L'écho de la raison 1

Comment convaincre des fugitifs de se rallier à la cause ? La peur guidait les Sectes et peu osait se soulever contre les Ombres sans être certains de triompher. L'héritier de la Sagesse Altruiste détenait certes un plan, une marche à suivre, et il se proposait en audacieux meneur à la détermination sans faille. Mais toute la bonne volonté du monde ne suffisait pas à les unir. De braves messagers parcouraient les terres à la recherche des derniers survivants, ils ne devaient être que quelques milliers contre la puissance fulgurante de l'ennemi, mais une courte mèche allumerait pour sûr la flamme. Les dirigeants refusaient de risquer leur peuple, les guerriers restants, pour des peut-être. Non, ils demandaient plus qu'une idée reposant sur des suppositions.

Pourtant, dissimulée à l'intérieur d'une grotte près d'une source glaciale avec les membres de son peuple, Jia Li fixait d'yeux ombrageux son père qui jeta dehors le messager de Zhī dào. Il n'avait bien évidemment pas accepté de rejoindre l'héritier et la bâtarde fulminait. Muwen, ayant noté son état depuis un moment, essayait d'attirer son attention en caressant avec délicatesse son bras, mais elle l'ignorait avec superbe. Lui aussi s'accordait avec le Patriarche. Il ne voulait pas sacrifier les survivants sur un plan vacillant. D'un coup sec, elle s'arracha à ses touchers et bondit sur ses pieds, sous le soupir de son époux, le regard las de son paternel et la curiosité des gens de Mó fǎ.

— Nous devrions combattre, affirma la première-née, engendrant des messes basses. Ce messager nous indique le lieu de bataille, allons-y. Et affrontons la destinée des mortels !

— Non, répondit son père.

— Le Patriarche estime que nous serons détruits en sortant de cette grotte, ajouta Petit Miraculeux.

— À quoi bon rester ici ?! rétorqua-t-elle, furibonde. Au final, nous mourrons soit de faim, soit débusqués par les Ombres. Car elles ne tarderont pas à découvrir cette cachette ! Car nos provisions ne tiendront pas trois jours ! Nous sommes condamnés, et il ne suffit pas de rassurer le peuple par de belles paroles. Entendez-moi tous ; ne nous berçons plus dans nos mirages ! La vie, ce n'est pas attendre qu'un miracle ne survienne...mais c'est attraper à la volée le peu de chances à notre disposition. Ne pas agir signerait la fin des Courants Enchantés, et plus largement de ce monde.

Quelques-uns acquiesçaient, muets. Personne ne lui donnait concrètement raison, puisque l'angoisse les clouait sur place. Nul n'était prêt à se battre contre les Ombres, ils rêvaient de leur vie tranquille et tournaient le dos à la vaillance. Son père lui commanda de se taire par une œillade foudroyante, mais elle n'obtempérerait pas, ce serait mal la connaître. Ses frères et sœurs la toisaient sans conviction. Sa famille la délaissait clairement. Mais pourquoi ? En quoi cette maudite grotte les sauverait-elle ? Ils trépasseraient tous quoi qu'il en soit, où qu'ils soient. 

— Par tous les dieux ! s'enhardit-elle. Trouvez-vous un courage, bon sang ! Mourez ici dans le froid et la famine si cela vous plaît ; moi, je m'en vais immédiatement rejoindre le champ de bataille, quitte à y perdre la vie !

Elle virevolta et empoigna sa fidèle épée papillon au pommeau cristallisé. Hors de question qu'elle patiente entre les gémissements des mourants ici. Certains étaient malades à cause des basses températures, d'autres étaient dévorés par l'envie de se nourrir, ils devenaient fous et elle ne participerait pas à cet élan de lâcheté. Elle se croyait presque à Hù lǐ ! Elle s'apprêtait à partir, alors que son peuple poussait des exclamations de surprise, interdits. Mais Muwen se leva à son tour et l'empêcha de franchir la ligne de protection.

— Nous irons tous ensemble, lui murmura-t-il à l'oreille avant de s'exprimer plus fort, à tous. Les dieux ne pardonneront jamais votre couardise ! Toutes ces années à cultiver vos pouvoirs, à méditer et à désirer une place au Royaume des Immortels... La Cour Céleste ne vous y acceptera pas ! Pas tant que vous ne prouverez pas votre valeur ! Demeurez dans cette grotte, et vous atteindrez seulement la folie. À votre mort, le Royaume des Enfers vous accueillera avec plaisir !

Sur ce, il attrapa la main de sa femme, entrelaça leurs doigts en un sourire complice, et ils partirent définitivement, passant le champ de protection. Ils remontèrent à la surface, à la merci des Ombres qui traversaient les plaines découvertes et gorgées d'eau de Mó fǎ. Muwen les plaqua contre une paroi rocheuse où ondulaient des plantes humides, à l'abri de l'ennemi, et ils patientèrent. Il savait que son peuple réagirait à leurs mots, forcément. En particulier sous la menace de la Cour Céleste. Il leur fallait un instant pour se décider.

— Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés seuls, s'aperçut Muwen en étirant ses lèvres. Pourquoi pas en profiter, qu'en dîtes-vous ?

— Faîtes ce que bon vous semble, mon cher...

Il ne se fit pas prier deux fois. D'un geste incroyablement doux, il approcha leurs lèvres, encadrant le visage de son épouse de ses mains attentionnées, et il les permit de se toucher enfin. Ils s'embrassèrent d'abord avec lenteur, savourant la sensation disparue, puis ils s'enflammèrent un peu. Deux ans de mariage, pourtant ils n'avaient pas eu l'occasion de joindre leurs corps aussi souvent qu'ils l'auraient voulu. Elle répondait à ses devoirs de première-née, fille de Patriarche et mercenaire, pendant qu'il se chargeait des affaires avec son père, noble magistrat. Le soir, au lit, ils se voyaient une poignée de minutes et plongeaient dans un sommeil profond. Pour leur plus grand malheur !

Les baisers s'enchaînèrent et peu importe si les cris des Ombres résonnaient au loin.

Cependant, un son guttural les tira de leur bien-être. Petit Miraculeux se racla la gorge et ils se tournèrent vers lui, constatant qu'il était accompagné. Derrière le conseiller, tout un peuple avait déniché au fond de leur cœur une once de bravoure. Satisfaits, Jia Li perçut néanmoins son père dans la grotte, avec ses plus jeunes sœurs et quelques femmes, des enfants, il ne comptait pas se battre. Tant pis, ils gagneraient la guerre pour eux.

— Pas trop tôt ! s'écria Muwen, commençant déjà à marcher en direction de Jiǎo huá.

Apparemment, l'appel à l'union de Xian-Jun pointait la Secte des Fureurs Fallacieuses en lieu de regroupement, là où se déroulerait probablement leur mort. Jia Li observa l'air gai de son époux, il se réjouissait de son peuple qui prenait la bonne décision. Tous ensemble, ils décidèrent d'emprunter le chemin sinueux et perfide des marécages. Sous les épais feuillages, les Ombres ne les remarqueront pas.

Ils marchèrent à une allure soutenue, mais dérangée par le sol boueux dans lequel ils s'enfonçaient, et ils mirent plus de quatre jours pour se dépêtrer de ces marécages. Au cinquième, le Jeune Maître avait annoncé qu'il espérerait toutes les Sectes pour démarrer l'ultime bataille, ils devaient donc se hâter. À l'aube, les hautes tours du Talion Infernal transpercèrent le ciel, mais des morceaux brûlés en tombaient ; assurément, en tant que quartier général des Ombres, les Fureurs Fallacieuses et leur capitale avaient le plus souffert des ravages.

L'ennemi les avait repérées, mais elles ne les attaquaient pas, les laissant pénétrer dans la forêt incendiée du Talion Infernal. Elles voulaient ce conflit ! La plupart des arbres n'existaient plus, les bois ressemblaient plutôt à un vaste champ d'herbes noir et gris.

Jia Li comprit rapidement pourquoi les Ombres ne les arrêtaient pas. Au sommet d'une colline conséquente faite des derniers vestiges de nature, le Seigneur Hiwang trônait et scrutait les ridicules mortels qui se mesuraient à lui. Elles s'amusaient de ces soi-disant armées qui les entouraient.

Xian-Jun et Meiling étaient présents, accompagnés des gens de Zhī dào. Elles sourirent en le voyant. Elles distinguèrent Wulong. Depuis l'abandon du corps de Yichen, elles avaient dégoté un autre réceptacle, mais aspiraient à faire payer la détermination de l'alchimiste qui avait poignardé son amant au risque de le perdre pour toujours.

Quelques dizaines à peine de Hù lǐ offraient leur aide. Malgré leurs principes, le prix de leur vie valait plus que le goût du pacifisme. La paix était déchirée en ces temps de guerre, ils ne se cacheraient plus.

Derrière elles, des gens de Jiǎo huá, convertis ou non, qui exécutaient leurs ordres sans contrainte ; au-dessus d'elles, une cohorte d'Ombres assoiffées de sang. Préparées à tous les sacrifices aujourd'hui.

— Vous détenez effectivement un aplomb de fer pour entrer sans inquiétude sur nos terres et nous confronter de la sorte. Nous ne vous en pensions point capable ! Vous, cultivateurs, vous nous surprenez ! s'exclamèrent-elles, à travers la voix du Seigneur, faisant serrer des dents le Jeune Maître. Les rêves de Hù lǐ, nous les écraserons au creux de nos paumes ; les rivières de Mó fǎ se teinteront du sang de vos innocents ; et nous démontrerons à tous que l'altruisme, la bienveillance et l'intelligence ne servent à rien face à la force démoniaque avec laquelle nous vous exterminerons ! Nous nous ravissons de cet affrontement, puisque, ainsi, nous vous convertirons avec bien plus de facilité ! Merci à vous tous de vous être rendus à nous...

Elles parlaient pour dissuader les plus faibles d'esprit. Xian-Jun, Jia Li et Muwen s'évertuèrent à les maintenir en place, les troupes ne devaient pas s'effondrer sans avoir combattu. Hiwang arborait son sourire fier, le Jeune Maître s'en dégoûtait. Ces merveilleuses lèvres espiègles ne méritaient pas d'être tordues en cette grimace de supériorité. Il ne supporterait pas qu'un jour de plus elles possèdent son ami. Il s'empressa de dire ce que tous les mortels avaient en tête :

— Vivre ou mourir ne nous importent plus ! Désormais, il s'agit d'un combat pour venger nos proches disparus ! Ce monde ne vous appartiendra pas.

Pour illustrer sa hargne, il dégaina son bâton. Elles ne tardèrent pas à répondre ; Hiwang leva une main albâtre et Wujie apparut à ses côtés. Elles ordonnèrent probablement à ce que l'armée de Jiǎo huá s'abatte sur les Sectes résistantes et le commandant des Ombres relaya la directive...

— Supprimez cette vermine une bonne fois pour toutes ! cracha Wujie, la fureur aux yeux.

Lorsqu'il fut suffisamment éloigné des Ombres, son armée obéit. Mais, elle ne courra pas vers les survivants comme elles le présageaient. Non... Chaque soldat de Jiǎo huá ayant gardé son esprit se retourna un à un vers les convertis et planta leurs lames dans les torses avec la ferme intention d'en finir avec cette guerre... Elles ne s'étonnèrent pas de ce revirement. Pour diverses raisons. Premièrement, elles sentaient que ce Wujie ne les appréciait pas et qu'il les aurait trahies un jour ou l'autre. Deuxièmement, deux commandants leur avaient échappé ; Yichen avait été récupéré par ce misérable alchimiste et Meng avait été froidement assassiné ; donc elles s'étaient préparées à la possibilité de perdre un énième bras droit. Troisièmement, elles étaient nées seules dans le néant, la nature les appelait à se débattre en solitaire. Leur destin.

— Les Ombres n'ont pas besoin de mortels à leur service ! tonitrua la voix rauque du Seigneur. Le jeu se termine ici et maintenant ! 

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