L'empreinte de la lune

“Sylvie est morte”, se disait Bernard. Pendant toutes ses journées, il n’arrêtait pas de repasser le même film dans sa tête et toujours la même question : « Comment ? » Après tout, le corps de sa femme n’avait jamais été retrouvé. Il fallait qu’il se fasse à cette idée même si il ne savait pas dans quelles circonstances elle était morte.

Bernard Mosselet était un homme calme, un canadien qui travaillait dans une papeterie à quelques mètres de chez lui. Un coin paumé où seules les vaches qui paissaient dans les prés pouvaient le distraire pendant ses pauses. Les évènements qui l’avaient bousculé durant de longues années n’avaient pas eu un effet positif sur son travail, si bien qu’il passait ses journées à réfléchir, à moitié endormi à cause des nuits blanches qu’il passait depuis la mort de sa femme.

-   Désolé Ben, il est 12h30, il faut que tu reprennes le travail.

Celui qui venait de lui adresser la parole était l’un de ses plus proches amis, un jeunot qui passait son temps à courir après les filles. Il s’appelait David et ne savait jamais appeler Bernard par son prénom. Pour faire plus sympa, il l’appelait Ben.
David était toujours motivé. Il était parfois mauvais envers les autres mais il avait le don de remonter le moral à Bernard.

- Ok, je viens. Bernard avait répondu avec un sentiment de désespoir. Il posa sa tasse de café sur son bureau et croisa le regard de son interlocuteur.

- Qu’est-ce qui se passe ? C’est  Sylvie, demanda David.

Bernard ne répondit pas. Il est vrai que ça faisait trois jours que Sylvie n’était plus là, trois jours que la police cherchait en vain après son corps et ne le retrouvait pas…

Les jours passaient tellement vite que Bernard ne s’en rendait même pas compte. Et chaque fois que l’on prononçait le nom de sa femme, il sentait venir des larmes, mais il se retenait, il devait être fort. Il allait faire quelque chose pour retrouver le corps de Sylvie puisque la police ne prenait pas cette affaire au sérieux. Il irait de lui-même.

Il était presque 17h00 quand Bernard eut fini son service. Il raccompagna David jusqu’à chez lui. Chaque fois qu’il avait fini son boulot, Bernard passait à la librairie afin de voir dans le journal si les recherches concernant la mort de sa femme avaient été fructueuses. Mais il ne trouvait rien d’autre que des articles sur des attentats en Libye ou en Yougoslavie.

La petite sonnette retentit quand il ouvrit la porte de la librairie de Monsieur Hartman.

- Bonjour monsieur Mosselet ! Comme d’habitude je suppose ?, demanda le caissier.

- Oui Henry. Je te prends le journal.

Henry partit chercher le journal dans le rayon. Il revint avec un exemplaire tout neuf de « L’heure des News ».

- Voilà mon gars, ça fera 1euro50 s’il te plait, dit le caissier.

Après avoir payé, Bernard remonta chez lui. Il vivait dans un chalet près d’une forêt, Sylvie adorait cette maison. Il l’avait construite pour elle avant leur mariage. Jamais il ne quitterait le domicile conjugal. Quant à la forêt, il n’y avait jamais mis les pieds. Car celle-ci dégageait quelque chose d’anormal, si inhabituel que Bernard en avait peur. Il avait la frousse d’aller là-dedans en ayant un pressentiment de ne jamais en revenir.

Sylvie allait pourtant souvent dans cette forêt, et jamais il ne l’avait accompagnée, ne serait ce que pour faire une balade entre amoureux.

- Je n’aime pas cette forêt, disait-il.
- Pourquoi as-tu construit notre maison ici alors ? , disait Sylvie en rigolant.
- Parce que je savais que tu adorais cet endroit et je l’ai construite pour toi, comme cadeau de mariage.

Bernard avait encore plus peur maintenant depuis la mort de sa femme. Mais il sentait en lui qu’il devait y aller, pour découvrir quelque chose d’important au sujet de la mort de Sylvie. Il pensait que son corps se trouvait là-dedans, dans cette obscurité sans fin. Quand irait-il pour en avoir le cœur net ? Probablement jamais, car Bernard ne voyait que l’enfer dans cette forêt. Et il n’y mettrait jamais les pieds…

Le lendemain, un soleil de braise se levait sur l’horizon. Après s’être lavé et avoir déjeuné, Bernard descendit la ruelle du chalet pour se retrouver comme tous les matins, devant la forêt qu’il redoutait tant.

Une brise épaisse s’échappait d’entre les arbres, des sapins aux épines plus noires que les ténèbres. De jour en jour, la forêt paraissait s’assombrir et toujours il y avait cette odeur de charogne qui s’en échappait. Une odeur de mort…
Bernard fut parcouru de sueurs froides tandis qu’il descendait la Rue des Bois pour se rendre dans le village.

La place du marché était déserte ce jour là, pas un rat ni un chat ne passait pour aller fouiller les poubelles. Les stands de marchandises étaient vidés eux aussi, éparpillés comme si une tornade avait tout emporté. La librairie de Monsieur Hartman était close, lui qui ne fermait pourtant  jamais le dimanche. Bernard continua son chemin. Il vit quelque chose qui s’agitait devant une boutique, probablement une foule de gens qui se demandaient ce qui se passait, comme lui.

Il avait vu juste. Devant la charcuterie de Monsieur Eden, une foule de gens attendait en file devant la porte de la boucherie. Ils avaient tous des yeux de déterrés comme s’ ils n’avaient pas dormi de la nuit. Leur regard était tellement bizarre que quand on les regardait, on était pris de malaise et on était cloué sur place. En tout cas, c’est ce qu’avait ressenti Bernard.
Il décida de questionner quelques personnes qui attendaient devant la boucherie, il n’était pas normal à cette heure de la journée de voir autant de monde devant chez Mr Eden. Bernard arriva près d’une jeune femme blonde et blanche de peau. Elle aussi, comme toutes les autres personnes dans la file, avait des yeux à faire peur. Elle regardait son interlocuteur comme si il venait de descendre d’une soucoupe volante.

-  Excusez-moi, que se passe-t- il ici ? , lui dit Bernard.

- Faites la queue, répondit la femme.

-  Pourquoi les autres magasins sont-ils fermés ? , reprit Bernard.

-  Faites la queue ! , répondit encore une fois la femme en haussant la voix.

-  Mais pourquoi ne me répondez-vous pas ? 

Un cri déchirant retentit dans la foule, la jeune femme venait de s’accroupir par terre et cramponnait son ventre avec sa main. Un appel parvint de l’autre côté de la foule.
David surgit aux cotés de son ami, il était le seul, parmi tous les autres, à ne pas avoir ces yeux là.

-  Ben, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? On dirait que tu as vu un fantôme ! , dit David.

Bernard vit avec soulagement que la jeune blonde s’était relevée, mais lui faillit tomber à la renverse quand son regard croisa celui de son meilleur ami.

- Tu es sûr que ça va ? , reprit David en le tenant par les épaules.

Ben ne répondit pas, il n’était même pas sûr qu’il devait répondre : Il avait une envie terrifiante de décamper de cet endroit malfamé. De plus il n’était même pas sûr que ce fût David qui se trouvait en face de lui.

- Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi y a t-il autant de monde devant la boucherie de Mr Eden ? , dit-il après avoir repris ses esprits.

- Oui je sais, c’est inhabituel et ça fait depuis six heure du matin que ça dure. C’est ça qui m’a réveillé, j’ai été voir à la fenêtre pour me rendre compte de ce qui se passait et je t’ai vu devant cette femme. J’ai cru que tu allais encore avoir des problèmes alors j’ai accouru.

- Ca fout les boules tout ça…, répondit Bernard.

- Tu l’as dit Ben, mais je crois qu’il ne faut pas s’inquiéter pour ça, il y a sûrement des promotions chez Eden et tu sais comment les gens sont…

David raccompagna son ami jusqu’à chez lui. Bernard revoyait sans cesse le regard glaçant de la jeune femme sur la place, il entendait encore son cri déchirant.

Le lendemain, Bernard n’alla pas travailler, il avait trop à faire, il comptait enquêter sur la mort de Sylvie. Mais quelque chose de nouveau s’était emparé de lui, quelque chose d’inhabituel…

- Il faut racheter de la viande, je n’en ai plus,  se disait Bernard.

Ce matin brumeux, où la lumière du soleil n’arrivait pas à percer à travers les nuages épais, Bernard se rendit dans le village, et cette fois, pas une seule personne n’attendait devant chez Mr Eden. Parfait. Il pourrait se servir le premier.
Mais une fois arrivé devant la vitrine, celle-ci était dévalisée. Partout, à l’intérieur des doubles vitrages, on pouvait voir les étagères renversées par terre, des caisses où autrefois étaient empilées des délicieuses tranches de jambon, gisaient sur le sol tacheté de graisse. Les crochets qui servaient à pendre les saucissons étaient cassés en deux. Bernard devait manger, son ventre criait famine. Il devait se nourrir. Il entra dans la boucherie.

Une odeur de viande pourrie flottait dans l’air, des taches de sang maculaient le carrelage blanc. Bernard fouilla partout en vain à la recherche de nourriture comme un loup affamé. La porte de l’atelier était ouverte, Bernard allait sûrement trouver quelque chose là-dedans. Il pénétra à l’intérieur de la pièce et là, il vit le corps sans vie de Mr Eden. Il gisait mort sur sa table de travail encore vêtu de son tablier recouvert de sang. Bernard était horrifié de ce spectacle ; le ventre de la victime avait été mangé et sa tête avait été scalpée au niveau des yeux. Mais il avait enfin trouvé à manger. C’est alors qu’il se jeta sur le cadavre et une envie lui prit de le dévorer. Mais il se ressaisit et sortit en silence de la boucherie sans demander son reste.

Bernard ne se souvenait même plus de ce qu’il avait failli faire et pourtant il avait presque agi comme un psychopathe. Si cette force en lui n’avait pas réagi, il aurait sûrement dévoré Eden. Un soleil éclatant s’était maintenant levé sur l’horizon, éclairant le village de sa lueur vive.

David n’allait pas tarder à le rechercher parce qu’il n’était pas venu au travail.
Mais Bernard voulait d’abord enquêter sur la mort de Sylvie. Comme il l’avait pensé, David était là et le cherchait. Il l’attrapa par les épaules et lui dit :

-  Ben, mais qu’est-ce que tu fabriques ? Le patron veut te voir immédiatement dans son bureau ! 

- Pour quoi faire ? J’ai bien trop à faire comme ça. Tiens, en plus, tu sais la nouvelle ? Eden est mort.
 
Bernard avait prononcé ces derniers mots avec une froideur inhabituelle, presque inquiétante. Il n’était plus le même. David l’avait remarqué.

-  Eden ? De la boucherie ? Comment tu le sais ? , reprit David.

- Il a été mangé par quelque chose, je l’ai vu dans son atelier. Quelque chose l’a bouffé… 

-  Quoi ?.  Ben n’avait pas du tout l’habitude de parler comme ça pensait David. Ca ne lui ressemblait pas.

- Tu n’es pas dans ton état normal Ben, je crois que tu ne vas pas aller travailler aujourd’hui, tu as surtout besoin de te reposer.

Les deux amis remontèrent la Rue des Bois jusqu’au chalet. En passant devant la forêt, Bernard fut parcouru de sueurs froides.

Une nuit blanche s’annonçait pour lui, il le savait mais il ignorait  pourquoi.

Lui et David discutèrent longtemps de leur journée, c’est vers sept heure et demie que David redescendit chez lui. Bernard était seul. Et bientôt, le ciel se teinta d’une obscurité infinie… Et il vit quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant, devant lui, se dressait une lune gigantesque. Elle était blanche d’écume et un halo rougeâtre couleur du sang s’enroulait autour d’elle. C’était la plus belle lune que Bernard n’avait jamais vue.

Plusieurs cris affamés retentirent dans la ville. Parmi ceux-ci, s’ajouta celui de Bernard. Il criait de toutes ses forces, il ne savait plus résister. Il répondait à l’appel de ses semblables.

C’est alors qu’il aperçut une ombre furtive se glisser derrière un buisson puis descendre la Rue des bois.

Il ne sait pas pourquoi, mais c’était plus fort que lui, il voulait suivre cette ombre car il avait de nouveau faim…

L’ombre était en fait une jeune biche qui s’était égarée de la forêt. Presque à pas de loup, Bernard la suivit avec discrétion. Une force maléfique s’était presque emparée de lui, c’était comme si il n’avait plus de contrôle sur son corps. De la bave écumante s’échappait de ses lèvres, ses yeux sortaient presque de ses orbites et des poils poussant sur ses membres lui arrachaient un cri lorsque qu’il courait.

La biche venait d’accélérer le pas, elle se dirigeait vers la forêt…  Il accéléra la cadence et suivit le cervidé qui semblait à présent avoir remarqué sa présence dans la pénombre de la forêt de la Rue des Bois. Pour la première fois de sa vie, Bernard se trouvait dans la forêt. La peur avait disparu mais l’odeur de charogne empestait encore plus que d’habitude.

La jeune biche s’était arrêtée dans une clairière, Bernard n’attendit pas une seconde et bondit sur le malheureux animal. Un délicieux goût de sang emplit la gorge de Bernard, et il hurla pour annoncer sa victoire et pour saluer la lune qui brillait encore plus fort dans le ciel.

Les os de la biche craquaient sous ses puissantes mâchoires, sa peau fût bientôt déchiquetée en morceaux. Sachant que Bernard avait des ennuis, David l’avait suivi car il voulait savoir ce qui était arrivé à son meilleur ami.

Il observait son ami dévorer la bête sans défense, il avait l’impression que ce n’était plus lui, qu’avait-il pu arriver à Bernard pour qu’il réagisse de cette façon ?
De son côté, Bernard continua son chemin repus. David le suivait à toute allure sans savoir si un jour il arriverait à ses fins et parviendrait à le rattraper.

Son ami était comme hors de lui car une seule chose intéressait Bernard à présent, retrouver sa femme.

Seule la lune éclairait le chemin sinueux tapi de fougères et de mousse humide, il savait qu’elle se trouvait là-dedans, il en avait presque la certitude. La lumière de la lune perçait à travers les arbres épineux.

Partout, Bernard sentait que ses congénères l’accompagnaient, leurs yeux luisaient dans la pénombre angoissante de la forêt. Quand enfin, Bernard se retrouva devant une souche d’arbre qui semblait être creusée comme si elle formait un terrier. Bernard avait compris, c’était une tanière de loups qui se trouvait devant lui. Cette souche d’arbre était habitée par des créatures ayant l’appétit aussi féroce que lui.  C’était eux sa famille. La famille qui lui restait.

Un marécage qui se trouvait devant la tanière empêchait Bernard d’aller plus loin, il était pourtant sûr d’être tout près du but. Sylvie était tout près.

Il s’approcha de la mare verdâtre et regarda.  Un visage angélique lui apparut à la surface de l’eau, un visage cireux aux lèvres pulpeuses et aux cheveux bruns ondulant comme des cascades.
Sylvie.
C’était elle, elle se trouvait enfin devant lui.

-  Ben. Qu’est-ce qui t’es arrivé ? , dit soudain la voix de David qui venait d’apparaître derrière lui.

Plus de Sylvie.
Bernard avait-il simplement rêvé ? Il ne ressentait plus le goût du sang en lui, il ne tremblait plus, les poils sur ses mains étaient partis…

-  Je l’ai retrouvée, dit Bernard à son ami.
-  Je ne vois personne. Ce que je sais, c’est que tu es devenu fou ! , répondit  David.
- Je suis sûr de l’avoir vue !

David hésita un moment, avait-il réellement vu son ami dévorer cette biche ? Est-ce Bernard qui avait commis cet acte terrible ? Peut-être était-ce lui qui avait perdu la tête, après tout ;  il nous arrive de voir n’importe quoi pendant une nuit de pleine lune…

Bernard ne semblait d’ailleurs pas réagir et il finit par se demander s’il était devenu cinglé ou si ce n’était qu’un mauvais rêve d’où il allait bientôt se réveiller.

Bernard se retourna et regarda encore une dernière fois la mare alors qu’une lune rouge sang se dessinait dans la voie lactée…

FIN

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top