Dixième partie - Chapitre 62
Note d'autrice : On dirait bien que c'est reparti ? Oui, c'est reparti ! Reprise de la publication quotidienne !
Je vous mets en illustration de cette partie la très vieille "couverture" que j'avais utilisée sur cette histoire à l'époque où le premier épisode qui est depuis paru chez Harlequin n'était qu'un "one shot" (que je ne prévoyais pas d'en écrire une suite, donc), que cette histoire s'appelait encore "L'initiée" (titre que je préfère toujours, même si mes éditrices ont fait le choix de le changer), et que le "K" présent depuis dans mon nom d'autrice actuelle était encore la première lettre de mon pseudo du net. Du temps s'est écoulé, depuis, et cette histoire a bien évolué. :)
***
Mathieu contemplait les ombres du soir ainsi que, dans l'angle de sa vision, la silhouette de Claire qui se détachait sur les nuages. Assise sur la rambarde en fer du pont saint Bénezet, le corps légèrement incliné vers le fleuve, elle semblait défier la chute.
– Tu te lasses ? lui dit-elle d'une voix qui semblait partie loin, trop pensive pour qu'il n'en soit pas inquiété.
– Du spectacle ?
– Oui.
Il porta son regard sur le ciel. De l'or fondu le zébrait, entre des aplats anthracite et les ombres chinoises créées par les arbres de l'île de la Bartelasse.
– Non.
Il ajouta :
– Comment pourrait-on se lasser ?
La faculté, à chaque fois renouvelée, de s'émouvoir d'une telle vision faisait certainement partie des choses immuables de ce monde. Le reste était éphémère, impossible à capturer. Le reste coulait entre les doigts...
– Peut-être que, quand j'étais plus jeune, se laissa-t-il aller à confier, je ne ressentais... pas vraiment de la lassitude, puisqu'il aurait fallu pour ça que j'aie apprécié avant, mais pas la même capacité qu'aujourd'hui à aimer ce que je voyais, en tout cas.
– Tu parles de quand tu es arrivé ici ?
– Oui. Quand j'étais ado.
Entre ses 14 ans et... il ne savait plus vraiment quand il avait commencé à ouvrir les yeux sur la beauté d'Avignon. Quelle importance ? Il avait déjà parlé à Claire de cette période de sa vie, où ce père qu'il ne connaissait pas l'avait emmené dans ce sud qui lui était tout autant étranger.
– La première fois que j'ai vu cette ville, je l'ai trouvée horrible, confia-t-il.
Ça paraissait idiot, dit comme ça. Ça ne pouvait pas être plus incongru, face au spectacle devant lequel ils se trouvaient.
– Même le centre historique ?
– Tout, oui.
Il leva les yeux sur Claire. Le soleil couchant donnait à ses cheveux des reflets cuivrés et à ses yeux des lumières chaudes. Elle paraissait tant sur la brèche, pourtant. Tant pétrie de questions...
Il concéda :
– J'étais de mauvaise foi. Ce n'était pas chez moi, « chez moi » n'existait plus et je ne voulais pas être là. C'était l'âge, aussi : on est plus enclin à tout haïr quand on a 14 ans. Puis avec le temps...
– Il y a eu Olivier, remarqua-t-elle.
– Bien sûr.
Il ajouta :
– Et puis la ville. Elle a fini par devenir une part de moi-même. Un socle qui ne se dérobait pas.
Une racine.
Il avait mis longtemps à se rendre compte à quel point il en avait manqué. Ce n'était pas le genre de choses auquel on songeait quand on était adolescent. Il n'avait pas été dans l'analyse alors. C'était longtemps après qu'il avait compris ça, qu'il avait mis, même un peu, de mots sur ce qui lui avait manqué... ce qui lui manquait alors toujours en quelques sortes. Cette stabilité qui le fuyait. Peut-être n'était-il pas fait pour vivre d'autres choses que de plaisirs passagers...
Claire restait stoïque, à côté de lui, partageant cette confession de sa part comme elle le faisait toujours : sans lui donner la réciproque. C'était toujours lui qui lui parlait de sa vie. Le mur, entre eux, restait présent, même parcouru de fissures, palpable dans les silences et les réserves de Claire. Tâcher de s'y habituer n'en rendait pas la perception moins douloureuse.
Quand elle l'avait déposé chez lui, il s'était attendu à ce qu'elle reparte dans la foulée. C'était comme s'il avait pu voir les rouages de son esprit tourner : cette lutte qu'elle menait entre ce contre quoi elle avait décidé de se préserver et ce qui la pressait de se laisser emporter. Elle était restée assise un moment au volant, alors qu'il descendait, puis, lorsqu'il s'était accoudé à la fenêtre passager pour la regarder, elle avait soudainement levé les yeux sur lui, et lui avait demandé de l'emmener sur le pont d'Avignon. Il en avait eu un demi-sourire. Demi, seulement, parce que, au-delà de la joie de partager ça avec elle, il n'avait pu s'empêcher de songer que, comme l'escapade sur la colline, ces demandes soudaines sonnaient trop comme des désirs de « dernière fois ». Il avait évacué aussitôt cette pensée. Elle revenait, pourtant.
Alors, ils y étaient et ils regardaient le soleil couchant. Et c'était bien, ainsi. Ce spectacle avait cette vertu de rendre secondaires tous les tourments. Il suffisait d'ouvrir ses yeux et de regarder. Et d'ouvrir ses oreilles. Et de sentir le vent, et l'odeur de l'eau, aussi : ce parfum si caractéristique que charriait le fleuve à cette heure de la soirée. Et d'ouvrir son âme, aussi. Et Claire était aussi ouverte que possible : assise dans cet équilibre précaire qui pourrait la faire basculer si elle ne se tenait pas si vivement à la rambarde, et avec cette lueur particulière dans les yeux. Celle qui n'analysait pas tout à fait. Celle qui vivait. Claire lui avait ouvert une fenêtre en lui demandant de l'emmener, plus tôt, et elle ne l'avait pas encore refermée. Lui non plus, par ailleurs. C'était une pause dans le temps qu'ils s'octroyaient. Une pause dans les questions, une pause dans les doutes, un moment qui ne demandait pas de prendre de décision et qui ne parlait certainement pas d'avenir. Et, puisqu'il ne savait pas ce qu'il en serait, il profitait simplement du moment. Il n'attendait rien de précis, pas plus qu'il ne l'avait fait lorsqu'il lui avait exprimé ses sentiments, plus tôt. Il n'avait eu aucune arrière-pensée, aucune attente, sinon dire les mots qui étaient là... Les laisser vivre, eux aussi.
Claire finirait probablement par s'échapper.
Il pouvait le sentir en elle : cette hésitation latente, cette impulsion qu'elle laissait en stand-by, pour l'instant, mais qui la ferait se retirer à un moment donné, mettre de la distance. Il ne savait pas comment ça arriverait : si elle ferait précéder ce moment par une conversation ou si elle s'esquiverait simplement, si, un jour, elle ne répondrait juste plus à ses appels, mais il ne parvenait pas à imaginer d'autre issue.
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