figures maussades n'en devenaient que plus visibles, et Patte de Loup entendit plusieurs de leurs camarades en parler pendant le partage. Cela le mit très mal à l'aise. En y pensant un peu plus, il se rendit compte que leur fratrie paraissait étrangement disloquée. En fait, ils ne se comportaient même plus comme des membres d'une même famille.
Ce constat l'attrista profondément. Il en vint même à se demander si, à force de n'accorder de l'importance qu'à la prophétie, il n'avait pas lui-même rompu le lien qui le rattachait à son frère et à sa sœur. C'était d'ailleurs pareil avec ses parents : Plume de Canard était un ancien désormais, et Patte de Loup n'avait plus tellement le loisir de bavarder avec lui étant donné ses tâches de guerrier, et Pelage de Nuit paraissait également distante, accaparée par son poste de lieutenant.
Patte de Loup n'avait jamais vraiment souffert de la solitude, déjà parce que son frère, sa sœur ou même Griffe de Lune avait toujours été là pour lui, et aussi parce qu'être seul ne le gênait pas beaucoup. Vivre au sein de son clan et se sentir utile suffisait à le combler d'ordinaire. Ce fut donc la première fois de sa vie qu'il prit conscience qu'il n'avait pas de lien fort avec quiconque, même pas sa propre famille, et cela le rendit triste.
Le guerrier gris avait donc un peu de mal à se réjouir en cette période de liesse. Son malaise ne dura toutefois que peu de temps, et il dut bien vite le mettre de côté lorsque la malheur frappa.
Le premier touché fut Petit Roc. Le chaton avait pourtant l'air totalement remis alors qu'il chahutait avec sa sœur, mais il suffit d'une nuit pour qu'il se transforme en loque malade, affalée dans son nid, incapable de bouger. L'odeur suspecte qui l'entourait ne laissait aucun doute sur sa condition : il n'avait pas guéri. Museau Doré réessaya de lui administrer ses remèdes, mais cette fois le petit vomit et ne put rien avaler. Le soir-même il était mort. Les hurlements déchirants de Mousse de Bruyère suffirent à le faire comprendre à tout le clan, et ils furent suivis d'un silence de mort, comme si tout les félins retenaient leur souffle, frappés par le malheur.
Mais la maladie ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Elle avait bien eût le temps de se faire une place dans le camp. Le lendemain, ce fut au tour de Petite Violette de tomber malade. Elle succomba trois jours après son frère sous le regard impuissant de Museau Doré, incapable d'aider la chatonne. Mousse de Bruyère n'avait même plus assez de force pour pleurer sa fille. Elle était dans un état de choc. Fleur de Miel proposa de s'occuper d'elle, et la femelle grise alla s'installer dans la pouponnière, où elle restait désormais sans rien faire, comme si toute énergie l'avait quittée à tout jamais.
La mort des deux chatons avait profondément choqué le Clan du Tonnerre. C'était toujours une chose horrible que de voir des petits mourir sans même avoir eu le temps de grandir. Mais le véritable orage était à venir, et c'est lorsque d'autres membres du Clan commencèrent à tomber malade que la panique se fit vraiment sentir chez les félins : car après tout, c'était maintenant leur vrais camarades qui étaient touchés, et pas des chatons qu'ils connaissaient depuis un quart de lune ...
Le premier à tomber malade fut Poil de Raton. Le doyen du Clan se faisait vieux et était plus sensible que la plupart des guerriers. Museau Doré fut tout ce qui était en son pouvoir pour le sauver, mais l'ancien était trop faible. Après une journée de lente agonie, il rendit l'âme, laissant derrière lui ses camarades en état de choc, car le vieux matou était une figure importante du clan du fait de sa grande sagesse. Malheureusement, il ne fut pas la dernière victime. Le lendemain, Pelage de Lionne et Griffe de Cendre présentaient les mêmes symptômes, alors qu'elles étaient en parfaite santé auparavant. Leur état n'était pas aussi critique, mais les membres du Clan comprirent alors que personne n'était à l'abri, et un vent de panique souffla sur le camp. Plus personne ne semblait savoir quoi faire, et la routine habituelle du Clan en était perturbée : les patrouilles et les entraînements n'étaient plus assurés, et le tas de gibier toujours moins remplis. La peur empêchait les félins de penser à autre chose qu'à l'épidémie.
Seuls deux félins continuaient à remplir leurs obligations. Museau Doré se donnait corps et âme à ses patients, et il refusait de les abandonner malgré son impuissance. Étoile de Renard continuait lui aussi à donner ses directives, bien conscient que pour que le clan survive, il fallait que tout le monde travaille contre l'épidémie. Il ordonna la reprise des patrouilles, chargea Pelage de Nuit de superviser l'entraînement des novices et désigna plusieurs guerriers pour aider le guérisseur dans sa tâche. Enfin, il mit en place le confinement des malades : plus personne, en dehors de Museau Doré et de lui-même, n'avait le droit de s'approcher d'eux.
Cette décision, bien que nécessaire aux yeux de la plupart des membres du Clan, restait très dur à supporter pour les proches des malades, qui n'avaient plus le droit de s'approcher de leurs amis ou des membres de leur famille touchés par le mal. Patte de Loup avait notamment été le témoin d'une scène qui l'avait particulièrement marqué. C'était le jour où Nuage de Brindille avait été déclaré malade et qu'il avait du rejoindre la zone de confinement. L'apprenti semblait sur le point de s'écrouler à chaque pas qu'il faisait, et personne n'avait plus grand espoir pour lui.
Le guerrier gris mangeait alors une souris à l'orée du camp lorsqu'il apperçu son frère et Nuage d'Ombre qui semblaient se disputer. Il dressa l'oreille pour entendre de quoi ils parlaient.
" Je dois aller voir mon frère ! feulait l'apprentie. Je veux lui parler, il le faut.
- Hors de question, rétorqua Plume de Corneille. Tu n'as pas le droit de t'approcher de lui.
- Peu importe, j'y vais. Je ne vais pas le laisser mourir comme si ça ne me concernait pas !"
Elle se leva d'un bond, mais son mentor lui barra la route le pelage hérissé.
" Tu n'iras nulle part, gronda-t-il. Si tu t'approches des malades, tu risques d'y passer aussi. Museau Doré n'a pas besoin d'un patient en plus, il a bien assez de travail."
La jeune femelle soutint son regard, mais on voyait bien qu'elle était ébranlée.
" Je sais bien, dit-elle d'une voix tremblante. Mais je ne peux pas attendre comme si rien ne se passait ... Tu peux me comprendre, non ?"
Plume de Corneille ne répondit pas. Il se contenta d'aller chercher une proie sur le tas de gibier.
Patte de Loup fut choqué par son attitude : pourquoi ne cherchait-il pas à réconforter la novice ? N'étaient-ils pas proches ?
Visiblement, cette attitude parût dérouter la jeune femelle. Elle resta immobile un instant à regarder le mâle noir avant de lui tourner le dos pour s'enfuir hors du camp.
Le soir même, Nuage de Brindille rejoignit le Clan des Étoiles. Depuis lors, Nuage d'Ombre n'adressait plus la parole à son mentor.
Après ce douloureux épisode, il fut un temps où la mesure de confinement sembla fonctionner, car il n'y eu plus de nouvelles victimes pendant trois jours. L'état de Pelage de Lionne et de Griffe de Cendre semblait même s'être amilioré et le clan se mit à espérer qu'il n'y aurait pas d'autres malades. Espoir bien vite déçu lorsque, au petit matin, Pelage de Nuit monta sur le promontoire et appela le Clan au rassemblement.
À la mine effarée de sa mère, Patte de Loup sut tout de suite que ce n'était pas une bonne nouvelle.
" Étoile de Renard est tombé malade hier soir, annonça la guerrière noire. Il a perdu une vie pendant la nuit, mais il n'est pas encore remis. C'est moi qui dirigerait le Clan en son absence."
Sa déclaration eut l'effet d'une bombe. Le peu de courage qui habitait encore les guerriers du Clan s'était dissipé d'un coup, et on entendit bientôt dans tout le clan une rumeur se répandre : le Clan du Tonnerre avait été maudit par le Clan des Étoiles. C'était, pour la plupart des guerriers, la seule explication plausible à ce malheur.
" Qu'avons-nous donc fait pour mériter cela ?" demanda un jour Patte de Glace. Il était tellement inhabituel de voir la guerrière si désespérée, elle qui était une chatte d'ordinaire très joyeuse.
" Nous n'aurions pas dû accueillir ces chatons ! feula Épis de Jais. C'est eux qui sont à l'origine de cette catastrophe. Si seulement Étoile de Renard n'avait pas donner son accord ...
- Il doit être le premier à le regretter, miaula Pelage Étoilé. Il a perdu une deuxième vie la nuit dernière.
- Peut-être le Clan des Étoiles veut-il le punir de quelque chose ? hasarda Griffe de Noix.
- De quoi donc ? rétorqua Plume de Mésange. À ma connaissance, il n'a rien fait de mal.
- Ça ne sert à rien de faire ce genre d'hypothèses, grogna Pelage de Nuit. Notre chef n'est pas responsable, c'est une simple épidémie."
Mais tout le monde n'était pas convaincu.
Dans ce climat de défiance totale, Patte de Loup était complètement perdu. Il continuait bien sûr de remplir ses devoirs et travaillait d'arrache-pied, mais il ne savait pas quoi faire d'autre et son impuissance le terrorisait.
Ainsi, il ne put rien faire lorsque Fleur de Miel tomba malade et rejoignit la zone de confinement, laissant derrière elle ses petits.
Griffe de Lune était inconsolable, et le guerrier gris sombre ne savait même pas quoi faire pour soulager son ami.
" Où est-ce qu'elle va maman ? demanda Petit Sapin avec curiosité alors que sa mère s'éloignait.
- Ne t'inquiète pas, mon petit, répondit Mousse de Bruyère en le caressant du bout de la queue. Votre mère reviendra bientôt."
La femelle grise, qui s'était peu à peu remise du choc de la mort de ses petits, avait décidé de prendre la progéniture de son amie en charge, en reconnaissance de ce que Fleur de Miel avait fait pour elle.
Un quart de lune plus tard, un premier rayon de lumière vint éclaircir l'avenir du clan lorsque Pelage de Lionne revint parmi ses camarades : elle était la première à avoir vaincu la maladie, et elle fut acclamée comme si elle venait de terrasser un blaireau à elle seule. Ce fut ensuite Griffe de Cendre qui revint.
Après quasiment une lune d'épidémie, Museau Doré annonça que les malades étaient en voie de guérison et que la maladie était refoulé. Le soulagement fut grand, mais le bilan était lourd : quatre morts, et quatre vie en moins pour Étoile de Renard. De plus, Fleur de Miel était encore faible.
Malgré tout, le clan parut ressoudé par cette nouvelle. Ils avaient survécu ! Un semblant d'ordre sembla revenir dans le camp, maintenant que le danger était écarté. L'ambiance morbide des derniers jours s'évanouit peu à peu.
Il y avait toutefois beaucoup de guerriers qui se demandaient ce que le clan avait bien pu faire pour s'attirer pareil courroux ...
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