I

 TW: Légère mention de prostitution et d'abus sexuels.

Un unique rayon de soleil transperçait la plus petite chambre à coucher de la maisonnée. C'en était assez pour Eurydice, qui tira le rideau rapiécé afin de dévoiler la fenêtre, ou plutôt, le vaste trou dans le mur qui servait à l'évacuation de l'air ambiant. Le verre coûtait trop cher, et de toute façon, aucun habitant de la Réserve n'avait l'autorisation de communiquer avec un ouvrier de l'extérieur. Les villageois s'animaient comme de coutume au village, travaillant au champ, le visage émacié par la faim, un lourd fardeau sur les épaules. Aux austères bâtisses en pierre symétrique et au toit de chaume se consumait déjà une unique chandelle. Les routes s'empreignaient de boue, sous la crasse des souples semelles d'étoffe. La rue exhalait déjà une odeur aigre de chou et de gruau.

La jeune fille se leva, et enfila des hardes propres: un pantalon taillé dans un tissu élastique, de fines bottines en toile noire, et une informe tunique bleue. Elle se permit un coup de peigne devant le petit miroir, seul luxe auquel elle avait droit. Cela lui sembla de toute façons inutile; ses épaisses boucles noires, qui recouvraient intégralement la surface de son dos et de ses épaules jusqu'aux hanches, ne se pouvaient coiffer, et elle ne tenait pas à casser les dents de son instrument. Elle se contenta donc de les attacher en queue-de-cheval, puis risqua un coup d'oeil dans son reflet. Elle n'aima pas ce qu'elle y trouva: une grande fille muette, à la bouche timide, à la silhouette osseuse, au visage endurci, aux traits sévères et aux grands yeux gris inexpressifs. Hélas, cette fille-là lui collait à la peau depuis cinq ans. Depuis que Fantine...

Non, ne pas y penser. Travailler, s'user à la tâche, même, souffrir, du moment que cela peut repousser son visage quelques heures durant.

Elle attrapa son sac de besogne et le jeta par-dessus son épaule, avant de descendre au salon. La septième marche de l'escalier grinça sous son poids.  Une pièce exiguë faisait office de salle à manger. Elle demeurait médiocrement meublée: un établi, sur lequel reposaient quelques éléments de vaisselle en terre cuite, une table en noyer et trois chaises dépaillées. L'humidité suintait à travers les murs de pierre, où proliféraient les moisissures. Les parents d'Eurydice l'attendaient à table, avalant déjà leur bol de gruau. Elle omit de prendre son petit-déjeuner, la bouillie peu ragoûtante servie ne lui inspirant pas confiance. Au moment où la jeune femme s'apprêta à franchir le seuil de la porte, son père l'interpella. Il s'agissait d'un homme de grande stature, bien bâti, aux larges épaules brunes. Une barbe noire et  drue mangeait son visage  vieilli prématurément. 

- Viens, fille. Bonne fête! Vingt ans, ç'la mérite un petit quelqu' chose.

- Ramène tes miches, faut qu'on te parle, insista la mère. Allez, assieds toi, et mange un peu de pain. Tu n'es pas bien grasse, et il faut bien le reconnaître, cela t'enlaidit un peu. Tu ne serais vraiment pas vilaine, sans ça, tu sais... si tu faisais un effort, au moins!

Avec un soupir, Eurydice rejoignit sa famille. Sa mère, une petite femme trapue d'une quarantaine d'années aux cheveux couleur de vieille carotte,  lui tendit alors un panier de victuailles dont elle n'avait nullement l'habitude: un panier débordant de galettes de pain, de fromages de chèvre, de fruits, de légumes, de tubercules, de sacs de farine et même de petits poissons. Jamais le panier de ravitaillement n'avait excédé les six pommes de terre, le sac d'avoine rassis et la miche de pain noir. Elle avait droit à un fruit par mois, et mangeait quelquefois des crêpes le jour de l'Empire, le seul évènement qui soit partagé à la fois par les Nobles, les Roturiers et les Serfs, comme elle. Jamais elle n'avait goûté au poisson. Elle en rêvait, apercevant par-delà la Grille, qui entourait le village et les champs, les silhouettes confuses d'une autre Réserve, celle de la pêche et de la pisciculture. Là-bas, disait-on, les Serfs pouvaient consommer des fruits de mer comme bon leur semblait.

- Maman, balbutia-t-elle, qu'est-ce que c'est que tout ça?

- C'est ton cadeau d'anniversaire, nigaude, sourit sa mère. Pour tes vingt ans, ils ont daigné t'offrir de quoi festoyer plus que de raison. Deux dizaines, tout de même, ce n'est pas rien!

Cinq ans plus tôt, peut-être, ce luxe lui semblerait un magnifique don du ciel. Aujourd'hui, il la laissait de marbre.

- Merci, maman. Je vais peut-être aller travailler...

- Pas aujourd'hui, sotte! s'agaça sa mère. C'est jour de congé pour toi, profites en! Alors, ma chérie, que veux-tu faire aujourd'hui?

Eurydice haussa les épaules. Elle n'aimait pas le temps libre, car il était destiné à rêvasser, et hélas toutes ses pensées la ramenaient à Fantine.

- Bien, je vais me recoucher alors.

Alors qu'elle entreprenait de gravir les escaliers, la voix de son père l'interpella:

- Non, tu ne retournes pas te coucher. Viens voir ici, s'il te plaît.

Elle poussa un second soupir. Son paternel tapota la chaise en face de lui.

- Eurydice, il faut que nous parlions. Crois-tu que ta mère et moi ne t'avons pas vue? Tu ne dis plus rien, tu t'uses à la tâche, tu ne manges presque pas, tu ne vois personne!, on ne te connaît aucun bon ami, au village, alors que tu devrais déjà être mariée! Cinq ans que ça dure, cette dépression, m'enfin, regarde toi, fille! Tu n'as jamais été amoureuse!

<<Bien sûr que si, papa. êtes-vous donc trop bête pour vous rendre compte que c'est cela qui me tue à petit feu, jour après jour?>>

- Cette vie me dégoûte! explosa-t-elle, sans s'asseoir. Vous n'en avez pas assez, vous? j'ai vingt ans, et je suis déjà vieille, je sais que j'aurai bien de la chance, si j'excède les soixante ans! J'ai vingt ans, et je sais que je dévouerai le reste de ma vie au labeur! J'ai vingt ans, et bientôt, il faudra que j'épouse un homme que je n'aime davantage que je le connais, et avoir des enfants, leur infliger la même vie d'esclave que celle que je subis!

Ils se taisaient, stupéfiés. Leur visage rougissait de honte, et probablement de colère. Au fond de leurs yeux, perlait une larme. Les sanglots effleuraient doucement leur gorge, ravalés en silence.

-Ne parle pas sur ce ton! menaça le père, d'une voix qu'il s'efforçait de maîtriser. Ton insolence me sidère, comment tu...

- Eurydice, dit la mère d'une voix blanche. Tu ne pense pas ce que tu dis, je le sais. Tu songes encore à...

son faible murmure resta en suspens. il sembla à la jeune fille qu'une lame acérée la poignardait, creusait plus profondément dans une blessure encore fraîche. Et pourtant, il lui sembla également qu'en cinq ans, Fantine revenait parmi eux pour la première fois; en parler la concrétisait, lui redonnait la vie qu'on lui avait arrachée prématurément.

Nul ne savait ce qu'il était advenu d'elle. on la supposait morte. Ces soldats l'avaient tuée par caprice, peut-être parce que son insolente beauté jurait avec la misère régnant à la Réserve, et que, pris par un instinct jugé naturel, ils piétinaient la fleur poussant au milieu des détritus.

La mère soupira.

- Garric. Il faut lui dire, elle en mourra, sinon. Tu as vu dans quel état elle est pour cette fille.

Le père secoua violemment la tête.

- Le choc la tuerait, ou la rendrait complètement frapaboule. Tu es folle, Blanchette. Elle se remettra de la disparition de cette espèce de fille, pas comme si elle avait le choix, de toutes façons. Hors de question de lui dire.

- Me dire quoi? s'énerva Eurydice. Tu dois me le dire. Tu n'as pas le choix.

Il soupira.

- Alors promets-moi de ne rien faire d'insensé.

- Je ne peux rien promettre.

- Jure-le, m'fille!

Elle acquiesça timidement, sans songer un instant à tenir parole, le coeur brûlant d'une excitation terrifiée.

- Bien. Comme tu sais, l'enlèvement de la petite Fantine, il y a cinq ans, coïncide avec la mort de M. le duc Eghiste Astérion, tué lors de sa visite annuelle de la Réserve de l'Est, celle de l'élevage bovin. Ils se servent là-bas d'une sorte de fusil, en moins gros, probablement, pour abattre les bêtes. Une balle dans la tête, et clic, débarrassés du boeuf le plus hargneux du troupeau! Lors de son discours aux abattoirs, un tir mal ajusté, une balle perdue, et c'en était fini du pauvre M. Eghiste Astérion. Le fautif fut exécuté, bien sûr, mais si les roturiers criaient à une simple maladresse, les plus nobles de l'Empire crièrent -sa voix baissa soudain d'une octave- à la rébellion.

Il marqua un temps de pause. Le mot emplit l'atmosphère, miasme s'emparant et contaminant ceux qui le respirent.

- Bref. L'Empereur Ezor lui-même décida de rendre justice au sieur Astérion en imposant une nouvelle mesure. Cette année-là, l'on déciderait d'un Serf par Réserve, que l'on sacrifierait aux obsèques en gage de vengeance. Ici, ils choisirent ta Fantine.

- Je sais déjà tout ça, papa, murmura Eurydice. On se le répétait partout, au Village. Aujourd'hui encore, ce souvenir hante nos rues, et chaque pavé de nos maisons, chaque ombre de marronnier n'a de cesse de me susurrer qu'elle est morte.

- écoute-moi jusqu'à la fin. Ton amie était la fille d' Azélia, une jeune Serf qui nous avait rejointe. As-tu déjà ouï cela?

Elle acquiesça à nouveau. Elle se souvenait de l'arrivée d'Azélia, dix ans auparavant, car il s'agissait là d'un évènement qui avait ébranlé tout le village. On n'entrait pas plus à la Réserve qu'on en sortait. On y naissait, on y enfantait et on y mourait. Nul ne connaissait les gens du dehors, à l'exception des Patrouilleurs, qui surveillaient le village et la Grille, et des équipes de ravitaillement. Tout le monde connaissait tout le monde, et les fiançailles se concluaient entre les familles pratiquement à la naissance des concernés. Alors, quelle surprise lorsqu' Azélia, jeune et jolie malgré ses traits fatigués, se présenta à l'entrée de la Réserve, la petite Fantine accrochée à ses jupons!

La méfiance avait plissé le front des villageois. Les femmes surtout, jalousant sa beauté, l'avaient détestée au premier regard et avaient fait courir mille commérages sur elle. Seule une raison pouvait expliquer l'arrivée de la nouvelle venue; une roturière s'était volontairement réduite à l'esclavage. Mais pourquoi troquer une vie de liberté contre une existence infamante? Toutefois, les griefs nourris par les paysannes s'étaient estompés avec le temps, et la charmante femme, de par sa douceur et son travail acharné, avait su séduire le cœur de chacun.

- Azélia était une roturière criblée de dettes, expliqua lentement le père. Elle s'était mariée jeune, et l'espèce de loque qui lui servait d'époux n'avait pas fait long feu, consumé par l'alcool et les excès. Elle, à l'époque, lavait le linge d'une famille riche. elle plongeait huit heures par jour dans un baquet d'eau glaciale qui lui arrivait à la poitrine et qui lui trempait sa robe, et elle en ressortait toujours grelottante de fièvre. Elle était payée une misère, mais cela suffit à couvrir son loyer dans un premier temps. Pourtant, un jour, elle tomba malade, une pneumonie t' sais, c' te saleté là qu'a chopé la mère Jacques, qui y est passée cet hiver. Ce fut la petite Fantine qui veilla sa mère, à neuf ans à peine. La pauvre Azélia se rétablit, mais sa convalescence dura tant de temps que les nobles qui l'employaient ne voulurent plus d'elle. Ce fut le début de son calvaire.

<< Elle chercha un gagne-pain assez longtemps, mais ce qu'elle ramassait ne suffisait qu'à nourrir sa fille et elle-même. Aussi manqua-t-elle de payer son loyer trois mois d'affilée, ce qui représente la coquette somme de trois cents couronnes. Le propriétaire aurait pu la jeter dehors, c'est ce qu'ils faisaient avant; mais une nouvelle loi était parue dans le Texte Roturier, une loi dégueulasse, si tu veux mon avis. Elle précisait que toute femme incapable de payer une dette avait pour obligation de la régler autrement. Enfin... si tu vois c'que je veux dire.

Une expression de dégoût profond passa sur le visage de l'homme.

<< Ce propriétaire était un homme vicieux et fourbe, et il ne manquait pas de se rincer l'oeil sur la jeune femme. Elle était pure, et ce bonhomme la répugnait; aussi, hors de question de le laisser y toucher pour rien au monde, même pour sa fille. Azélia choisit donc, un soir, de rassembler ses maigres affaires et de disparaître tout à fait, Fantine avec elle, sans un sou en poche. En refusant de s'offrir à l'affreux, elle avait désobéi au Texte et était entrée en clandestinité. Elle fit chemin vers la Réserve agricole, la plus éloignée de la ville où elle résidait. Elle se présenta au Contremaître, affirmant qu'elle voulait se travestir en Serf; il en fut surpris, mais accepta. Après tout, nul n'interdisait aux roturiers de choisir une caste inférieure. En plus, c'était merveille, le brave vieux Georges, paix à son âme, n'avait pas survécu à la grippe et laissait son habitation inoccupée.

<< Pendant cinq ans, la jeune femme vécut cachée de son créancier. Mais ce dernier, fou d'un désir répugnant, soudoya des Patrouilleurs afin de la retrouver. Elle comprit, lorsqu'elle constata qu'elle était l'objet d'une conversation entre deux soldats, qu'elle était toujours recherchée, qu'ils étaient sur le point de mettre la main sur elle et que désormais elle ne pouvait plus s'enfuir. Le vent avait tourné pour la pauvrette. Elle se confia à ta mère, qui était sa grande amie, ne supportant plus ce secret qui lui mangeait le cœur, et la fit jurer de s'occuper de Fantine. J'étais alors dans la pièce d'à côté. Le lendemain, toute la Réserve entendit le cri épouvanté de la petite. Azélia s'était pendue.

Eurydice frissonna. Elle se souvenait de l'inexplicable suicide de la travailleuse, et des rumeurs qui l'avaient suivi. La fille de la défunte elle-même n'y avait rien compris. Mais, qu'est-ce que tout cela avait à voir avec Fantine ?

Le père dut deviner son questionnement, car il poursuivit :

« Après ça, les Patrouilleurs n'avaient de cesse d'arpenter le village en tous sens. Ils savaient pour la morte, j'imagine que le Contremaître le leur avait dit. Et puis, à de très nombreuses reprises, je les ai vus faire des messes basses et observer la petite Fantine du coin de l'oeil. Le portrait craché de sa mère, en encore plus jolie, je les ai entendus murmurer. Ça m'a fait froid dans le dos.

« Maintenant, m'fille, j'aimerais que tu saches que tout c' qui va suivre, c' n'est que la théorie, et que la coïncidence y est peut-être pour quelque chose. Mais écoute quand même , parce qu'on ne sait jamais, et que je pourrais bien avoir raison. Azélia étant morte, le créancier n'a jamais été remboursé. Il aurait très certainement voulu avoir la Fantine mais il n'avait plus aucun droit sur elle;  elle appartenait à la Réserve. Et puis, quelques semaines plus tard, elle a été offerte en sacrifice à la mémoire du sieur Astérion. Fusillée, paraît-il. Mais moi, je n'y crois pas. Le fait que les Patrouilleurs aient choisi précisément cette ancienne roturière, sur laquelle ils faisaient tant de confidences, c'est trop gros pour être un hasard. Il ne fait aucun doute que la gamine a été sauvée de la fusillade pour être livrée en pâture au créancier, afin de payer elle-même la dette de sa mère. 

Le coeur de la jeune travailleuse battait à tout rompre. Elle fut secouée d'un spasme violent. Elle n'osait comprendre. La fille dont elle portait le deuil depuis cinq ans, désormais... aurait échappé à la fusillade ? Qu'est-ce que cela signifiait ?

Elle prit conscience qu'elle avait posé sa question à voix haute quand le père planta son regard grave dans le sien.

- Ce que j'veux dire, fille, c'est que ta Fantine est probablement en vie, et qu'elle est retenue dans un endroit qu'on appelle la Cité des Larmes.


Bonjour à tous! 

Merci à @LuthienMelian pour cette splendide couverture!

ça vous a peut-être surpris, mais oui, je décide de faire revenir à la vie cette histoire abandonnée. J'ai décidé de la présenter à un concours de romans. J'aurais donc énormément besoin de retours afin de la perfectionner au maximum et d'espérer décrocher une bonne place au concours, voire, pourquoi pas? le podium. Pourriez-vous me fournir des retours sur les éléments qui vous ont plu et ceux qui vous auraient dérangés dans ce premier chapitre? 

Merci beaucoup d'avance, bisous à tous!

~ Goldilocks, la roturière

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