Le bon jour

Qui étions-nous devenus ? Cinq ans pratiquement étaient passés, six années depuis notre rencontre ; un an de parfait bonheur, aucune ligne à changer ; cinquante-six mois environ de terrible malheur, de nuits à songer à nos jours ensemble, de multitudes d'échecs endurés. Qui étions-nous désormais, alors que nous remontions enfin la pente ? Une pente longue et hargneuse, qui parfois nous faisait retomber à zéro, mais un chemin nécessaire pour retrouver peut-être les personnes que nous étions. Pour sûr, nous ne serons jamais plus ceux que nous fûmes autrefois. Pour sûr, nous ne pourrons nous convertir en des êtres inédits. Pour sûr, nous demeurerons pour l'éternité similairement contraire à notre passé. Qui étions-nous ? Les porteurs d'un lourd passé qui ne nous quittait plus, ou les esclaves de ces maussades histoires. Ces désastres ne vivaient plus avec nous, mais nous existions pour eux. Parce que, sans nos souvenirs, quelle que soit la douleur engendrée, nous devions exhiber nos mésaventures, nous devions endosser le rôle difficile de témoins, raconter nos récits pénibles. Qui étions-nous ? Ceux qui survivaient, pour justement ne plus vivre. Nous ne nous différencions pas réellement de Lola Duchamps, à vrai dire ; elle nous ressemblait beaucoup. Tous, nous n'aimions plus la vie, mais nous le faisions croire ; nous ne craignions pas la mort qui nous appelait, qui nous intimait de baisser les bras, mais nous la refusions ; nous tenions debout par devoir.

Henri Buffaut garait sa voiture difficilement, exécutant un créneau serré qui le fit angoisser quelque peu. Ses mains tremblaient, ses jambes ne possédaient plus de forces stables. Il salivait énormément, et déglutissait donc régulièrement. Il ne parvenait pas à se concentrer correctement et manqua d'encastrer sa belle automobile sur une colonne derrière lui. Il aurait préféré ne pas stationner ici, mais, ayant effectué plusieurs fois le tour du quartier, il avait dû se résigner. Cependant, il devait se l'avouer, son problème de parking n'impactait en rien son humeur.

En effet, le brun croulait déjà sous une pression qui ne le réjouissait pas du tout. Pour la première fois de sa carrière de psychiatre, son supérieur l'envoyait réaliser une expérience au choix, afin d'enrichir ses connaissances et soumettre ses capacités à rude épreuve. Il devait gérer soit un groupe de prisonnier, soit un groupe de patients en hôpital psychiatrique. Deux établissements qui se trouvaient non loin d'Avignon. Pendant un long moment, il avait hésité, mais avait finalement choisi l'hôpital. Apparemment, celui-ci ne contenait pas des patients trop extravagants, ou trop dangereux, alors que la prison cachait des cas spéciaux. Et puis, il s'y sentirait plus à l'aise probablement. Il s'entendrait sûrement mieux avec des personnes dites folles, qu'avec des meurtriers ou des délinquants.

Il respira profondément dans l'optique de calmer son palpitant prêt à rompre sous la nervosité. Ou était-ce plutôt une excitation agitée, qui s'accroissait au fil des secondes. Henri ne connaissait pas cette situation et il n'appréciait pas l'inconnu. Par contre, il accueillait volontiers les centaures qui dansaient dans son ventre et le vent qui soufflait dans son esprit. En d'autres termes, il se moquait de lui-même de ressentir une telle gêne, ou timidité, à l'idée de découvrir ce qui lui était étranger. Les symptômes du mystère lui plaisaient, mais pas le mystère en soi. Paradoxal. L'inconnu le stimulait, le poussait à se dépasser, mais l'effrayait.

Chassant cette pensée, il sortit de sa voiture et rejoignit, presque en sautillant, l'intérieur du bâtiment. Un établissement vraisemblablement sympathique à vue d'œil, aux couleurs de la nature. Un endroit qui avait même reçu la célèbre Camille Claudel, à laquelle Henri était particulièrement attaché. Il pourrait réciter sa biographie par cœur. Malgré son enthousiasme, il se réfréna, cessa de sauter dans tous les sens comme un enfant dans un parc d'attractions, il revêtit son costume d'homme sérieux et professionnel.

À l'accueil, il se présenta et se réjouit du fait que sa venue était très attendue. Son supérieur aurait répandu de belles et élogieuses paroles à son sujet. Ravi au possible, et regonflé dans son orgueil, le trentenaire se laissa guider jusqu'à une pièce de taille moyenne, contenant des sièges disposés en cercle. Un aménagement sobre, que l'on retrouvait régulièrement, qui permettait une vision d'ensemble sur les personnes présentes. Henri s'assit dans le fond et patienta sagement.

Quelques secondes passèrent, durant lesquelles il fixa le plafond, avant que six hommes et deux femmes entrent. Une quinzaine de tabourets, pour seulement neuf individus. Il les observa prendre place et remarqua avec amusement qu'ils s'installaient au plus loin de lui. Et qu'ils essayaient de se distancer les uns des autres. Ils se regardaient méchamment si l'un s'approchait trop. Il nota mentalement une irritation commune pour ce qui concernait les contacts sociaux-relationnels.

- Nous avons proposé à plusieurs patients de venir à cette séance collective, même s'ils refusaient d'y participer, informa une infirmière. Nous pensions qu'ils accepteraient, mais pratiquement personne ne souhaite y assister.

Henri excusa la femme de la décision générale des patients et l'invita à partir, afin qu'il puisse immédiatement commencer son petit tour de passe-passe habituel. Il utilisait toujours une méthode identique que celle de ses débuts, puisqu'elle fonctionnait très bien. Tellement bien qu'elle lui paraissait être de la magie.

- Bonjour à tous. Laissez-moi me présenter ! s'exclama-t-il d'un ton gai et élancé, en espérant motiver la troupe en face de lui. Je me prénomme Henri Buffaut, mais appelez-moi Henri, ou Docteur Henri, à votre guise. Je suis psychiatre depuis quelques petites années maintenant et je suis enchanté de pouvoir vous rencontrer aujourd'hui ! Je suggère que vous nous disiez vos noms et le pourquoi vous êtes ici, à tour de rôle.

Mais, sa tirade coula dans les eaux les plus profondes. Il crut s'enterrer profondément de son plein gré, quand il perçut les regards médusés de ces personnes qui avaient toutes le nez baissé et les bras croisés. Les deux femmes le scrutaient d'une aura mauvaise, et les hommes lui riaient clairement à la figure. L'un d'entre eux néanmoins paraissait désolé de cette ignorance. Henri se racla la gorge et tenta un changement de méthodes, mais son élan fut coupé par un des patients.

- Ne trouvez-vous pas que c'est un bon jour pour mourir, Docteur Henri ? questionna celui qui lui accordait une certaine attention, se rongeant les ongles convulsivement.

- Les fleurs fleurissent progressivement, le soleil nous salue de très haut, et de sa lumière la plus rassurante nous réchauffe. Les arbres arborent de jolies teintes...

- Et on a mangé des éclairs au chocolat ce midi ! brailla une des deux femmes, qui semblait adopter un comportement infantile - Henri se doutait désormais du pourquoi elle se trouvait là -. On ne nous donne pas souvent de dessert, et ils sont mauvais. Tout à l'heure, c'était bon.

Tous acquiescèrent à cette intervention et celui qui dépeignait l'agréable paysage de ce mois de printemps roula des yeux, ayant l'air exténué des sottises de ses camarades. Le psychiatre aurait adoré savoir la raison de sa présence dans cet hôpital, car il paraissait totalement normal. Normal, dans le sens où il ne pouvait déterminer ses pathologies mentales. Ils exécutaient tous des manies, des tics qui l'aiguillaient. Cet homme, quant à lui, n'en détenait aucun. Parfaitement apaisé.

Cependant, Henri n'avait retenu que la première question posée. Le menaçaient-ils ? Évoquaient-ils sa propre mort ? Il retint un rictus ironique. Le brun avait choisi l'hôpital, afin de ne pas avoir à s'occuper de criminels, et le voilà qui essuyait une menace de mort. Mais, il ne trouvait pas cela logique. Pourquoi voudraient-ils l'effrayer, ou le tuer ? Peut-être devait-il passer un genre de test, pour obtenir leur approbation... Ou alors, ils ne pensaient pas à la même mort.

- Contredisez-moi si je me trompe, mais est-ce que vous envisagez votre mort, à vous ? Envisagez-vous une sorte de suicide collectif ? questionna-t-il - à leur regard, il comprit la véracité de ses propos -. Parce que, si vos pensées vont ainsi et que vous passiez à l'acte, vous commettriez une grave erreur, Messieurs et Mesdames.

- Ah oui ? s'enquit le patient-intrus, tel était son nouveau surnom. Nous avons tout prévu et vous ne pourrez pas nous en empêcher, Docteur Henri.

Henri s'inquiétait vraiment pour ces personnes. D'abord, il crut à un bluffe. Son supérieur l'avait mis en garde contre certains cas qui tentaient d'apitoyer le psychiatre pour qu'il les aide à prouver un état mental stable. Seulement, il aperçut la manie que dissimulait l'homme. Ses yeux se décoraient d'un éclat de pure souffrance. Un dépressif, ou possiblement pire. Un suicidaire, qui aurait entraîné les autres dans son tourbillon. Le trentenaire comprit premièrement qu'ils ne plaisantaient pas et deuxièmement qu'ils ne cherchaient pas à l'attendrir.

Ils se querellèrent silencieusement, en chiens de faïence, essayant de faire tomber l'autre. Les patients admiraient la scène, clairement étonnés. Ce psychiatre, qu'ils ne connaissaient ni d'Adam, ni d'Eve, s'intéressait suffisamment à eux pour devenir anxieux. Tout comme Henri percevait la vérité dans leurs mots, ils ressentaient l'honnête angoisse qu'il éprouvait pour ces stigmatisés. Et, chacun d'entre eux le remerciait intérieurement. Quelqu'un, enfin, était sensible à leur détresse.

- C'est un beau jour, accorda finalement Henri. Un trop beau jour pour quitter cette terre... Je sais que vous vivez dans la douleur, dans la solitude, ici, que vous ignorez comment faire pour en échapper, car - pour la plupart - vous n'êtes même pas conscients de vos maladies. Et je sais qu'on vous gave de médicaments qui vous atomisent les neurones, puis on vous laisse sortir en présumant que vous serez aptes à reprendre une vie décente. Seulement, je suis convaincu que ces médicaments ne vous feront que plus chuter. Vous avez besoin d'un traitement spécialisé et personnalisé à base de...

- Psychanalyse, devina aisément le patient-intrus.

- Exactement ! Il faut vous comprendre. Pourquoi vivez-vous avec vos maladies au quotidien ? Remonter à la source du problème et vous apprendre à accepter et cohabiter avec vos démons. Puis, dans la mesure du possible, les éradiquer définitivement.

Chacun des patients approuva ces paroles pleines de sens, bien qu'ils n'aient pour la plupart pas suivi la conversation. Seul son interlocuteur savait à quel point ses mots pouvaient faire mal. Mal, parce qu'ils étaient purement vrais et logiques, mais que ses idées ne seront point prises en compte. D'une part, car il manquait de médecins compétents pour effectuer ce travail méthodique ; d'autre part, car, même si ces psychiatres existaient, ils ne voudraient pas réaliser cette basse besogne ; et enfin, parce que le monde s'en fichait royalement des gens comme eux, il les marginalisait. Pourquoi les aiderait-il ?

- Vous avez raison, Docteur Henri... C'est un trop beau jour pour mourir. Qu'en dites-vous, vous autres ? Profitons encore un peu de ce printemps. 

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