Chapitre 18 : Boire du vinaigre


Après que Li-Bai l'ait libérée, Lily n'avait plus bronché et le calme avait régné dans l'appartement.

Bien que renfrognée, elle avala son petit déjeuner et retourna aussitôt s'emmurer dans ses recherches avec un entrain non dissimulé. La seule fois où elle adressa la parole à ses geôliers / baby-sitters, ce fut pour réclamer d'obscurs ouvrages de linguistiques et plusieurs dictionnaires. Elle exigea aussi qu'on lui fournisse des enceintes et qu'on télécharge ses albums préférés, prétextant que ça l'aiderait à se concentrer.

Tels de braves et fidèles laquais, ils ne perdirent pas de temps à se plier à ses exigences. Guo s'occupa des bouquins tandis que Cheng se chargea des musiques.

- Eh bah, c'est pas bien gai ce qu'elle écoute, observa le jeune homme devant son PC portable.

En jetant un œil aux différents titres de la barre de téléchargement, Li-Bai acquiesça, la mine sombre et réprobatrice.

En tant que fan de K-pop et de C-pop, il n'avait pas particulièrement hâte de découvrir les sonorités lourdes et agressives qui se cachaient derrière Dissection, Scythe of the black death ou encore A diabolic thirst.

Le jeune officier ne pouvait s'empêcher d'établir une correspondance évidente entre l'adoration que portait Lily aux musiques extrêmes et sa personnalité autodestructrice. Et il n'aimait pas ça.

À quelques rares instants, dans le vert pâle de ses yeux cernés de noirs, il avait cru entrapercevoir une rage tenace, une profonde lassitude mais aussi une lancinante mélancolie. Et ce sombre tatouage, qui s'épanouissait sur la chair de son bas-ventre comme une ombre mortifère, l'inquiétait. À tel point que, malgré sa résolution de ne pas faire une obsession de tout ce qui se rapportait à la jeune femme, il voulait saisir l'ampleur réelle de sa tourmente.

Le maniaque du contrôle qu'il était nourrissait le besoin de tout connaître d'elle. Il aurait pu demander à Cheng de lancer des recherches approfondies sur sa vie, mais il refusait de céder à cette curiosité malsaine, qui allait à l'encontre de sa droiture et de son professionnalisme.

À moins qu'il n'en vienne à la soupçonner d'être suicidaire, sa mission ne l'autorisait en rien à avoir un regard sur ce qu'elle avait vécue. Or, il était à peu près persuadé qu'elle ne l'était pas. Sa vitalité, ainsi que le profond soulagement qu'elle avait affiché quand il l'avait sauvée dans l'ascenseur, témoignaient de son attachement à la vie. Pour le moment, il devrait s'en contenter.

Son envie de pénétrer les secrets de sa protégée, il s'obligea à la brider. Et il n'entendait pas être plus magnanime avec les autres désirs honteux qu'elle avait éveillés en lui...

En fin d'après-midi, une visioconférence avec le chargé du 10ème bureau fut organisée. L'éminent fonctionnaire, que Lily avait subtilement surnommé « Monster Jelly », s'était montré satisfait que la jeune professeure ait déjà trouvé un nouvel indice.

D'un ton haut perché et surexcité, elle avait essayé de lui expliquer sa démarche pour déchiffrer le message que renfermait le chapitre du Petit Prince

Au même titre que les trois agents dans la pièce, le bureaucrate avait fait mine de suivre son discours alambiqué. Alors qu'en vérité, pour espérer comprendre un traître mot de ce qu'elle racontait, il leur aurait fallu un décodeur capable de vulgariser l'énigmatique jargon linguistique dans lequel elle s'exprimait.

En plus de ses explications à rallonge, la voir s'agiter devant ses notes et tournicoter compulsivement sur sa chaise par écran interposé, manqua de lui donner mal au crâne. Quand il songeait que cet esprit instable et tordu était le seul capable d'éviter une catastrophe planétaire, le haut fonctionnaire devait réprimer des montées d'angoisse aussi culminantes que l'Himalaya.

Au moins, et c'était bien là l'essentiel, elle ne prenait pas la tâche à la légère.

Plus ou moins rassuré, il interrompit finalement sa logorrhée de sa voix de butor pour mettre fin à l'entrevue :

- Merci de vos éclaircissements, Mlle Mcloughlin. Je crois en avoir assez entendu. Continuez sur cette lancée. En attendant, je vous transmets la vidéo du professeur Lan. Si vous vous sentez prête, regardez-la. Peut-être qu'elle vous sera utile.

Quand « Monster Jelly » coupa la connexion, Lily s'empressa de lancer le lien qu'il lui avait envoyé.

Derrière elle, les trois agents guettaient sa réaction avec inquiétude. Aucun ne souhaitait la revoir perdre ses moyens à la vue du défunt.

Contre toute attente, elle regarda jusqu'au bout, sans ciller une seule fois. Son visage ne trahissait aucune émotion, mais quand elle eut terminé, elle se frotta les paupières, comme pour chasser une fatigue oculaire ou plus vraisemblablement, l'afflux de quelques larmes inopportunes.

- Bon, bah, j'ai rien appris de plus. Je crois que le vieux fou tenait seulement à m'encourager de vive voix... conclut-elle en fermant la video. 

Puis, après un moment de silence, elle se tourna vers sa garde rapprochée pour demander d'une voix blanche :

- Comment il est mort ? Est-ce qu'il a souffert ?

Cheng et Guo échangèrent de rapides regards embarrassés, essayant de se renvoyer l'un l'autre la responsabilité de répondre à ses questions. Puis, après un pesant moment d'hésitation, ce fut Li-Bai qui prit la parole d'un ton solennel et assuré :

- Il a été piégé dans une explosion. Ça a été trop rapide pour qu'il ressente quoi que ce soit.

Cheng eut tout le mal du monde à ne pas trahir sa surprise. Depuis qu'il connaissait le jeune officier, c'était bien la première fois qu'il le surprenait à mentir. Cela allait à l'encontre de sa droiture et de son code d'honneur. Mais il ne pouvait que saluer l'effort qu'il venait de fournir pour préserver Lily. Mieux valait cette version que celle officielle, qui prouvait que Lan avait en vérité agonisé de douleur avant de succomber des suites de sévères brûlures...

La jeune professeure acquiesça, et malgré son visage fermé, elle ne pût contenir un soupir de soulagement. Dans une posture amorphe, presque moribonde, elle s'affala dans son fauteuil et se retourna face à son bureau pour faire mine de relire ses notes.

Soucieux de ne pas la laisser broyer du noir, Cheng essaya de lui proposer une occupation susceptible de lui changer les idées :

- Tant qu'on est devant l'ordi, et si on te commandait quelques vêtements. À moins que tu comptes m'emprunter mes shorts et mes tee-shirts indéfiniment ?

Lily fit aussitôt volte-face :

- Alors là, aucune chance. T'as des goûts vraiment trop douteux. Qui aimerait porter ce genre de fripe ultra flashy ? fit-elle en désignant le tee-shirt orange fluo avec lequel elle s'était affublée par dépit.

Loin de s'offusquer, Cheng lui rendit son sourire railleur. 

C'était exactement le genre de réaction qu'il escomptait. Il lui avait tendu une perche et elle s'était empressé de la saisir. Il se fichait bien qu'elle prenne un malin plaisir à le critiquer. Au moins, il avait réussi à réveiller son brin de malice.

Se calant à côté d'elle contre le bord du bureau, il gonfla les joues comme un enfant et lui répartit :

- Même si tu le trouves hideux, moi j'y tiens à ce tee-shirt. Et je voudrais pas qu'il finisse dans le même état que le superbe pyjama en satin que je t'ai acheté. Alors, partante pour te refaire une garde-robe ?

Lily accrocha sa petite main sur son épaule et lui renvoya un sourire impatient :

- Et comment ! Tu vas voir, Puppy Boy, je vais exploser le budget du MSS. Ils vont rien comprendre à la compta !

En retrait, Li-Bai les observait d'un œil scrutateur.

Il se dégageait une indéniable harmonie à les voir confronter leurs natures taquines et expansives. Sans grande surprise, ces deux-là semblaient fait pour s'entendre comme larrons en foire. Et même s'il était rassuré que Cheng parvienne à soustraire Lily à ses idées noires et moroses, il ne parvenait pas à mettre le doigt sur cette aigreur qui lui tordait les tripes. Comme s'il venait de boire un verre entier de vinaigre.

Ce ne fut qu'en détaillant avec plus d'acuité le comportement de Lily qu'il comprit. Là où lui n'avait droit qu'à des regards haineux ou à des « maniaque » et des « crétin » servis d'une langue venimeuse, Cheng récoltait mignons surnoms et sourires complices.

Li-Bai n'avait jamais été quelqu'un d'envieux, considérant la jalousie comme indigne et ridicule. L'expérimenter pour la première fois lui apprit qu'il s'agissait d'un sentiment aussi tenace qu'irrépréssible. Et à son plus grand désarroi, il dut admettre qu'il était en train de se transformer en véritable « cù tán zi ».  

Il se sentait bête, honteux, et pourtant il ne parvenait pas à faire taire la pointe de colère qui remuait son ventre et comprimait sa poitrine.

Puis, réalisant que rien ne l'obligeait à les surveiller et à s'infliger un spectacle qui le dérangeait, il quitta la pièce en serrant les poings.

Dans le seul but de détourner ses mauvais sentiments, il se retrancha dans la cuisine et éventra un sachet de carottes.

Il espérait que se lancer dans la préparation du repas du soir l'aiderait à se distraire.

Armé d'une lame excessivement large et tranchante, il s'appliqua à découper les légumes en brunoise avec l'égale rigueur qu'il observait en toutes choses. Mais bien vite, il se laissa rattraper par ses basses considérations.

« Est-ce qu'elle aime les carottes ? Est-ce qu'elle va accepter de manger sans faire d'histoire ? Et si non, est-ce que Cheng parviendra mieux que moi à la convaincre ? »

Que ce soit sous couvert de jalousie, d'inquiétude ou d'exaspération, Lily ne voulait pas lui sortir de la tête. Il aurait adoré pouvoir s'aérer l'esprit et quitter cet appartement, mais sa mission le lui interdisait. Lui aussi se retrouvait prisonnier, obligé de veiller sur une femme qu'il aurait préféré fuir à tout prix...

- Li-Bai, tu nous fais quoi là ? demanda soudain Guo en désignant la planche à découper où s'amoncelait une brunoise qui ressemblait davantage à de la bouillie.

Le jeune officier ne répondit pas et se contenta de lancer un regard dépité à son ouvrage.

Il avait tant haché les pauvres carottes que les menus morceaux écrabouillés avaient rendu la moitié de leur jus. Se pinçant l'arrête du nez devant cette montagne orange et à moitié exsangue, il lança le tout dans une énorme casserole avec un fond d'eau et une pointe de cumin.

Ce soir au menu, il y aurait de la purée de carottes à volonté. Et il espérait que la douceur et le sucre des légumes dissimuleraient toute l'aigreur qu'il avait involontairement ajoutée à sa recette. 



Notes :

Le saviez-vous ? En Chine, l'expression "chi cu " ou "boire du vinaigre"  s'utilise régulièrement pour dire d'une personne qu'elle est jalouse. 

Ainsi, "cu tan zi " signifie litéralement "jarre à vinaigre" et désigne une personne de nature jalouse. 

Cela viendrait d'une vieille légende où la première femme d'un important dignitaire aurait voulu empêcher à tout prix qu'il ne prenne une seconde femme. L'empereur informé de l'affaire aurait testé les sentiments de la femme en la mettant au défit de boire un verre de poison pour prouver sa détermination. Préférant mourir que de partager son mari, elle bu le verre, qui était en vérité rempli de vinaigre. (du coup l'empereur se rangera de son côté et interdira le second marriage pour récompenser la dévotion de cette femme jalouse ^^) Et voilà comment serait née l'expression :)

Sinon c'était un chapitre assez tranquille, mais j'espère quand même qu'il vous aura plu ^^

Prenez bien soin de vous ! <3


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