37 - Psychologie d'un brigand
Je me réveillai avec un mal de crâne assourdissant. Une douleur terrible me lancinait au-dessus de l'oreille et le sang battait bruyamment à mes tempes. Des voix lointaines se disputaient derrière un rideau de brume. Je tentai de bouger une fois, puis deux, mais mon corps demeura sans réponse. Mes mains, lourdes, paraissaient soudées l'une à l'autre.
Au prix d'un grand effort, je soulevai mes paupières engourdies. Dans l'éclairage vacillant, mes yeux distinguèrent des murs de pierre et une longue table incrustée de taches devant moi où brûlaient des chandelles.
— Tiens ! Notre sirène se réveille !
La voix avait émané de ma droite. Un homme se tenait appuyé contre le manteau d'un âtre décrépi. Où l'ai-je déjà vu ? songeai-je en clignant des yeux. Les flammes qui brûlaient dans le foyer jetaient dans ses cheveux blonds une lumière rougeâtre ; un sourire carnassier étirait ses lèvres.
Je battis des cils, affaiblie, et c'est alors que je devins consciente de la présence de quelqu'un d'autre à l'opposé de la table, face à moi...
— Seth ? chuchotai-je.
Du sang coulait d'une blessure à son sourcil et un bleu brunissait sa joue. Mais son visage, aux traits fermés, n'exprimait rien. Ses bras étaient étirés dans le dossier d'un fauteuil, comme si quelque chose les maintenait en arrière. Comme si on l'avait ligoté...
Comme moi.
Ma respiration s'accéléra subitement et cela dut se voir car son regard doré me lança comme un avertissement.
D'un pas plein de nonchalance, l'inconnu quitta le halo des flammes et me toucha délicatement la tête.
— J'ai demandé à mes hommes de ne pas trop t'abîmer, dit-il d'une voix suave, mais on ne voulait pas courir le risque de subir la colère d'une Sang-Premier. Bien sûr, tu comprends, n'est-ce pas ?
Les souvenirs resurgirent par à-coups dans mon crâne comme autant de décharges électriques. Ma première pensée lucide alla à l'escouade. L'escouade, où était-elle ? Reska avait... Et Kreg, Crool... ! Je me mis vainement à tirer sur mes liens et invoquai ma magie, cependant me heurtai à un mur de silence.
— Inutile de t'agiter, ma toute mignonne. Comme quoi, ce fort regorgeait d'une foule de choses intéressantes. Quelle beauté que ces bracelets... comment dit-on déjà... d'Igelune, déclara-t-il en titillant le métal sous les cordes à mes poignets. Absolument dignes d'un joaillier !
La peur s'immisça dans ma gorge mais je demandai :
— Qui êtes-vous ?
L'homme posa un doigt sur ses lèvres et hocha la tête dans un geste plein d'emphase.
— Ah ! En voilà une question intéressante. C'est vrai : qui suis-je ? Qu'est-ce qui a fait que nous sommes tous réunis joyeusement autour de cette table aujourd'hui ? Veux-tu que je te laisse l'honneur de lui raconter cette histoire, Seth ?
Je lançai un coup d'œil inquiet à mon capitaine. Il n'avait pas prononcé un mot mais chacun de ses muscles restait tendu.
— Non ? Bon, je m'en charge dans ce cas. C'est à moi qu'il revient de le faire, de toute façon. Vois-tu, sorcière, fut un temps où notre belle Gennessis était gouvernée par des dirigeants minables et leurs gardes médiocres moins capables de tenir une arme que de chialer comme des gosses. C'est dans ce contexte que nous avons pris les choses en mains, moi et une poignée d'autres. Des brigands, qu'on nous appelait mais la vérité, c'est qu'on a instauré plus d'ordre qu'il n'y en jamais eu. J'étais une personne importante, un des pionniers de notre nouvelle société. Ah ! L'âge d'or où on raflait, on se goinfrait et où on tranchait les gorges de tous ceux qui se dressaient sur notre chemin.
« Mais vois-tu, ma jolie, un jour – oh, cela devait être il y a plus de dix ans ! –, un événement m'a comme qui dirait... contrarié. Seth, ici présent, a trahi mon fils.
Ses yeux prirent une teinte sombre.
— Il l'a trahi au décours d'une opération de contrebande, et l'a tué pour parvenir à ses fins.
— Harragan, je te l'ai déjà dit, c'est lui qui a conclu un accord avec la bande de Vanesa ! se défendit mon capitaine. Ton fils a poignardé Micah dans le dos. Tu sais combien il le détestait. Il était le premier à nous avoir trahis !
— Balivernes !
Non. Seth n'aurait jamais fait ça. Je savais qu'il n'était ni lâche, ni traître, malgré son passé. Le dénommé Harragan abattit soudain son poing au milieu de la table. Le bois vibra sous sa main et le bougeoir le plus proche tremblota dans le silence subitement retombé. Puis, un à un, les traits de son visage se relâchèrent et il prit une ample inspiration.
— Mais il semble à la fin que la Source soit de mon côté. Voilà que frappe à ma porte mon vieil ennemi, avec en prime quelque chose qui lui est cher. Car j'ai vu comment tu la regardes, Seth... Se pourrait-il que.. ?
Harragan nous pointa tour à tour du doigt, puis il éclata de rire.
— Ha-ha ! Cette situation est tellement incroyable. Vous êtes venus à moi comme des grands. Le capitaine des paladins et sa dulcinée...
— J'ai prêté serment devant la Mère de la protéger, dit Seth d'une voix froide et monocorde. Elle ne représente rien d'autre pour moi.
— Vraiment ? Moui, ça ressemble bien au genre de connerie pompeuse de l'Ordre. C'est vrai que tu n'as pas l'air de l'avoir touchée après tout. Tant mieux. Une Sang-Premier... juste pour moi. Le sang béni, la dernière ! Kaly. Ka... Ly, répéta-t-il en faisant rouler mon prénom sur sa langue.
Il caressa ma joue.
— Ravissante.
Sans crier gare, il empoigna mes cheveux et envoya rudement mon menton heurter le rebord de la table. Une douleur me foudroya la nuque et les dents, et des étincelles jaillirent devant mes yeux.
— Tu me prends pour un imbécile, Seth ?
La voix d'Harragan hurlait à présent. Pliée en deux, je soulevai ma tête chancelante. Mes oreilles vrombissaient comme si un diapason s'était abattu sur mon crâne. Les prunelles dilatées de Seth traduisaient autant le choc que la frayeur.
— Pour chaque mensonge, je la battrai. C'est toi qui vois.
— Harragan, c'est une affaire privée. Laisse-la en dehors de ça, elle n'a rien à voir avec cette histoire !
— Au contraire, tu le sais bien. La mort de mon fils était pire que ma propre mort, et toi qui tiens si peu à ton inutile vie, tu as l'air de beaucoup te soucier de cette femme. Mais je ne vais pas la tuer, non... Elle est bien trop précieuse.
Mon inquiétude redoubla lorsque je rencontrai son sourire cruel. Il glissa une main encrassée dans mon cou, y enfouit son nez et me huma sans décence. Sa barbe dégoûtante frôla ma peau et je me tassai davantage contre le dossier de ma chaise pour éviter son contact.
— Une sorcière de Terre ! Elle a l'odeur froide d'une grotte et en même temps... puissante comme le gazon et le fond des bois. Et les fleurs. Oui ! Tu as dû le remarquer, n'est-ce pas ? Tu as toujours eu un bon flair comme la bête sauvage que tu es.
Les yeux de Seth brillaient d'une rage ardente mais il n'articula pas un mot.
Par provocation, Harragan passa un doigt sur mes lèvres. Un frisson me parcourut l'échine ; cette caresse ignoble me rendait nauséeuse en même temps qu'elle m'effrayait. Et quand son autre main glissa le long de ma gorge, écarta avec une lenteur méthodique mon corsage pour révéler une parcelle de ma peau, ce n'était non plus le goût de la bile que je sentis sur ma langue mais celui rance et suffocant de la terreur.
Il joua avec la lanière de mon épaule en murmurant que j'étais un peu trop vêtue à son goût.
— Arrête ça !
Des veines enflaient au front de Seth. Haletant, il s'était brusquement avancé dans sa chaise ; on aurait presque entendu ses liens craquer. J'entendis le sourire satisfait d'Harragan.
— J'arrêterai quand j'aurai envie d'arrêter.
Il me lâcha et se rassit sur l'accoudoir de mon siège.
— Ah, Seth... Tu es vraiment un de ces spécimens increvables. Dire que je t'ai laissé croupir dans la rue les tripes à l'air, et pourtant, te voilà capitaine des paladins de l'Ordre d'Asraell ! Toi, un Goliath, un bâtard sans nom, ni fortune. Officier de la Bansidhe ! Fréquentant la dernière Sang-Premier ! Comment la chance peut-elle te sourire à ce point ?
Sa rancune, dans l'instant, m'interpella.
— C'est toi qui as essayé de le tuer, devinai-je. Avant qu'il quitte Gennessis...
Les parents d'Inhannaë. Ils l'avaient pratiquement ramené d'entre les morts.
— Exact, me confirma l'individu avec une moue dépitée. Un bel échec, je dois l'admettre. Mais dix ans plus tard, nous nous retrouvons ! Et tu m'apportes pour fêter ça un splendide cadeau de retrouvailles. N'est-ce pas merveilleux, Seth ?
Ce dernier le regardait sans un mot, déchiré entre la haine et le remords. Je serrai les dents, écumant d'une rage qui suinta de moi comme du magma éructé par les fissures d'un volcan.
— Tu n'es qu'un lâche, m'entendis-je dire.
Les sourcils d'Harragan s'arquèrent.
— Tu n'es qu'un sale lâche qui menace un homme ficelé sur une chaise et qui se croit fier parce qu'il nous a tendu une embuscade ! Jamais je ne me soumettrai à toi !
Je jubilai quand le sourire d'Harragan disparut et qu'il braqua sur moi un regard ulcéré. Mais une seconde plus tard, il m'expédia au fond de ma chaise d'une gifle si violente qu'elle en fendit ma lèvre inférieure. Rapidement, il m'attrapa par le col et plaça un poignard au bord de mon œil.
— T-t-t, Seth, prévint le brigand alors qu'un mouvement réflexe avait presque fait bondir mon capitaine hors de sa chaise. Un seul geste et je l'éborgne, ta peste. Ah ! j'imaginais sa langue bien moins pendue. Toi ! rugit-il en me secouant comme un prunier. Comment oses-tu me parler ainsi dans ma demeure ?
La peur fulgurante que je surpris dans les yeux de Seth me liquéfia : c'était la peur d'un homme qui redoute l'exécution imminente d'une menace. Je me doutais que mon insolence me vaudrait une correction mais Harragan m'avait fait comprendre qu'il avait besoin de moi.
Peut-être pas à ce point ; j'avais eu tort.
Harragan approcha son visage du mien. Son haleine puante infesta mes narines.
— Si j'ai appris une chose ces dernières années, gronda-t-il entre ses dents, c'est que « jamais » est un mot dont les petites privilégiées comme toi ne connaissent pas la signification.
— Je t'en prie, murmura Seth, et il inclina le front contre la table dans une posture d'asservissement. Épargne-la. Elle n'est pas comme nous. Elle n'est pas... comme moi.
Harragan se mit à rire et desserra sa main de mes vêtements, la pointe du couteau dorénavant enfoncée contre ma paupière inférieure. Le goût du sang emplissait ma bouche, et la peur et l'angoisse avaient commencé à me faire haleter.
— Tu es pitoyable, Seth ! Toute cette scène pour une femme ! Je t'ai connu plus fort ! Plus insensible et plus austère. Et regarde-toi maintenant, prêt à ramper pour que j'épargne ta sorcière. Oh, mon petit doigt me dit que tu es vraiment entiché d'elle..., murmura-t-il en effleurant ma joue de sa lame.
Je retins mon souffle. Il allait arracher mon œil, il allait le faire. Mais au lieu de ça, son poignard vint se ficher subitement au milieu de la table.
— Non. Elle aura peut-être besoin de ses deux yeux pour ce que je vais lui demander d'accomplir.
Je tentai de me composer une expression hermétique mais la terreur nouait mon estomac. Une main sur le dossier de ma chaise, Harragan dodelina de la tête, me jaugeant sous divers angles.
— À toi, ma mignonne, prononça-t-il d'une voix madrée, je te réserve un traitement spécial. Une Sang-Premier... Bien-aimée d'un capitaine. Et ces seize cristaux qu'on a retrouvés dans vos sacs, quelle extraordinaire faculté ! Il y a tant de possibilités que je ne sais pas encore quoi faire de toi...
— Tu es fou, répondit Seth en secouant lentement la tête. L'Ordre sait que nous sommes au Sud. Tu peux être certain que la Bansidhe remuera ciel et terre pour la retrouver.
Harragan fit un geste négligé de la main et enfourcha l'extrémité du banc à ma droite. Il posa ses deux coudes sur la table, prenant une expression pensive.
— Certes, certes. Mais combien de temps mettront-ils avant de parvenir jusqu'à moi ? En attendant, j'ai largement l'occasion de m'amuser. Et la possibilité de m'enrichir avec encore quelques uns de ces cristaux si chers à votre Bansidhe... Après ça, je laisserai le soin à de pauvres idiots de me la racheter à prix d'or. Alors qu'en dis-tu ? me proposa-t-il en se redressant. Veux-tu faire ma fortune ?
Si mon regard pouvait cracher des flammes, sur l'instant il devait être un véritable brasier.
— Va mourir.
Immonde personnage ! Voilà tout ce qu'il méritait. Harragan me regarda fixement. Je redoutais à chaque seconde un nouveau coup, voire une mutilation.
— Moi, renifla-t-il, je ne l'aime pas beaucoup, Seth.
— Dans ce cas, mets-la dehors et tu rendras un grand service à tout le monde.
La voix de mon capitaine vibrait d'une âpreté tranchante. Mais quand son regard passa sur moi, je ne lus en lui que le chagrin et la douleur. Comme j'aurais souhaité me noyer dans les flots de ses orbes ocres et émerger d'un simple cauchemar près d'un feu de camp avec l'escouade ! Où sont les autres ? pensai-je de nouveau, en m'efforçant de lutter contre la panique. Comment sortir d'ici ?
— Ahah, bien essayé mais tu as entendu mes arguments, n'est-ce pas ? Fut un temps où tu arrachais de fraîches et jeunes créatures comme elle à leur misérable famille. Toi, tu as peut-être changé mais les choses sont encore les mêmes par ici. Et cela, tu as eu l'air de l'oublier, Seth, car devinez qui m'a parlé de vous ? Un parfait hasard, je dois l'avouer !
Seth ferma brièvement les yeux.
— Le garçon, comprit-il aussitôt.
— Un petit faune d'Artiria, oui. Que vous avez gentiment pris le temps de remettre sur pattes.
Mon cœur se comprima. Il nous avait quittés avec le sourire, il nous avait souhaité bon voyage, à nous qui lui avions sauvé la vie. Son âme d'enfant s'était déjà consumée à l'aube de son existence. Néanmoins, qui étais-je pour juger ses actes ? Que savais-je de l'infortune ? Harragan eut un petit rire.
— Eh oui, ma jolie, les trahisons sont fréquentes dans le Sud. Ce n'est pas comme à l'Ordre. Ah, parlons-en de l'Ordre ! s'exclama-t-il avec vigueur. Quelle vie splendide vous menez pour notre sainte souveraine ! Il paraît qu'elle a perdu de sa superbe. On a beau être bien loin des conflits qui ravagent les terres par ici, je suis quand même curieux de voir comment cette histoire va se conclure. Les Piafs parviendront-ils à renverser le pouvoir ou la Bansidhe continuera-t-elle d'asseoir son autorité ?
« Nous avons toujours cru que l'Ordre serait une réussite, ajouta-t-il, enseveli dans la contemplation de son poignard. Les contestations prouvent que ce système n'est pas bon.
— Des contestations basées sur des actes de propagande ne prouvent rien du tout, protesta Seth.
— Pourtant, les autres séparatistes n'ont pas fait long feu. Ces.. Gardiens et Porteurs de Paix de pacotille dont les projets ont été tués dans l'œuf. Les Faucons, eux, se révèlent sacrément obstinés dans leur affaire.
Le brigand ramena ses yeux sur moi.
— Ainsi, la fille de Tartoth ne s'est pas rangée parmi les Piafs ? Quels menteurs, ceux-là, que ne feraient-ils pas pour gratter un peu plus de partisans... ? Mais soit. J'aime cet état d'esprit et je dois dire qu'ils m'intriguent. Les Piafs sont de bons acheteurs, intraitables en matière de négociation. Ils semblent vouer en ce moment une grande fascination pour le marché noir. Je me demande ce qu'ils mijotent...
Après avoir longuement souri, Harragan saisit entre ses doigts une mèche de mes cheveux roux.
— Maintenant, Kaly, passons aux choses sérieuses. Parle-moi de ces cristaux que je convoite. Combien d'autres encore vais-je pouvoir trouver sur mes terres ?
Mon regard rencontra celui de Seth. L'appréhension le tendait comme un arc. Harragan empauma ma mâchoire.
— Sois une gentille fille. Réponds quand on te pose une question.
Je posai calmement mes yeux sur le brigand, ouvris la bouche :
— Je n'ai rien à te dire.
Le visage d'Harragan pâlit de rage. Je crus un instant qu'il allait me rouer de coups mais il se rejeta en arrière. Ses yeux étaient plus sombres que des abysses.
— Tu te crois assez maligne pour saborder mes plans, hein ? grogna-t-il, les lèvres retroussées. Misérable femme !
Puis il marqua un temps d'arrêt, gonfla ses poumons et hurla :
— Amenez-moi le baquet !
Le sang se retira subitement du visage de Seth. Jamais je ne l'avais vu si désemparé.
— Non, protesta-t-il. Harragan, attends... !
— Elle a fait son choix.
Je déglutis sans être sûre de ce qui allait m'arriver. Quelqu'un me leva brutalement de ma chaise. Je reconnus la femme qui gardait les portes, celle-là même qui nous avait conduits dans cet horrible guet-apens. Mon cœur battit à coups redoublés dans ma poitrine. On m'arrêta au pied de l'estrade, sur le tapis rouge, et une grande bassine remplie à ras bord fut déposée devant moi.
Lorsque je compris, mon sang se figea. Un instinct me hurla de prendre la fuite mais des mains fortes me tenaient, et je me mis à ruer et rugir comme une tigresse pendant que mes genoux ployaient vers le sol, vers la bassine...
— Oh, commenta la voix insensible d'Harragan, je te déconseille de te débattre.
Les pieds du brigand se déplacèrent devant moi. Sa main crocha ma nuque et il précipita mon visage dans le baquet.
Un instant, la lumière et le bruit ; puis l'obscurité et le silence. Des sons étouffés. Des rires moqueurs. Mon nom crié depuis un vortex cosmique. L'eau froide emplissait mes narines et brûlait mes yeux grands ouverts. Une panique sans nom m'assaillit. Je luttai de toutes mes forces contre la pression sur ma nuque, affolée de ne pas pouvoir trouver de l'air. Calme-toi. Calme-toi, me temporisait ma conscience cartésienne ; mais l'autre part de mon esprit songeait : Je vais mourir.
Des secondes s'égrainèrent. Une minute, peut-être. Maintenue dans cette cage hors du temps et de l'espace, toute trace de raison me déserta. L'univers ne se réduisait plus qu'à moi et cette pression cruelle, implacable dans ma nuque qui me séparait de l'air, et à ma poitrine brûlante qui luttait contre l'appel d'un réflexe salvateur.
Mais l'instinct l'emporte toujours à la longue. Le désir enraciné de survie protesta, mes mains liées s'agitèrent dans mon dos à la recherche d'une échappatoire et je sentis ma bouche s'ouvrir...
Mourir. Je vais mourir noyée.
Quand Harragan tira ma tête hors de l'eau.
L'air se précipita dans ma gorge. Les bruits flous se précisèrent, décuplant d'un seul coup le son de mon hoquet convulsif. Ma vision trouble ne capta que des formes indistinctes, des têtes penchées, la chaise de Seth repoussée en arrière. Je n'eus pas le temps de savourer mon répit que mon visage fut de nouveau plongé dans la bassine.
Et tout recommença.
Encore et encore.
Lorsque j'étais petite, j'avais un jour surpris les enfants des voisins jouer au ballon dans le jardin de madame Lafée. C'était une vieillarde généreuse de notre quartier qui avait toujours un mot de gentillesse à mon égard et qui m'invitait souvent à manger des biscuits dans son salon. Sa maison était tombée en décrépitude après sa mort. Le jardin en friche n'en possédait pas moins un somptueux parterre de géraniums. Je me souvenais des petits souliers innocents qui piétinaient les fleurs, faisant voltiger la terre en riant ; de la balle qui rebondissait sur les tiges fléchies, revenant à la charge. J'avais hurlé, hurlé comme une damnée, sans savoir pourquoi. Ma mère m'avait emportée chez nous et m'avait consolée avec des gâteaux et du lait mais j'avais mis des jours à me remettre de cette vision.
Je me demande si c'est cela que ces fleurs avaient ressenti alors. Le supplice suffocant, la providence d'une accalmie avant le retour de la main punitive, le cycle qui se répétait dans un présent qui n'avait plus de fin...
Mon sang en dette d'oxygène ne pulsait plus que par battements désordonnés. J'entendis Seth appeler mon nom à travers le vortex cosmique, demander, prier que la torture cesse.
Il me semblait à la fois mourir et revivre mon premier jour dans le Sidh. Les bulles qui s'enfuyaient de mes lèvres, le poids sur ma nuque comme le poids de mon sac... Ne manquait que le sapin et sa lumière, vibrant d'une énergie aussi ancienne que l'origine du monde.
Le temps vint où mes poumons brûlants se contractèrent, criant pour une respiration. Ma conscience se troublait, je sentis mon corps s'affaisser et rendre les armes, un spasme monta dans ma gorge comme une écluse dont on lâcherait les vannes, et dans l'eau effervescente je crus voir le petit corps de l'écureuil qui sombrait près de moi.
« ... suffit... vas la tuer ! » hurla une voix – celle de Seth – chargée de fureur et d'angoisse.
Mon buste fut soudain tracté en arrière. Harragan me jeta sur la tapisserie, ruisselante. J'inspirai avec tant de force que l'air me donna l'impression de râper ma gorge ; je hoquetais et j'étouffais, roulée en boule sur moi-même. Le visage du brigand se pencha au-dessus du mien. Je reconnus la détestable empreinte de sa main qui exerçait une caresse sur mon front mais je ne pus faire autre chose que gémir. Harragan sourit et ses pas s'éloignèrent dans un bruit spongieux.
— Tu vois, Seth, ce n'est que le début. Personne ne sait que vous êtes ici. Je vais la garder pour moi et je la briserai, et je te forcerai à regarder chaque étape jusqu'à ce qu'elle écarte docilement les cuisses pour son maître. Ensuite, seulement, je m'occuperai de toi.
Mes yeux se fermèrent.
— Foutez-moi cette garce en cellule !
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