Chapitre 24

Henrik s'éveilla à la sensation d'un frisson glissant le long de sa colonne vertébrale. L'air ambiant lui mordait la peau comme de fines aiguilles s'enfonceraient dans un tissu moelleux. Les multiples douleurs de son corps le renseignèrent avant même qu'il ouvre les yeux. Il se trouvait à genoux sur une surface dure - vraisemblablement un sol dallé de pierre -, des menottes lui lacéraient les poignets, étirant ses bras en croix, et on lui avait retiré les vêtements du haut. Manteau, gilet et chemise y étaient passés.

Savoir ses cicatrices exposées au regard d'un parfait inconnu déploya la panique entre ses reins. Henrik souleva ses paupières lourdes et gémit en redressant la tête. Ses vertèbres endolories craquèrent, mais cette souffrance n'était qu'une commodité comparée à celle de ses rotules. Face à lui, une chaise vide se dressait à quelques mètres d'une porte close. Il y avait deux entrées au total. L'autre était visible derrière un bureau et s'encastrait parfaitement dans une verrière équipée de vitres opaques. Dans la pièce adjacente, des silhouettes en mouvement projetaient des ombres ténues sur le verre blanc.

Henrik essaya de tendre l'oreille, mais un déluge de bruits parasites couvrait le son de leurs voix. Des chocs lourds et abondants, la manipulation répétitive d'une chaîne épaisse, la frappe régulière d'un marteau sur une surface fragile. Plus il s'efforçait de démêler les interférences et moins il comprenait le capharnaüm qui se jouait de l'autre côté du mur. Henrik plissa le nez face à l'odeur âcre du métal rouillé qui rôdait entre les cloisons.

Du mouvement sur sa gauche délogea son attention des fenêtres. Son cœur effectua un bond dans sa poitrine lorsque, à la lueur d'une lampe à huile, il découvrit un Forlonn gisant à même les dalles glacées. La créature... Non, l'humain dans ce corps monopolisait le reste de la pièce, vide de tout mobilier encombrant. Henrik n'avait pas croisé de nombreux Forlonn, mais il put affirmer d'un simple coup d'œil que sa posture n'était pas naturelle, car elle n'entrait dans aucune catégorie.

Debout, dressé sur ses huit appendices : éveillé.

Allongé, les pattes sous le thorax : endormi.

Étalé sur le dos, les pattes recroquevillées sur elles-mêmes : mort.

Ce Forlonn semblait avoir perdu ses attaches avec la réalité. Son corps était entièrement affaissé et ses pattes étirées en une longue tige noire et osseuse, tant et si bien qu'il devenait impossible de distinguer les jointures de ses articulations. Ses poils dressés pouvaient s'apparenter aux frissons qui dévoraient les bras tendus d'Henrik. Ils reposaient tous les deux dans une position presque similaire, sauf que l'un était entravé par des chaînes et l'autre non. Le Forlonn avait la possibilité de se mouvoir, mais il n'en faisait rien. Sa lourde tête ovale côtoyait la fraîcheur du sol et ses antennes molles incarnaient l'image d'une mèche de bougie fondue, masquant l'éclat terne de ses yeux globuleux.

Non, ce Forlonn n'était ni mort, ni endormi.

Il avait perdu connaissance.

La bile brûla l'œsophage d'Henrik. Si ses geôliers étaient parvenus à mater une bête – un humain – de cette taille sans se soucier de l'attacher, que prévoyaient-ils de faire subir à Henrik ?

— Enfin ! J'ai cru que tu ne te réveillerais jamais.

Détourner son attention du Forlonn invalide pour découvrir Malva sur le seuil de la porte, lui donna l'impression de passer d'un cauchemar à l'autre. Tout lui revint en mémoire : leur confrontation dans le sous-sol de l'Arène ; les révélations de Siméon ; l'implication de Margaret et leur enquête infructueuse qu'une horde de chiens avait écourtée de façon brutale.

Qu'était-il advenu de ses alliés ? Avaient-ils pu s'enfuir ? En le quittant, Siméon semblait déterminé à brouiller les pistes, mais la capture d'Henrik était la preuve que son plan avait échoué. Désormais face à Malva, qu'il redoutait comme la peste, le jeune homme ne se faisait plus d'illusion sur son sort. Son seul espoir était que Siméon et Margaret soient passés entre les mailles du filet.

Malva était accompagnée d'un soldat en livrée d'or, qui ferma la porte derrière eux et y resta comme un fidèle chien de garde. Malgré le danger, Henrik ne put s'empêcher de remarquer qu'elle n'avait pas l'étoffe d'une tortionnaire. Sa robe évoquait les tenues de bal qu'il avait pu admirer de loin pendant ses années de cavale. La lampe à huile du bureau mouchetait ses clavicules saillantes de flaques orangées, surplombant son décolleté croisé ourlé de dentelle.

Malva progressa dans la pièce avec une aisance que le poids de sa jupe ample ne pouvait pas lui ôter. Elle était née au milieu de cet étalage de fastes et savait comment naviguer dans ce monde inaccessible. Avec son pantalon raccommodé, son torse meurtri dévoilé et ses cheveux ébouriffés, Henrik était comme une salissure ternissant l'éclat d'un soleil sombre. Car c'était bien ce qu'elle était. Ses boucles noires élégamment relevées encadraient un visage modelé dans un moule austère. Elle rayonnait d'intentions néfastes dont Henrik allait bientôt faire les frais.

— Où sommes-nous ?

Silencieuse, la jeune femme balança son masque de cygne sur le bureau comme elle l'aurait fait d'un jouet cassé. Du tiroir, elle retira une fiole vide et un couteau au manche ciselé. Henrik tira sur ses liens dans un réflexe absurde. Comme si sa seule volonté aurait le pouvoir de l'extirper de ce mauvais pas. Un mauvais pas qui se rapprocha dangereusement, toisant sa mine horrifiée avec un intérêt malsain qui le pétrifia. Malva le considérait comme un objet à taille humaine capable de répondre à ses interrogations les plus tenaces.

— Qu'allez-vous faire ? murmura-t-il dans un filet de voix.

— La question est plutôt de savoir ce que toi, Henrik Alton, tu t'apprêtes à faire, rétorqua Malva.

L'appréhension crispa ses traits. La réponse qu'il espérait se matérialisa sous la forme d'un couteau, dont le tranchant délicat glissa le long de ses clavicules. Tétanisé, Henrik referma ses phalanges sur les chaînes, le souffle au bord des lèvres. Sa bouche se vida comme un puits asséché, mais l'eau ne s'égara pas plus loin que ses yeux, chargés de larmes traîtresses.

— Ça ne prendra qu'un instant, annonça la duchesse, qui enfonça la pointe du couteau dans l'une de ses cicatrices.

Henrik serra les dents à s'en faire grincer la mâchoire. La douleur avoisinait celle qu'un pincement produirait sur une pellicule de peau très fine. Vive, brûlante, mais tolérable. Une goutte de sang perla, mais Malva n'y accorda aucun intérêt. L'agacement alourdit ses paupières et frangea son regard d'une menace renouvelée.

Claquant sa langue contre son palais, elle enroula ses doigts dans les cheveux d'Henrik et ramena sa tête en arrière dans une secousse ferme. Un grognement s'immisça entre les lèvres du jeune homme. Le silence révolté auquel il s'accrochait fut définitivement brisé lorsque le couteau se planta une nouvelle fois dans sa chair. Malva perça la surface en y mettant toute la force née de son impatience.

Henrik hurla, mais le garde s'était rapproché et le maintenait en place. Ses larmes durement refoulées souillèrent ses joues, ses tempes et moururent dans le creux de son cou. Quand Malva relâcha son crâne et écarta enfin la lame, l'oxygène réintégra si vite ses poumons qu'il toussa à pleine gorge.

— Encore un effort, tu veux bien ? souffla-t-elle en caressant sa joue moite.

Elle déboucha le flacon afin de recueillir le sang qui coulait en de minces filaments sur son torse. Le contact froid du récipient sur sa peau en ébullition arracha un frémissement à Henrik. Une fois son butin en main, Malva recula avec un léger sourire qui lui donnait presque l'air aimable, puis ordonna au garde de s'occuper du reste.

Henrik le suivit des yeux lorsqu'il s'arrêta devant le Forlonn inconscient, mais son dos tourné l'empêcha d'assister à la scène. Son imagination pallia cette faiblesse, et les images qui l'envahirent lui donnèrent le tournis. Il savait ce qui allait se passer. Ses membres enchaînés, le sang récolté et la présence du Forlonn dans ce lieu incongru n'étaient qu'une abominable mise en scène. Un test dont l'aboutissement était sur le point de prendre vie.

Malva se débarrassa du couteau ensanglanté avant de s'installer dignement au fond de sa chaise. La cruauté à laquelle elle s'était soumise n'entachait en rien son image lisse. Ses précieux atours dissimulaient la violence qui battait en son sein, à tel point que personne n'aurait pu l'accuser d'avoir levé la main sur Henrik. Malva se voulait intouchable, et ce, alors même qu'elle observait un sol en apparence immaculé.

Le garde s'éloigna du Forlonn en serrant la fiole vide. Henrik le regarda évoluer autour de sa maîtresse comme un chien attendant d'être félicité, mais qui fut renvoyé à la niche dans la froideur et l'indifférence.

— Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Henrik.

C'était l'occasion ou jamais de lui soutirer des réponses, même s'il doutait de pouvoir s'en servir contre elle.

— Oh mais j'ai déjà tout ce que je désire ! rayonna Malva, qui entortilla une mèche autour de son index. Ce que je fais maintenant, c'est justement d'empêcher la réalisation d'une chose que je ne veux pas.

— Quelle chose ?

La lueur ironique dans les yeux de Malva le figea d'effroi.

— Tout vient à point à qui sait attendre.

Pour cause, la jeune femme n'adressa plus un mot à son prisonnier et se concentra sur le Forlonn qu'elle ne pouvait voir. Les secondes s'égrenèrent au son du tumulte qui persistait dans la pièce adjacente. Contraint et forcé, Henrik toléra ce bourdonnement métallique en fixant les dalles grises. Sa poitrine le brûlait autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. L'impuissance et la frustration se mêlaient aux sillons poisseux tracés par sa propre hémoglobine. Dans le silence artificiel qui régnait entre Malva et lui, Henrik n'eut pas d'autre choix que de ravaler ses sanglots. Il allait mourir ici, enchaîné comme une bête. Comme le cobaye qu'il avait toujours craint de devenir.

Il ne pourrait pas aider Siméon, ni ses semblables emprisonnés dans l'Archipel, et la douleur de cet échec était finalement bien pire que celle d'être torturé et assassiné.

La réalité piétina ses lamentations quand, brusquement, le Forlonn s'éveilla dans un râle d'agonie. Henrik sursauta, frottant ses genoux endoloris contre le sol. Sa réaction informa Malva de ce qui se passait.

— Il était temps !

En écoutant le récit de Siméon, Henrik s'était vaguement questionné sur le processus de transformation, mais il était alors loin d'en mesurer la gravité.

Le Forlonn convulsait. Ses antennes cédèrent les premières, fauchées par une lame invisible, et se dissipèrent dans un nuage de fumée comme si elles avaient grillé. Ses pattes se rétractèrent, mais seulement quatre d'entre elles se détachèrent du thorax avant de s'évaporer dans l'air ambiant. Il n'en resta plus aucune trace, tout comme l'abdomen dont l'envergure massive se désintégra complètement.

Une série de craquements terrifiants permit aux différentes parties du corps de se repositionner. L'ossature se métamorphosa en membres émaciés, la carapace s'ouvrit pour laisser éclore une chair blanche et les griffes devinrent des doigts et des orteils noueux. Enfoncés dans leurs orbites, les globes oculaires rétrécirent et perdirent leur noirceur au profit d'un iris pigmenté de bleu. La magie opéra afin de restructurer la mâchoire, dessiner les oreilles et modeler un visage humain encadré de cheveux bruns. Le buste nouvellement formé révéla la présence d'une poitrine ronde et menue, en plein épanouissement.

Une adolescente.

La douleur lui avait fait perdre connaissance, et c'était peut-être mieux ainsi. Pour le moment, l'inconscience la préservait des ténèbres qui la guettaient. Ces mêmes ténèbres qui s'étaient refermées sur Siméon la nuit où il avait ouvert les yeux sur une plage, entouré d'inconnus.

Imperturbable, Malva examina la jeune fille sous tous les angles, engloutissant son corps svelte de son ombre impérieuse. Elle ne la toucha pas, mais agita la main en direction du garde. Celui-ci lui remit un pistolet qu'elle braqua sur la tête de sa victime endormie.

La panique enflamma le cœur d'Henrik.

— Non ! hurla-t-il.

Le coup de feu partit. Il explosa le crâne de celle qui n'avait pas eu le temps de goûter à la vie humaine. Le choc paralysa Henrik. Il eut l'impression que ses organes se liquéfiaient, les uns après les autres.

Malva rendit l'arme à son propriétaire, puis se rassit avec un calme légendaire. Henrik songea vaguement à affronter son regard perfide, mais il était incapable de détourner les yeux de la flaque écarlate qui grossissait sur les dalles.

— Maintenant, nous pouvons discuter, déclara la duchesse.

— Vous êtes un monstre ! cracha son prisonnier.

— Un monstre ? Moi ? Connais-tu donc la définition de ce mot ?

— Un être sans morale ni scrupule. Je n'en ai peut-être pas l'air, mais je suis allé à l'école. Et je peux vous assurer que vous correspondez parfaitement à cette définition !

La provocation n'était pas la meilleure des idées, mais Henrik ne la regretta pas pour autant. Elle le soulageait, l'aidait à maintenir l'illusion qu'il avait encore, d'une certaine manière, le contrôle de la situation. Sans se départir de sa sérénité, Malva s'approcha du bureau et préleva dans le dernier tiroir un sachet d'herbe qu'Henrik aurait reconnu n'importe où.

Son sang se glaça.

— Henrik Alton, dix-neuf ans, domicilié à l'auberge des trois épis... et ancien consommateur d'hectaly. Moi aussi, je suis allée à l'école et j'ai bien appris mes leçons.

Henrik enfonça ses ongles dans ses paumes, réprimant ses larmes au prix d'une volonté de fer. Il ignorait encore ce que Malva comptait faire avec ce sachet, mais il doutait qu'elle s'arrête à la provocation. Son ascendant lui permettait de mettre à exécution la moindre de ses folies ; retenu par des chaînes, Henrik ne possédait aucun moyen de riposte, sinon celui d'encaisser les coups.

Malva versa l'intégralité du paquet sur une soucoupe et disposa celle-ci sur un brûle encens, au-dessus d'une bougie éteinte. Après avoir étudié la configuration de la pièce, elle posa le récipient aux pieds d'Henrik et retourna tranquillement s'asseoir.

Un élan de désir poussa le jeune homme à lorgner l'objet de ses plus vives tentations. Il ne lui fallut qu'une seconde pour céder. Une seconde durant laquelle il pensa, pétri de honte et d'un espoir malsain : Allume la bougie.

— La situation est très simple, déclara sa geôlière. Tu me dis ce que je veux savoir et il ne te sera fait aucun mal. Facile, non ?

Henrik la fusilla du regard, mais les balles glissèrent sur la peau de Malva sans jamais l'atteindre.

— Tu possèdes donc le pouvoir de transformer un Forlonn en humain. J'avais des soupçons et tu viens à l'instant de les confirmer. Maintenant, dis-moi... Comment as-tu acquis ce pouvoir ? D'où vient-il ?

— Je n'en sais rien, révéla Henrik. Il y a encore quelques mois, j'ignorais que je possédais cette faculté.

— Tu l'ignorais ? répéta Malva.

Henrik s'était visiblement trompé de réponse, mais il n'en avait pas d'autres à lui fournir. Malva pinça les lèvres dans une moue irritée, mais son regard ourlé de cils noirs portait la marque d'une intense réflexion.

— Henrik Alton, fils de Viktor Alton, conducteur de locomotive, et d'Amélia Hansson, femme au foyer. Viktor Alton, fils d'Edouard Alton, cocher personnel de la famille Bragton, et de Lucia Shefford, femme de chambre au service de la fille aînée des Bragton. Lucia Shefford, adoptée à l'âge de six ans par le couple Shefford. Parents biologiques officiellement inconnus. Abandonnée aux portes d'un orphelinat quand elle était bébé. Précisément à la période où sont apparus les premiers Forlonn.

Henrik tombait des nues. Non seulement Malva avait scrupuleusement mené son enquête, mais sa grand-mère ne lui avait jamais touché mot de son adoption. Il y avait peut-être une raison à son silence. Henrik ne l'avait connue que les cinq premières années de sa vie. Ce n'était pas le genre d'information susceptible d'intéresser un enfant aussi jeune. Viktor aurait sans doute pris la relève si la mort ne l'avait pas emporté deux ans après Lucia.

À regret, Henrik prit conscience qu'il ignorait bien des choses sur l'histoire de sa famille. Sur son histoire. Celle que Malva semblait déterminée à déterrer. À l'entendre, il existait un lien logique entre Lucia, ses parents biologiques et les Forlonn. Entre l'abandon de l'un et la naissance de l'autre. Henrik n'arrivait pas à mesurer l'écart entre les informations que Malva détenait et celles qu'elle cherchait à lui extorquer.

— Comme tu peux le constater, je suis très bien renseignée, poursuivit Malva. Alors, n'essaie pas de me duper.

— Si vous êtes aussi bien renseignée, vous devriez savoir que je ne suis au courant de rien.

— Tu ne me feras pas croire que tu es un garçon ordinaire, Henrik Alton. Ta grand-mère a dû te révéler quelque chose. Ou te léguer quelque chose. À toi ou à ton père. Sinon, comment aurais-tu obtenu ce pouvoir ?

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez !

La seule chose qu'il avait héritée de sa grand-mère se résumait à une vieille ceinture en cuir. Elle l'avait d'abord transmise à Viktor, puis Henrik l'avait récupérée avant de partir pour l'orphelinat. Il ne s'en était jamais séparé, pour la simple raison que Lucia elle-même ne l'avait jamais fait. Peu de temps avant sa mort, alors qu'elle sentait venir sa fin, elle lui avait conté quelques souvenirs d'enfance. Parmi eux, elle avait évoqué cette ceinture vétuste, à la silhouette étrangement masculine, qu'elle avait toujours eue en sa possession.

Maintenant qu'il y réfléchissait, cette dernière information interpella Henrik.

Quel genre de parents étaient donc les Shefford pour offrir un tel accessoire à une petite fille de six ans ?

À moins que... Lucia possédait déjà cette ceinture avant son adoption.

Une ceinture d'homme.

Celle de son père biologique.

La tête basse, plongé dans ses réflexions, Henrik vit l'ombre de Malva s'étirer à ses pieds. Il releva les yeux pour la trouver devant lui, sondant ses traits avec défiance. De près, elle exhalait le doux parfum du jasmin mêlé à la fragrance toxique de sa ténacité.

— Tu me caches quelque chose, comprit-elle. Et tu vas me dire immédiatement de quoi il s'agit.

— Je vous répète que je ne sais rien ! J'avais cinq ans pour le décès de ma grand-mère et sept pour celui de mon père. Que voulez-vous qu'ils m'aient raconté ?

L'obstination de Malva le dépassait. Lucia avait été abandonnée bébé devant un orphelinat et n'avait jamais connu ses parents biologiques. À l'instar d'Henrik, comment pouvait-elle être au courant de quoi que ce soit ? Malva espérait lui soutirer les pièces manquantes d'une énigme dont il venait tout juste d'apprendre l'existence. Cet interrogatoire ne les mènerait nulle part.

— À ta guise.

La jeune femme ordonna au garde d'allumer la bougie avant d'aller récupérer son masque sur le bureau. Une main sur la hanche, elle passa en revue la tornade qui avait secoué la pièce : l'adolescente décédée, baignant dans son propre sang ; Henrik à genoux, les poignets lacérés, le torse meurtri par le tranchant d'un couteau. Rien de tout cela ne l'affecta. D'une légère pression du pied, elle fit pivoter la fumée du brûle encens vers Henrik.

— Je reviendrai tout à l'heure, annonça-t-elle. D'ici là, j'espère que tu auras réfléchi à ta réponse. L'auberge des trois épis n'est pas très loin d'ici. Il paraît que le service y est impeccable. Je serais curieuse de m'y aventurer.

La menace faucha le peu de contenance qu'Henrik possédait. Le sang lui monta aux joues et il força sur ses chaînes comme un enragé. Le départ de Malva étouffa ses protestations derrière le grincement de la porte qui se referma sur l'ombre des gardes.

Laissé seul en présence d'un poison mortel, Henrik s'affaissa à la manière d'un pantin désarticulé. Il ne sentait plus le tiraillement dans ses bras, la crispation de ses épaules ou la brûlure sur sa poitrine. La colère l'anesthésiait de tout, sauf des pensées qui le hantaient comme un cri sans fin.

Annette, Mariella et Noah étaient en danger et il ne pouvait rien faire pour les protéger. Il n'avait rien de plus qu'une hypothèse bancale à offrir à Malva. L'idée farfelue qu'une ceinture démodée puisse répondre à ses interrogations. Si le père biologique de Lucia la lui avait léguée, cela ne pouvait pas découler d'un hasard, même si Henrik n'en comprenait pas encore la raison.

L'odeur piquante de la terre mentholée le sortit de sa torpeur. L'hectaly se consumait à quelques centimètres de ses jambes, s'élevant en de fines volutes opaques et tentatrices. Henrik se força à tourner la tête de l'autre côté, mais la fumée le chassa comme une prédatrice sournoise. Elle emplit ses narines, dévala sa trachée et s'engouffra dans ses poumons. Le plaisir intense qui en découla le désarçonna une fraction de seconde ; Henrik avait presque oublié les effets grisants de l'hectaly sur son organisme. La façon dont cette plante avait le pouvoir d'apaiser son cœur et d'endormir ses pensées parasites.

Il en voulait encore.

Toujours plus.

Un sanglot se nicha au fond de sa gorge.

— Non..., gémit-il.

Son esprit protestait, mais son être en redemandait. Il n'en serait jamais rassasié. À quoi bon lutter ? La mort le guettait. Henrik n'était pas idiot au point de croire qu'il vivrait encore plus de quelques heures.

Le temps passa, mais son emprise lui échappa. Chaque bouffée d'hectaly représentait autant de secondes perdues que de satisfaction obtenue. Malgré lui, Henrik y trouva le bouclier idéal contre l'odeur du sang qui émanait du cadavre de l'adolescente. Tant qu'il gardait les paupières closes et les sens tournés vers l'hectaly, il pouvait oublier tout le reste.

Alors qu'il était sur le point de sombrer dans la somnolence, l'écho de voix étouffées nargua sa conscience et l'obligea à rester éveillé. Malva était revenue. Sa menace se profilait derrière la porte, mais Henrik n'avait plus assez d'énergie pour la craindre.

À son entrée, la seule chose qui le motiva à rouvrir les yeux fut le son de sa voix. Car ce n'était pas celle de Malva. Un pantalon noir pénétra dans son champ de vision et deux mains chaudes cueillirent ses joues maculées de larmes séchées. La délicatesse de ce geste insensé lui serra le cœur.

— Henrik... Regardez-moi.

Henrik ne vit d'abord qu'un masque de corbeau ciselé d'or et d'argent, puis l'homme qui se cachait derrière. Une pensée idiote le traversa, celle que Siméon ne lui avait jamais paru aussi charismatique qu'en cet instant. Le soulagement qu'il éprouva lui redonna suffisamment d'énergie pour articuler :

— Vous allez bien ?

Le capitaine le dévisagea, mais l'urgence de la situation balaya vite ses états d'âme. Sans s'écarter d'Henrik, il s'adressa à ses complices :

— Dépêchez-vous !

Deux silhouettes se placèrent de part et d'autre d'Henrik. La première était vêtue d'une magnifique robe blanche cousue de fils d'argent, un masque de chat dissimulant ses yeux bordés de mèches blondes. L'autre était un homme chaussé de bottes lustrées et paré d'un gilet en velours noir dont le motif représentait des pétales de coquelicot. Sa bouche était plissée sous son masque d'aigle.

Il saisit le poignet gauche d'Henrik afin de pouvoir insérer la clé dans la serrure. Le verrou céda dans un cliquetis métallique, puis la jeune femme effectua la même manœuvre de l'autre côté. Drainés, les bras du prisonnier retombèrent comme deux poids morts le long de son corps. Siméon en glissa un derrière ses épaules pour l'aider à se relever. Henrik chancela, trahi par l'engourdissement de ses jambes.

— Malva...

— Elle est encore au manoir, expliqua Siméon.

Henrik remarqua alors la présence des deux autres individus chargés de surveiller les entrées. Un renard et un loup.

Engoncé dans des habits luxueux, de fines bouclettes rousses effleurant le haut de sa nuque, le renard gardait l'œil sur l'entrée principale ; plus petite, sa compère à la peau noire s'était faufilée jusqu'à la porte donnant accès à la salle adjacente, où le tapage persistait derrière les vitres opaques. Elle avait ramené ses cheveux tressés en un chignon lâche et ses perles dorées scintillaient faiblement à la lueur de la lampe à huile.

— Venez voir...

L'horreur qui imprégnait le souffle de Josefina mit tout le monde en alerte. Soutenu par Siméon, Henrik claudiqua jusqu'à son amie et braqua son regard sur l'intérieur de la pièce. 


Hello hello :3 

J'espère que ce nouveau chapitre vous a plu. Il n'a pas été simple à écrire, alors que je savais très bien ce que je voulais faire à la base. N'hésitez pas à me donner votre avis si vous l'avez apprécié. 

Des bisous <3

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