Les lamentations d'Icare

La vie n'était qu'une succession d'injustices. A bien y regarder, le bonheur, le malheur, le désir, la haine, tous les sentiments qui construisent la vie sont éphémères. Alors, à quoi peut-elle bien servir ? Si un être aussi pur que Lucas Duchamps avait pu être tenté par des solutions draconiennes, telles que le suicide, c'est que la vie n'avait aucun sens. Pourquoi devaient-ils vivre dans l'incertitude et l'angoisse constante de ne plus avoir d'avenir, tandis que d'autres se pavanaient dans l'or, les rires et les mondanités ? Pourquoi l'univers n'aidait-il jamais ces brebis égarées ? Pourquoi le défunt avait-il eu à souffrir la quasi-totalité de son existence ?

Parmi l'assistance, seuls Kai et les parents étaient au courant de la véritable cause du trépas de Lucas. Lentement, comme un pantin désarticulé, le bleuté se leva et traversa la rangée, en évitant soigneusement les paires de jambes, puis remonta l'allée centrale jusqu'à prendre la place de Raphaël. Celui-ci l'enlaça sauvagement, attendant une sorte de réconfort dans cette étreinte. Il rejoignit son siège, près des parents de l'argenté, et patienta pour qu'il parle.

- C-C'est..., toussota-t-il, apaisant peu à peu ses sanglots. C'-C'est faux... Lucas ne m'aimait pas. Il ne m'aimait pas du tout !

Raphaël se redressa brusquement, faisant sursauter les personnes autour de lui. Plus loin, Antoine bondit de surprise, Henri et Liam le dévisageaient et l'assistance se retrouvait perdue. Ils ne savaient plus quoi croire. Le noiraud voulut intervenir, car Lucas avait défendu sa vie jusqu'au bout, mais il avait négligé la partie concernant l'amour. Et il souhaitait rendre hommage à son secret qui devait paraître à la surface. Cependant, Kai le fit taire, en s'expliquant d'un ton plus assuré et de sa voix la plus grave, brisée.

- Comment aurait-il pu m'aimer ?! Je ne suis rien, qu'un type qui boit et se drogue parfois, qui se rend dans la même boîte de nuit horrible pour assouvir des pulsions. Un type que Lucas ne méritait pas... Je suis ravi qu'il m'ait toujours repoussé. Je m'en serais voulu pour le restant de mes jours, s'il avait terminé son existence au bras de quelqu'un comme moi.

Henri, en tant que bon psychiatre, comprenait son point de vue, bien qu'il ne le partage pas. Selon Kai, il n'était qu'un paria de la société, un être qui ne devait pas obtenir le bonheur, puisqu'il était destiné à souffrir. Seulement, il n'avait pas constaté l'essentiel, ce qui changeait toute la vision des événements. Certes, au départ, personne n'aurait parié sur ce couple, mais, en réalité, Lucas avait redonné une volonté d'agir en bien à Kai et Kai avait offert une volonté de survivre, de s'accrocher à son existence douloureuse à Lucas.

- Les piliers, murmura Raphaël, vers qui les regards se dirigèrent, vous étiez les piliers l'un de l'autre... Tu as été tout ce que je n'ai jamais réussi à être... Pour preuve, réponds-moi sincèrement. Est-ce que tu l'aimes ? Là, maintenant, dans l'immédiat, est-ce que tu l'aimes ?

Les cinq amis se fichaient complètement de l'assistance. Ils s'enfermaient dans leur monde. Raphaël ne suivait plus qu'un objectif : démontrer l'affection réciproque que Kai et Lucas se portaient, attester de la brutale joie de vivre que l'argenté avait éprouvé au moins une fois. Liam voyait bien que le benjamin tremblait, et il aurait aimé le calmer, mais Kai s'apprêta à répondre. Tous les yeux pivotèrent derechef sur le bleuté.

- Je-Je l'ignore.

- Est-ce que tu te souviens du jour de notre rencontre, et plus particulièrement du moment où tu as été irrépressiblement attiré par lui ? Est-ce que tu le désirais, comme tu ne t'en serais jamais senti capable ? Est-ce que tu pouvais détacher tes yeux de lui ? N'était-ce pas toi qui appelais en premier pour le retrouver ? Qui voulais systématiquement que l'on vienne à ton magasin de musique, dès que nous avions une pause ? Ton but principal, n'était-il pas de le rendre heureux quoi qu'il t'en coûte ? Est-ce que, malgré la souffrance atrocement dévorante de sa perte, tu regrettes une seule seconde ? Ose me dire que votre amour n'était finalement pas réciproque ! Ce serait le pire mensonge que tu puisses déblatérer.

- Le bar de Liam, un des soirs les plus éprouvants pour moi, je ne souhaitais que me vider la tête. J'ai bu, inlassablement, et dès que j'ai croisé son regard, ainsi que son aura de danseur sublime, il m'a semblé redevenir sobre. Je-J-Je..., s'esclaffa furtivement Kai, je lui ai sauté dessus. Et ce fut une de mes nuits favorites. Je n'ai jamais compris comment un tel ange pouvait danser au milieu des démons. Je sais désormais pourquoi,...car il était un ange déchu... Je le désirais, lui, son corps, son cœur, son âme, son être entier... Il s'imposait comme ma nouvelle planète, celle sur laquelle je devais me reposer, en laquelle je devais donner ma confiance... C'est vrai, je le confesse, je vous contactais le premier. Concédez-moi, qu'il était tout bonnement impossible de rester loin de cette créature paradisiaque... En toute honnêteté, Raphaël, je ne te prêtais aucune attention. Que tu viennes ou non, je ne l'aurais pas remarqué... Tout ce qui m'importait, c'était sa présence à mes côtés. Ses petits doigts osseux qui glissaient sur les blanches et les noires, son sourire quand il se trompait et que je le charriais...

Kai soupira, vacillant. Il descendit les quelques marches menant à l'autel et se rapprocha du cercueil. La sœur et les parents recommençaient à pleurer bruyamment. Ils ne se rendaient compte que maintenant de l'immense amour que leur fils partageait avec ce jeune homme qui se rabaissait, mais qui se dévoilait extrêmement précieux. Raphaël se rasseyait doucement au fur et à mesure des réponses du bleuté. Ce dernier posa brusquement sa main sur le cercueil et certains hoquetèrent de surprise face à ce geste bestial.

- Sous aucun prétexte, même si je venais à mourir tant la peine me comprime, je ne regretterais aucune mince seconde. Ma vie avec lui fut bien trop riche et belle pour que j'en oublie quelque passage. Je veux que, dans cinquante ans, vieillard, je me souvienne de tout. Parce qu'il le vaut largement ! Il vaut toute la douleur !... Je ne le voulais pas pour moi, je n'essayais pas de le faire tomber amoureux, ni de le séduire ; je n'aspirais qu'à lui rendre son sourire... Au final, j'aime Lucas Duchamps, et je me lamenterai sur ses souvenirs pour l'éternité.

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