Chapitre 34 ⋅ L'été indien

J'ai bien cru que je ne viendrais jamais à bout de ce chapitre. 4 000  mots, le plus long que j'ai jamais écrit, en espérant que ça compense mon léger retard pour cette semaine. Bonne lecture ~

L'or du soleil filtrait par la fenêtre dans de larges rais de lumière. C'était inhabituel pour un mois de novembre déjà bien entamé : là où la grisaille s'étendait à perte de vue depuis des semaines, un ciel azur surplombait la ville ce jour et apportait du baume aux cœurs meurtris par la mélancolie de l'automne. Le redoux l'accompagnait, tiède, langoureux, à en abandonner écharpes et polaires dans un accès d'inconscience, et même le vent s'était arrêté de souffler pour quelques jours. On y était. L'été indien venait de faire son entrée à Sendai.

Fusae se redressa légèrement de la commode contre laquelle elle était assise, puis leva les yeux vers son voisin affalé sur le matelas. Tooru feuilletait de vieux carnets à dessins, sur lesquels il avait mis la main un peu plus tôt dans la semaine sans qu'elle ne sache réellement comment, entre deux coups d'œil narquois lancés par-dessus son épaule. Elle sentit ses lèvres frémir sous cette même émotion qui la torturait depuis bien des jours déjà ; combien de fois était-il venu cette semaine ? Et la semaine précédente ? Quand il n'était pas là, sur ce lit, à la taquiner et fouiller sa chambre du regard, Oikawa s'entraînait au volley avec Iwaizumi, à en croire leurs stories Instagram. Or même en étant très moyenne en maths, et en recomptant trois fois pour s'en assurer, la jeune fille pouvait affirmer sans se tromper que le volleyeur passait beaucoup plus de temps avec elle que sur le terrain.

— Dis, tu veux pas qu'on sorte, Sae-chan ?

L'intéressée battit des cils, et son regard hébété accrocha celui plus moqueur de Tooru à quelques pas d'elle. Il avait abandonné le cahier d'esquisses pour se redresser sur un coude, dans une pose lascive qui l'inspira autant qu'elle lui fit redouter le pire. Non sans raison, à vrai dire :

— À moins que tu ne comptes passer l'après-midi à me mater ?

— Je te matais pas, marmonna-t-elle aussitôt en gonflant les joues.

Il ricana et roula sur le côté pour mieux la narguer des yeux. Fusae inspira avec appréhension, le regard irrémédiablement attiré vers l'endroit où il s'appuyait – son oreiller porterait à nouveau son odeur ce soir. Un soupir indéfinissable franchit la barrière de ses lèvres ; encore une nuit aux fragrances de cannelle et de miel.

— Ah la la, t'es mignonne quand tu essaies de raconter des mensonges, mais absolument pas crédible ~

Ses joues s'enflammèrent à son compliment dissimulé sous les taquineries, ce que son œil de lynx ne manqua évidemment pas. Son sourire narquois s'agrandit face à son trouble ; de toute évidence, il s'en régalait. Prenant appui sur son édredon, Tooru sauta alors sur ses pieds pour venir se planter devant la silhouette recroquevillée de sa petite voisine, qui tendit le cou pour l'interroger du regard.

— Avec le temps qu'il fait, ce serait dommage de rester enfermés, tu crois pas ?

Là-dessus, il lui tendit la main pour l'aider à se relever. Elle loucha quelques secondes dessus, puis remonta vers lui tout entier, vers ce sourire en coin et ces prunelles mordorées qui – elle en avait la folle impression – retraçaient chaque trait de son visage encore et encore. Son absence de réponse lui arracha un petit rire.

— Je te jure que c'est très difficile de ne pas s'imaginer des choses quand tu me regardes comme ça, ricana le garçon, et ça eut le mérite de la sortir de son mutisme.

— Hum, c'est bon, je te suis, éluda-t-elle avec précipitation en s'emparant de sa main tendue.

— Toujours à esquiver, hein ?

Cet écho à d'autres remarques du même type la fit rougir de plus belle, mais elle ne répondit pas, se laissant plutôt happer par la chaleur de ses doigts sur sa paume. D'une simple traction, Tooru la hissa habilement sur ses pieds, et même s'il laissa échapper un petit rire moqueur quand elle tituba à peine debout, le volleyeur eut pour une fois la décence de ne rien dire. Avait-il conscience d'être l'origine même de ce manque d'équilibre ? Elle l'en soupçonnait sincèrement.

— Tu veux aller où ? s'enquit-elle en le contournant pour à la fois se dérober à son trouble et attraper son porte-monnaie sur la commode.

— C'est une surprise, ça, Sae-chan ~

Fusae se retourna à demi pour lui adresser une œillade confuse. Un instant, elle crut intercepter un mouvement vertical de ses yeux, qui remontaient en vitesse sur son visage depuis elle ne savait où, mais le garçon ne lui laissa pas le temps de s'interroger davantage, car un sourire frémit au coin de ses lèvres.

— Quoi ? Tu n'aimes pas les surprises ?

— Si, bien sûr... C'est juste que...

Elle s'interrompit, à la recherche de ses mots. C'était terriblement gênant de se révéler ainsi à son voisin, et pourtant il en avait vu, des choses gênantes, avec elle. Cette simple idée l'enhardit un peu :

— J'ai pas l'habitude de sortir sur des coups de tête comme ça, sans savoir où je vais.

— Oh je vois, fit simplement Oikawa, sans se départir de son air amusé. Si ce n'est que ça, fais-moi confiance, petite voisine, tu ne seras pas déçue.

Une pichenette sur le front scella cette semi-promesse, la faisant tressaillir au passage, qu'importe combien elle était habituée à ce geste. L'artiste resta quelques secondes immobile, le cœur au bord de l'explosion. Et dans un petit rire nerveux, réprimé depuis trop longtemps, elle consentit à le suivre dans le couloir, puis hors de l'appartement.

Quelques instants plus tard, ils remontaient leur rue côte à côte, dans la lumière dorée du soleil. La chaleur n'était pas au rendez-vous, mais il ne faisait pas froid non plus ; c'était un juste milieu que dans toute sa frilosité, Fusae ne pouvait qu'apprécier. Tooru marchait un peu au devant d'elle, sans pour autant la distancer non plus. Le regard rivé devant lui, il racontait une anecdote de son lycée, qu'elle écoutait d'une oreille distraite, incapable de mettre des visages sur ces noms balancés çà et là, mais pas non plus résolue à le faire taire. Ça avait quelque chose de rassurant pour son âme, le ronronnement traînant de sa voix. Elle y trouvait du réconfort et la chaleur qu'elle n'avait pas à l'extérieur, si bien qu'elle ne saurait plus s'en passer. Tout comme la main qu'il finit par machinalement glisser dans la sienne au moment où ils dépassaient le supermarché. Et si elle rosit, un instant troublée, l'adolescente ne le repoussa pas. Bien au contraire, elle s'y raccrocha imperceptiblement.

Leur marche les mena à la gare du quartier, où Oikawa la guida à travers le hall sans se soucier des mille questions que son regard lui lançait, puis dans un train qui vola vers le centre-ville de Sendai. La voiture était presque bondée, remplie de gens qui comme eux avaient voulu profiter du redoux pour sortir en ville ; les places assises se faisaient rares, et les voyageurs se marchaient presque dessus. Aussi ce fut presque naturel pour les deux adolescents de se cantonner à une minuscule zone de la rame, face à face, suffisamment proches pour respirer le même air – et ça jamais, au grand jamais, Fusae n'aurait pu y rester insensible – le temps d'arriver à la station où Oikawa voulait descendre, puisqu'il était le seul à connaître leur destination. Il ne pipa pas mot du trajet, d'ailleurs, une véritable surprise pour la jeune fille qui s'attendait à force taquineries sur leur proximité et ses rougeurs. Rien de tout cela, cependant. Et quand le train s'arrêta pour la sixième ou septième fois – elle avait perdu le compte – le volleyeur s'empara de sa main à la seconde où les portes s'ouvraient pour l'entraîner à sa suite.

Bunbougu Shop ? lut-elle sur un écriteau qui les accueillit sitôt qu'ils sortirent de la gare. Tu m'as emmenée à la papeterie du centre ?

— Hum hum, fit Tooru pour toute réponse, en haussant par trois fois les sourcils pour renforcer le suspens – même s'il n'y en avait de toute évidence plus.

— Attends, mais... tu connais cet endroit ?

Il attendit de lui avoir ouvert la porte pour la laisser entrer la première dans le magasin, avant de lui répondre, la main fermement ancrée dans la sienne.

— Ma mère m'y emmenait quand j'étais petit pour s'acheter des romans-photos, expliqua-t-il à mesure qu'ils s'engageaient dans les rayons. Elle me prenait toujours des auto-collants de volleyeurs connus.

Fusae l'écouta avec attention, même si son regard était tantôt accroché par les arcs-en-ciel de papier à grain à sa gauche, tantôt par les centaines de modèles d'enveloppe sous une affiche promotionnelle à sa droite, tantôt par l'étalage des matériels de dessin et d'écriture dont son âme d'artiste ne pouvait que s'émerveiller. Lui resserra sa prise sur sa main en continuant de parler.

— L'autre jour, je suis repassé devant en allant essayer un club avec Iwa-chan, et... j'me suis dit que c'était le genre de magasin qui pouvait te plaire.

Un sourire fleurit sur les lèvres de l'adolescente qui, les joues picotantes d'émotion face à cet aveu, leva timidement la tête vers lui. Il ne savait pas à quel point il avait tapé dans le mille. Leurs regards s'accrochèrent un instant, et elle allait le remercier dans un bégaiement, quand son regard mordoré dévia devant eux. Et d'une simple traction sur son bras, Tooru la rapprocha de lui, empêchant dans ce geste la jeune fille de foncer dans une autre cliente du magasin. Elle s'empourpra aussitôt et baissa la tête, honteuse de se laisser ainsi emporter par ses émotions.

— M-merci, bredouilla-t-elle, et il rit doucement.

— Mais de rien. Tu es bien maladroite aujourd'hui, Sae-chan. Rassure-moi, ton estomac va bien ?

— Hum, se renfrogna-t-elle dans une moue boudeuse face à ce revirement de situation. Oui, très très bien, t'en fais pas...

Son sourire ne fana pas devant les bougonnements de sa petite voisine, qui pourtant ne lui en voulait pas vraiment. Bien au contraire, même, elle lui était reconnaissante de l'avoir amenée dans cet endroit qu'elle n'avait plus visité depuis des mois au moins. C'était rafraîchissant, d'autant plus après son blocage artistique des dernières semaines, auquel il n'était pas tout à fait étranger – et il devait s'en douter un peu, quelque part.

Ainsi ils déambulèrent dans les allées du commerce, portés par leurs pas et leurs rires, entraînés par la main de l'autre. Entre les rayons à perte de vue et son voisin volleyeur qui ne cessait de la taquiner sur tout et n'importe quoi, Fusae ne savait plus où donner de la tête – même si elle ne s'en serait pas vraiment plaint. Son attention s'attardait sur tout ce qui lui tombait sous le nez, à vrai dire : les nuances des encres de Chine, les pointes variées des crayons à papier, les feuilles de buvard à moins de cent yens pour le paquet de dix... Tout à coup, elle avait l'impression de redevenir la petite fille qui apprenait à dessiner et qui rêvait d'intégrer la plus grande Université d'Arts du Japon. Tout lui semblait à portée de main.

Et Tooru la suivait, miraculeusement. Il marchait dans ses pas dans les allées les plus étroites, regardait avec curiosité tout ce qui accrochait le regard de la jeune fille, et posait même des questions sur l'utilité de certains objets – pourquoi y avait-il autant de brosses de pinceau différentes ? avait-il questionné en effleurant son front du bout de ladite brosse. Il était complètement paumé, c'était évident, mais ses efforts la touchaient au plus profond d'elle-même. Pire, même, dans cet endroit familier avec lui, l'artiste ne pouvait réprimer cette sensation de plénitude qui l'envahissait.

— Oh, c'est marrant, ça vient d'Argentine, commenta le volleyeur à côté d'elle, au moment où elle observait sous toutes ses formes un coffret à fusain au prix exorbitant.

— Ah ? s'étonna-t-elle en retournant la boîte pour en constater l'origine. Oh, en effet. Tu y es déjà allé ?

— Non.

La brévité de sa réponse l'arracha à sa contemplation du coffret, et un petit rire sur le bout des lèvres, Fusae leva les yeux vers son voisin, intriguée. Il ne lui tenait plus la main depuis quelques minutes déjà, puisqu'elle se jetait sur tous les trésors sur lesquels ses yeux brillants se posaient, et s'était adossé contre l'étal du rayon afin de lui laisser une plus grande liberté de mouvement. Une lueur songeuse habillait cependant ses jolis yeux mordorés. Ça l'encouragea à reposer ce qu'elle avait en main et se lever pour lui faire face.

— Mais ? murmura-t-elle afin de savoir la suite, et il gloussa devant sa réaction.

— Mais rien, c'est pas grand chose... C'est juste que j'ai été contacté par des recruteurs argentins, l'autre jour. Je trouvais ça marrant, comme coïncidence.

— Sérieux ?!

Dans son tressaillement qui attira les coups d'œil curieux d'autres clients, elle eut bien de la peine à mettre des mots sur ce qui la traversa à l'annonce de Tooru, qui répondait par un hochement de tête pensif. Elle était surprise bien sûr, et ravie pour lui – qui cherchait tant à devenir volleyeur professionnel après le lycée – mais également dévorée par une curiosité sans nom, par la réflexion qui soulevait mille questions en elle, et par une pointe d'inquiétude, également. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce fut ce dernier détail qui subsista dans son esprit, surtout devant le visage si songeur de son voisin. C'était définitivement trop gros comme coïncidence.

— Je... je suis la première à qui t'en parles, c'est ça ? demanda-t-elle, une touche d'hésitation dans la voix.

Et lui d'acquiescer derechef. Leurs regards se trouvèrent dans le brouhaha du magasin. C'est à cet instant que Fusae comprit ; leur virée à la papeterie du centre-ville n'était pas uniquement dans ce but bien précis, mais pas non plus totalement anodine. C'était une manière pour lui de relier leurs passions, d'ouvrir la discussion qu'il cherchait à tout prix à avoir : il avait besoin de parler de quelque chose qui lui tenait à cœur. Depuis combien de temps attendait-il ?

— Je sais que c'est con, mais j'ai pas envie d'en parler avec quelqu'un d'autre.

— Oh, je... merci, bredouilla-t-elle avant de se reprendre, enfin... je crois ?

L'hésitation dans sa voix lui arracha un petit rire, et elle recula d'un pas pour s'appuyer contre une étagère où étaient étalées des boîtes de craies grasses. C'était aussi une façon pour elle de ne pas perdre totalement pied, car qu'importe à quel point elle était rouge d'embarras, son cœur s'envolait bêtement à ces mots et ses jambes flageolaient. Tooru aurait pu en parler avec n'importe qui ; sa mère, Iwaizumi, ses coéquipiers de volley, et pourtant c'était elle qu'il avait choisie. Comment rester de marbre face à ça ? Elle se ressaisit dans un raclement de gorge.

— Et... tu vas accepter ?

— De tout laisser derrière pour partir à l'autre bout du monde ? C'est un peu dingue, mais ouais, j'en ai grave envie.

Fusae pouffa de rire face au naturel de son aveu, presque enfantin, et son regard mordoré riait lui aussi en suivant le mouvement de son corps. Elle déglutit avant de reprendre.

— C'est pas dingue, c'est juste... ce que tu aimes, le corrigea-t-elle en secouant doucement la tête.

— Ouais t'as sans doute raison, mais bon...

Il s'interrompit un instant, l'œil pétillant de malice tandis qu'il la regardait de haut en bas, avant de poursuivre :

— Si je pars, j'aurais trop peur de trop te manquer, Sae-chan ~

Un rire lui chatouilla les lèvres et elle secoua machinalement la tête, amusée. Les mots de son voisin avaient néanmoins un tout autre effet, à l'intérieur. Ça la troublait. Lui manquerait-il s'il venait à partir en Argentine ? Elle ne savait pas trop, et cette incertitude était déjà une réponse, en soi. Un soupir franchit ses lèvres frémissantes. Cette simple idée attisait le feu qui somnolait constamment dans sa poitrine sous la caresse de son regard. Voyant qu'il la contemplait toujours, dans l'attente d'une réponse, l'adolescente balaya la question ; ses ressentis n'avaient pas réellement d'importance dans les choix d'avenir de son voisin.

— C'est ton rêve, murmura-t-elle dans un haussement d'épaules qui se voulait indifférent. Si t'as une chance de le réaliser, fonce.

— J'hallucine, tu esquives encore ? s'amusa Tooru en quittant l'étal contre lequel il s'adossait jusque-là pour se rapprocher d'elle.

— Tch, non, absolument pas.

Son bougonnement fut englouti par le ricanement du volleyeur, qui fit voleter ses mèches rebelles, et Fusae détourna le regard dans un battement de cils hébété. Elle sentait le feu lui dévorer les joues sous ses taquineries, et leur proximité soudaine n'aidait vraiment pas. Comment faisait-il pour avoir un tel effet sur elle ? Et pourquoi était-ce aussi frustrant ? La réponse ne vint jamais, car un point accrocha son regard par-dessus son épaule, à quelques pas derrière lui.

— Oh, des carnets à dessins ! couina-t-elle en se faufilant sous son bras pour se précipiter face au présentoir où lesdits carnets rayonnaient de couleurs.

Dans son geste, la jeune fille eut le temps d'apercevoir son visage déconfit et ne put réprimer un sourire triomphal en sentant son regard dans son dos. Il ne s'en formalisa cependant pas longtemps, car quelques secondes plus tard à peine, ses pas retentissaient déjà sur le parquet. Vite, trop vite pour ses sens en désordre, elle sut, sentit qu'il était tout près, derrière elle. Suffisamment proche pour que sa chaleur corporelle l'enveloppe, assez pour voir le carnet qu'elle avait en main sans trop se pencher au-dessus d'elle – et il se penchait quand même plus que nécessaire, vu que son torse épousait presque son dos.

— Tu le veux ? s'enquit-il alors.

— Hein ? tressaillit-elle, l'esprit trop embrumé pour percuter, et il ricana.

— Ce carnet. Je te le prends, si tu veux.

— Ah, euh... c'est bon, je...

Ses prunelles tombèrent sur ledit carnet pour réellement le considérer. C'était un cahier à spirales, avec une couverture cartonnée qui scintillait à la lumière des ampoules accrochées au sommet de l'étagère. Il n'avait rien d'exceptionnel, abstraction faite de son éclatante couleur turquoise qu'elle n'avait vue qu'une seule fois ailleurs, et qu'elle aurait su reconnaître entre mille pour ne l'avoir que trop de fois observée. C'était la couleur de Seijoh.

— C'est bon Sae-chan, décida Tooru à sa place en le lui prenant délicatement des mains. Je te l'offre.

Sans un mot de plus, son voisin lui décocha un sourire puis tourna les talons en vue de sortir du rayon. Fusae mit quelques secondes à réagir, hébétée, avant de s'élancer à sa suite. Elle voulut lui dire que ce n'était pas nécessaire, qu'il n'avait pas besoin de faire ça, qu'elle pouvait très bien se l'acheter elle-même, mais tous les mots se bloquèrent dans sa gorge au moment où il lui attrapa la main pour l'entraîner en direction des caisses. Ça eut le don de mettre fin à toutes ses protestations ; elle se mura dans le silence et dans ses rougeurs. Et ses joues ne cessèrent de brûler que bien des minutes plus tard, lorsqu'ils montèrent à bord du train qui les ramènerait dans les quartiers ouest de Sendai.

— Merci, chuchota-t-elle enfin, les yeux rivés sur son nouvel achat – ou plutôt, cadeau.

Il baissa son regard mordoré sur elle, puis esquissa un sourire mutin, tout en se perdant dans la contemplation de la foule autour d'eux.

— Mais de rien, Sae-chan ~ Ça te dit de l'inaugurer ?

— C'est-à-dire ? marmonna-t-elle, une pointe de méfiance dans la voix.

Un rire secoua ses épaules face à sa suspicion, vibrant jusque dans sa main, et elle eut du mal à réprimer le frisson qui la traversait à cet instant-là. Tooru s'expliqua ensuite, sans même se rendre compte de l'effet qu'il exerçait sur elle – ou bien avait-il pour une fois la décence de l'ignorer :

— Je dois passer à Seijoh pour récupérer des affaires dans mon casier, fit-il en laissant distraitement traîner son regard sur ses taches de rousseur. Avec un peu de chance, le gymnase sera libre, et... j'aimerais en profiter pour faire quelques services. Tu pourras me dessiner là, si tu veux.

— Tu me proposes de te dessiner pour inaugurer ce carnet ? traduisit-elle dans un petit rire nerveux, sceptique face à son humilité inexistante.

— C'est toi qui dis toujours que tu me mates pour me dessiner, répliqua le volleyeur dans un haussement d'épaules qui se voulait indifférent. Je me propose simplement de satisfaire tes désirs artistiques, petite voisine, après... t'es pas obligée d'accepter ~

Sa faculté à retourner la situation était remarquable, il n'y avait pas à dire. Fusae dut même se mordre la lèvre pour étouffer le rire qui menaçait de lui échapper. Cependant, toute chose qu'elle était face aux sous-entendus pas si implicites que ça qu'il lui susurrait à l'oreille, elle ne put se résoudre à refuser cette offre.

— Hum, je te suis, lâcha-t-elle du bout des lèvres.

Un sourire victorieux et quelques gares plus tard, les deux adolescents passaient la grille du lycée Aobajohsai d'un pas pas lent et silencieux. Le vermeil des feuilles mortes donnait un aspect mélancolique aux bâtiments en brique crème, pourtant la vie était bien présente dans le lycée : ils croisèrent plusieurs cohortes d'élèves vêtus de ce sempiternel survêtement blanc et turquoise, et qui ne leur portèrent pas plus attention que cela – à l'exception des « bonjour » çà et là lancés à l'intention de son intrépide voisin. Dans une certaine mesure, ça soulagea la jeune fille, qui avait craint qu'on les regarde de travers parce qu'ils portaient des vêtements de ville et non un quelconque uniforme.

Même les volleyeuses qu'ils rencontrèrent en entrant dans le gymnase numéro trois ne s'étonnèrent ni de leur présence, ni de voir l'ancien capitaine de l'équipe masculine se diriger vers les vestiaires pour se changer. Elles les saluèrent sans se poser de question, avant de déserter les lieux aussi vite qu'un oisillon sort du nid. Tooru ne s'embêta même pas à lui présenter qui était qui ; il invita sa voisine à le suivre à l'intérieur du gymnase, trop pressé de jouer au sport qui comptait plus que tout pour lui – et Fusae ne pouvait que comprendre cette impatience, puisque c'était la même qui bouillonnait dans ses propres veines à chaque fois qu'elle attrapait un crayon à papier.

L'artiste se laissa choir sur les gradins sitôt qu'elle les trouva, et son regard fébrile embrassa dans la seconde la silhouette élancée de son modèle, seul au milieu du gymnase. Il avait déjà attrapé un ballon – s'était-il seulement échauffé ? – qu'il faisait tournoyer entre ses longs doigts et rebondir contre ses paumes. Elle n'avait jamais beaucoup porté attention aux mains de Tooru jusque-là, mais depuis qu'il la côtoyait au quotidien, elle avait pu remarquer à quel point elles étaient calleuses, aussi musclées qu'abîmées par ce sport. Et c'était un détail que Fusae n'avait jamais pu retranscrire dans ses dessins avant cela. Tout comme ce grain de beauté au coin de sa mâchoire. Ou encore l'éclat déterminé qui miroitait dans ses prunelles, à chaque fois que la balle dansait devant son visage et qu'il bondissait pour abattre toute la force de son bras dans le cuir. Le geste se répétait, calculé, machinal même, comme les courbes que traçait le crayon sur le papier à grain. Sous les assauts de la mine se dessina progressivement un visage aux traits tirés par la concentration, puis un buste bombé par l'élan, et des bras épais qui fendaient l'air. Et enfin tout le corps d'un volleyeur passionné en plein service smashé.

— Tu me rates pas, hein, Sae-chan ?

La voix chantonnante de Tooru résonna mélodieusement au milieu des rebondissements de la balle, et elle leva les yeux de son carnet dans un sourire amusé. Plus bas, le volleyeur lui fit un clin d'œil, avant de lancer à nouveau la balle dans les airs pour l'envoyer valser à travers la pièce. Fusae baissa de nouveau les yeux sur son équivalent papier. Ce n'était pas exactement comme ça qu'elle se voyait dessiner son voisin pour la première fois – avec lui qui posait délibérément, tout du moins – mais c'était étrangement mieux que tout ce qu'elle avait espéré depuis la première fois qu'elle avait immortalisé son visage sur du papier à grain. Et le picotement dans sa poitrine au moment où ses yeux glissaient tout naturellement vers le modèle grandeur nature qui s'agitait en contrebas la conforta dans ses préférences. Elle poussa un soupir tremblotant afin d'exhaler ses émotions croissantes, sans réel succès.

À croire qu'il sentait l'intensité de son regard sur lui, Oikawa choisit cet instant pour changer de stratégie. Elle ne sut dire si c'était la lueur de ses yeux qui varia sensiblement, ou si c'était la courbe de ses lèvres qui avait l'air plus hardie. Toutefois, les muscles de ses bras se contractèrent brusquement, et il fléchit les jambes pour s'élancer plus haut encore que lors de ses services précédents. Ses joues se gonflèrent, sa main s'écrasa sur la balle dans un claquement aussi tonitruant que le tonnerre lui-même, et enfin un boulet de canon traversa la pièce. Vite. Fort. Destructeur. À ne laisser que le silence derrière lui.

Tooru leva enfin les yeux vers Fusae, qui osa à nouveau respirer. Et sa voix vibra dans l'écho du gymnase, achevant de briser ses dernières défenses.

— Je vais venir avec toi chez ton père, samedi.

Pour finir, le magnifique cadeau d'anniversaire de AkiraK11 que je voulais absolument vous partager, parce que y'a pas de raison qu'il y ait que moi qui fangirl dessus ~

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