Chapitre 2 (partie 2)

Les cris se transformèrent en gémissements plaintifs confondus dans les sifflements du vent. L'oiseau secoua ses plumes et se souleva à demi, juste assez pour me laisser apercevoir un petit œuf, avant de revenir le couver. Il dut sentir mon étonnement et se tourna vers moi, pour poser un regard noir qui me remua par l'intelligence profonde, presque humaine, que j'y décelai. Je laissai échapper quelques notes d'harmonica, quatre notes aigues qui se répétaient sur différentes tonalités. Peu à peu, les gémissements se turent et l'albatros prêta une oreille attentive à la mélodie.

Dans les jours qui suivirent, le vent retomba lourdement. La chaleur glissa sur le pont, jusqu'à mettre en péril les plantes de mon potager, que je ramenai à l'intérieur. Je vérifiai tous les jours le bon fonctionnement de mon dessalinisateur, sachant bien que ma vie y était étroitement dépendante. Et j'appris à vivre en compagnie de l'albatros qui couvait son œuf dans un coin du pont.

La mer comme un miroir étendait désormais une surface lisse et sans ride. Les voiles pendaient mollement, et le navire tanguait, à l'arrêt. Nous n'avancions plus. Un soir, une tomate bien rouge dans la bouche, des lunettes de soleil sur le front, je me penchai sur les cartes avec agacement. La lumière crue, presque blanche, qui enveloppait l'atmosphère rendait difficile l'observation du soleil la journée. La nuit, j'aurais voulu m'aider des étoiles, mais mes connaissances en la matière étaient trop faibles. Il restait la boussole pour me repérer, mais un choc deux semaines auparavant à l'occasion d'un coup de vent l'avait rendue inutilisable, et j'étais incapable de la réparer. Avec la disparition des terres, ennoyées, englouties, nouvelles Atlantides, il était difficile de se repérer sur les cartes. Plus aucune terre, plus aucun repère. J'avais dérivé trop loin et je craignais de remonter vers le nord et les catastrophes climatiques.

L'albatros, lui, ne bougeait pas. Les jours filaient. Combien de temps durait l'incubation des œufs de l'albatros ? J'en venais à regretter de n'avoir pas profité des dernières années d'internet pour apprendre toutes les pages une à une par cœur. La mémoire du monde s'était éteinte, et nous étions perdus.

Souvent, les vers du poète revenaient, bribes de mémoire apprises dans ma jeunesse que je conservais jalousement comme un dernier trésor. Le prince des nuées, exilé sur le sol... Combien de paradoxes se réunissaient en cette âme blanche et naïve ? Un jour, je vins m'asseoir en face de l'animal et plantai mon regard dans le sien, comme si nous pouvions avoir une discussion d'homme à homme. Mais dans ses pupilles noires, mes pensées s'amusèrent à créer des parallèles. Baudelaire avait réussi à changer la définition de l'albatros et je ne pouvais plus le voir autrement que sous ses airs majestueux et tragiques. Et le poète, le poète maudit, sacralisé sous les traits de l'albatros. J'eus un soupir. Et nous ? Comme nous avions besoin d'une nouvelle définition de l'homme ! De l'être dangereux et destructeur, à l'homme aimant, protecteur, déterminé... Et comment créer cette œuvre d'art ? L'horizon étendait ses surfaces planes, trop planes, et bleu azuré ; mais je voyais partout des périls et des Himalaya.

J'étais perdue. Il fallait bien se rendre à l'évidence. Je ne connaissais rien à l'astronomie et je n'avais que quelques vagues connaissances en navigation, bien peu suffisantes pour affronter des mers remontées contre les hommes. J'allais bientôt rejoindre le flot terrifiant d'une humanité engloutie. A quoi bon penser à la nouvelle ère qui s'ouvrait ? Le désespoir me gagnait tandis que je voyais la transition comme un pic acéré infranchissable. Combien seront-ils, les survivants ? Je serai loin, jamais ne les verrais-je. Ne restait que l'albatros, dernière compagnie, compagnon de voyage. Mon ange gardien. Pouvais-je tenir jusqu'à ce que l'œuf éclose ? Une autre vie... C'est tout ce que je demandais.

Trois mois plus tard, j'avais abaissé les voiles. Je chantonnais sur le pont, les yeux dans le vague, la peau poisseuse accrochée par le sel, les cheveux tout emmêlés et seule, toujours seule. Le bateau suivait la route qui lui chantait et je me contentais des réparations indispensables. J'attendais la fin. Parfois quelques larmes. Fin du monde. Et j'étais toujours seule.

L'albatros émit un petit cri, plus faible qu'à l'accoutumé, et je lui répondis :

- Ça va aller, Baudelaire. Tu n'as pas besoin de terres, toi. Tu peux voler, voler des jours entiers.

Il cria une nouvelle fois, un petit couac tout léger, comme une brise timide.

- Tu pourras prendre de la hauteur. Je suis sûre que là-haut, tu apercevras quelque terre. L'eau n'a pu recouvrir toute la planète bleue. Tu imagines : des sommets de quatre mille, de cinq mille mètres ! Tu t'y arrêteras pour moi. Je t'aurais bien demandé de m'envoyer des cartes postales, mais...

De nouveau le cri, plus insistant cette fois. Je tournai la tête et mon cœur rata un battement. Aussitôt, je sautai sur mes pieds et m'approcha de l'oiseau. Il serrait entre ses plumes un petit albatros.

- Bonjour toi.

Une petite boule de poils, toute blanche, toute douce. Je tendis la main et il la considéra avec méfiance avant de l'accepter.

- Comment je vais t'appeler... ? Tu as fait un long voyage pour venir jusqu'ici. Peut-être qu'un nom de voyageurs... Amundsen ? Shackleton ? Shack, ça t'irait bien. L'endurance... Vous connaissez ça, n'est-ce pas ? Les albatros... Moi aussi, je connais ça. On espère survivre, mais c'est beaucoup d'attente. N'est-ce pas, Shack ? Bau, tu acceptes que je l'appelle ainsi ?

Une œuvre d'art... Bau ; et la survie, Shack, la vie, l'endurance, la patience. Oh, j'établissais un dialogue avec les deux oiseaux. Mon esprit au repos avait besoin de nourriture spirituelle et je l'abreuvais d'espérances philosophiques, spirituelles et prophétiques. Je voulais gagner cette course de fond contre les éléments et le nouveau monde qui s'instaurait. Je voulais quitter les marges pour revenir au cœur de toute chose et influer le destin du monde par mes rêves et mes utopies. Je voulais qu'un peu de poésie vienne anoblir l'homme et la nature, pétris de valeurs et d'admiration. Créer une race de héros dans un éden déifié. J'étais seule, je pouvais me laisser aller aux fantasmes. Mais je me promis ce jour-là, cent cinquante-quatre jours après mon départ de Patagonie, de ne jamais lâcher cette idée. Elle devait m'animer jusqu'à mon dernier souffle et l'albatros était devenu le symbole de cette promesse.

- Shack, Bau, vous resterez avec moi ?

Et je crus noter sous leurs becs un sourire.

Je crus qu'ils allaient me quitter, mais les deux animaux restèrent près de moi. Ils m'écoutaient jouer de l'harmonica et je compris que ce pouvait être un moyen de les apprivoiser, du moins de les fidéliser. Ils m'écoutaient, ils revenaient et je gardais en mémoire ma promesse, créer mon utopie.

Et je ne voyais pas les ennuis arriver. Le temps des vacances touchait à sa fin et si je m'étais crue survivante, j'allais bientôt déchanter. La survie devait m'arracher plus que de belles promesses.

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