Chapitre XIII
L'accent rocailleux et les propos grivois auraient dû me décourager. Au contraire, ils me galvanisèrent. Mon érection retrouva de la vigueur à l'entrée de la grotte ombreuse où coulait une source inépuisable. Violet guida mes mouvements, tantôt les ralentissant, tantôt les accélérant. Dans la pièce à côté, les chuchotements continuaient. Les ressorts du sommier rythmèrent ma montée vers l'orgasme. Le ventre de Violet se tendait, ses reins se cambraient ; son corps entier venait à ma rencontre. Je ne sais si elle jouit, mais elle se crispa soudain et lâcha des « Oh ! Oh ! Oui » de nature à accréditer cette thèse. Je me libérai à mon tour, dans une déflagration d'une violence inouïe. Le feu d'artifice avait duré à peine quelques secondes. Après quoi, je m'affalai, pantelant, sur ma partenaire. Une tristesse incompréhensible m'envahissait. Était-ce parce que Violet ne m'était rien ? Ou pour une tout autre raison ? Je m'interdis de penser à Rosalind. Susciter son image quand je venais de forniquer avec une autre me semblait un sacrilège. Vaincu par l'ivresse et le plaisir amoureux, je m'assoupis, la tête entre les seins de Violet. Ce fut elle qui me réveilla en me secouant. Il faisait encore nuit, mais le rectangle de la fenêtre commençait à se découper.
— Désolée de te mettre dehors. Mistress Trent se lève à six heures et il est cinq heures moins le quart. J'ai déjà eu assez de mal à dénicher cette turne.
Je n'avais pas imaginé ainsi l'aube suivant ma première nuit d'amour. N'aurait-elle pas dû être empreinte de romantisme, d'une communion des corps et des esprits ? J'entendais d'ici les sarcasmes de Ronald. Mon pauvre Walt, tu es un indécrottable sentimental.
— Bien sûr, dis-je, m'extrayant des draps tièdes. Je ne veux pas te causer de souci.
— C'est gentil. En général, les autres font un foin de tous les diables.
Cette allusion à mes prédécesseurs me chiffonna. Que Violet menât une vie libre, soit ! De là à évoquer ses amants sans complexe... je récupérai ma chemise et mon pantalon, roulée en boule au pied du lit et me rhabillai en hâte.
— Tu reviendras, dis ? insista Violet en se frottant à moi. Je te montrerai des trucs.
— Je ne sais pas...peut-être.
Le désir de me baigner à nouveau dans ses profondeurs ruisselantes et celui de fuir à tout jamais cette chambre sordide se disputaient en moi. Je m'acheminai vers la porte quand Violet me happa par la manche.
— Et mon petit cadeau ? demanda-t-elle avec une dureté qui contrastait avec ses cajoleries précédentes.
La fouille de ma poche de veste ramena une poignée de shillings. Suffisant, apparemment, car Violet me lâcha et retourna paisiblement se coucher.
Dans le cab qui nous ramenait à Harrow, Ronald et moi restâmes silencieux dans un premier temps. Le quartier s'animait : charrettes des livreurs de lait, ouvriers sur le chemin du travail, fêtards de retour de goguette. À l'Est, le ciel d'un gris sombre se teintait de rose. Je me sentais las et vaseux. Ronald aussi semblait épuisé. Sa tête oscillait de droite à gauche, tel un métronome. Nous abordions Piccadilly lorsqu'il émergea de sa somnolence.
— Alors, dit-il, tu as enfin sauté le pas ?
C'était davantage une constatation qu'une question. Je répondis, d'un ton faussement blasé :
— Oui, il fallait bien que ça arrive un jour, je suppose.
— Quel enthousiasme ! s'exclama-t-il, railleur. Ça valait le coup, non ?
— C'était...incroyable, mais un peu trop mécanique à mon goût. Violet ne m'a même pas embrassé, tu te rends compte ?
Ronald me gratifia d'une tape énergique dans le dos.
— Sacré Walt ! Tu es bien exigeant. La tendresse et les sentiments ne se trouvent pas chez ce genre de femme.
— Et chez d'autres ? fis-je en me rencognant sur la banquette.
— Tu veux parler de celles de notre monde ? Les jeunes filles sont inaccessibles, mais des femmes malheureuses en ménage pourraient le cas échéant coucher avec un jeune homme un peu persuasif. Tiens, Rosalind Davis, enchaîna-t-il négligemment.
La moutarde me monta au nez, comme le jour où il avait suggéré que la nudité siérait à Rosalind :
— Ne recommence pas avec ça ! grondai-je.
— D'accord. Reconnais-le, elle n'a pas l'air épanouie. Si elle n'était pas ta tante, je tenterais ma chance.
Je haussai les épaules avec irritation et répliquai :
— Elle t'enverrait paître.
— Ça te plairait bien, hein ? Rassure-toi, je plaisantais.
Il continua à parler femmes, sans plus évoquer Rosalind. Je l'écoutai d'une oreille distraite. Ses propos précédents me trottaient dans la tête et me poursuivirent jusque dans mon lit étroit d'étudiant. Mes pensées me ramenèrent des années plus tôt, dans un petit salon où une blonde créature se laissait embrasser passionnément. Rosalind Davis ferait-elle l'amour avec moi si j'arrivais à la persuader ? Je m'endormis sur cette hypothèse un tantinet irréaliste.
J'eus bientôt la confirmation que Ronald avait une idée derrière la tête ce matin-là. À l'entendre, il avait noué une liaison avec l'épouse insatisfaite d'un politicien. Comment s'étaient-ils connus ? Mystère. Pour une fois, il se montra avare de confidences. Tu comprends, elle a une réputation à défendre, plaida-t-il. Ils se retrouvaient dans l'un de ces hôtels accueillants aux idylles adultères où la discrétion était de mise. J'enviais mon ami d'avoir, à dix-neuf ans, conquis une si belle prise. Moi-même en étais réduit à des étreintes tarifées avec Violet ou d'autres. Néanmoins, j'acquis grâce à elles une assurance nouvelle. Mon embarras et mes rougeurs face aux créatures de sexe féminin disparurent. J'osai les détailler, leur sourire, répondre à leurs œillades. Je n'avais pas l'aplomb de Ronald, mais je faisais des progrès.
Je passai encore un an à Harrow, duquel je sortis avec le titre de bachelor. Ronald, lui, avait intégré Oxford et se destinait au Barreau. Entre les cours de droit et le sport, il retrouvait sa maîtresse mariée. Je n'eus jamais l'occasion de la voir, leurs rencontres se déroulant dans le plus grand secret.
Une fois mon diplôme en poche, j'avais le choix entre poursuivre des études supérieures ou chercher un travail. Je penchais pour cette dernière option, soutenu par Ronald. « Je te verrais bien dans le journalisme », disait-il. Moi aussi, je m'y voyais. Restait à convaincre mon grand-père. Lorsque je lui annonçai ma décision, Murray Davis s'emporta :
— Un travail ! Foutaises ! Personne n'embauchera un blanc-bec de dix-neuf ans.
Le temps avait fini par faire son œuvre sur lui. Sa haute taille s'était courbée, et même s'il me dominait de quelques pouces, je pouvais le regarder sans lever la tête.
— Et vous, à quel âge avez-vous commencé ? questionnai-je, soutenant son regard.
Mon audace le surprit, mais ne le désarçonna pas :
— Il n'est pas question de moi, répondit-il, dédaigneux. C'était une autre époque, d'autres circonstances. Dieu merci, j'ai gagné de quoi envoyer ma descendance dans les meilleurs établissements.
— Et si elle ne le veut pas ?
Une lueur de colère s'alluma dans ses yeux froids. Sa main droite se leva, comme pour me gifler, puis, après un visible effort pour se maîtriser, retomba. J'avais eu le temps de voir les veines saillant sous la peau blême, les taches brunes de vieillesse.
— Je déteste qu'on me tienne tête, cracha Murray Davis ; surtout un rejeton de bohémien. J'aurais dû te laisser là où tu étais.
Je retins la réplique insolente que j'avais sur le bout de la langue.
— Je pourrais me laver les mains de ton sort, poursuivit-il, mais je vais te donner une chance. Une grève a éclaté dans l'une de mes filatures : une de plus. Depuis que le Labour est au Parlement et a fait voter ses lois scélérates, les ouvriers réclament sans arrêt des hausses de salaire. Je peux accorder deux pour cent, à la rigueur; pas un shilling de plus. Hormis cette exigence, tu as carte blanche pour négocier avec le syndicat. Bien entendu, ton oncle t'accompagnera pour veiller au grain.
Sa proposition me laissa incrédule. Était-ce un piège destiné à prouver mon incompétence ? Ou alors, la volonté de contrecarrer James ? Impossible de se prononcer. Le visage de Murray Davis demeurait d'une impassibilité de marbre.
— Êtes-vous sûr de vouloir me confier cette mission ?
— Oui. Après tout, ces fabriques reviendront à toi et à Bruce à ma mort, sans compter l'enfant de Marjorie, si c'est un garçon.
Ainsi, Marjorie était enceinte. L'événement me touchait peu, sauf par rapport à Heather qui devait être folle de joie.
Par la vitre ouverte du train, la première vision que j'eus de Manchester fut les hautes cheminées en brique dominant le paysage. Une épaisse fumée malodorante s'en échappait et formait au-dessus de la ville un énorme nuage qui éteignait le bleu du ciel. James n'avait pas desserré les lèvres depuis Victoria Station. Manifestement, ma compagnie lui était à peine supportable. Me détestait-il à cause de mon père ou craignait-il de me voir l'évincer ? Peu importait la raison, je lui vouais une antipathie égale. Celle-ci était tempérée par le désir de relever le défi lancé par Murray Davis. Il grommela entre ses dents :
— Je me demande pourquoi mon père t'a demandé de conduire la négociation. D'habitude, c'est toujours moi.
Il me jeta un regard de biais et haussa les épaules.
— Un caprice de vieille personne, ajouta-t-il. Ça ne rime à rien puisque tu n'es pas appelé à diriger ses affaires.
Je ravalai le « qu'en savez-vous ? » sur le point de jaillir. Ce n'était pas le moment d'entrer en conflit ouvert avec mon oncle. James ne m'adressa plus la parole jusqu'au moment où le train s'immobilisa. Il se leva, enfonça son haut de forme sur sa tête et quitta le compartiment sans plus se soucier de moi. Je m'attachai à ses pas, tâchant de ne pas le perdre de vue dans la vapeur qui enveloppait le quai. Au sortir de la gare, il héla un cab et y monta. Il m'aurait claqué la portière au nez si je n'avais bondi sur le marchepied avec une souplesse qui lui faisait défaut. À l'inverse de son père, il s'était empâté avec l'âge et sa redingote le serrait aux entournures.
Après avoir laissé derrière nous la ville à l'atmosphère empuantie, la voiture longea un canal. L'eau, rougie par les colorants, paraissait charrier du sang. Des bâtiments à plusieurs étages se dressaient sur les rives. Là, quinze mille ouvriers travaillaient pour mon grand-père, dont cinq mille dans la fabrique concernée, la seule à ne pas cracher ses vapeurs de fumée. James fit signe au cocher de s'arrêter près de celle-là. Des grilles, présentement fermées, par où les charrettes et les ouvriers devaient entrer et sortir, donnaient accès à une cour rectangulaire. Mon oncle sonna à la loge du gardien, située juste à côté. Aussitôt, l'homme accourut et multiplia les courbettes à notre endroit. Le portail s'ouvrit tout grand pour nous laisser passer. Des hommes arrivés derrière nous en profitèrent pour se faufiler à notre suite. Sans tenir compte de leur présence, James s'avança d'un pas résolu vers le bureau qui occupait l'un des côtés de la cour, l'autre étant réservé à des bâtiments aux nombreuses fenêtres. « Les ateliers », signala-t-il du bout des lèvres. Un silence impressionnant y régnait, en opposition avec le vacarme incessant provenant des filatures proches. Le groupe entré sur nos talons, nous dépassa et nous barra le chemin : en tout, une dizaine d'hommes. L'aspect de l'un d'eux me frappa. Bien que vêtu comme les autres d'une blouse et d'un pantalon de toile, il en imposait par son allure, son port de tête, ni humble, ni arrogant et par son regard d'un bleu pénétrant. Il s'adressa à mon oncle sur un ton qui frisait l'irrespect :
— Vous apportez de bonnes nouvelles, j'espère, Mr Davis. Cette fois, nous ne nous contenterons pas d'un pour cent d'augmentation comme il y a six ans.
Les traits de James se convulsèrent de colère.
— Il le faudra bien, dit-il. Soit vous reprenez le travail à mes conditions, soit je renvoie tout le monde et j'embauche de la main-d'œuvre extérieure.
Était-ce ce que mon grand-père appelait négocier ? Ou James brandissait-il cette menace de son propre chef ? En tout cas, il manquait singulièrement de diplomatie. Rien de tel que des menaces pour braquer un être de la trempe de ce Paxton. D'ailleurs, ce dernier réagit en conséquence:
— Des Irlandais ou des Ecossais? Je vous préviens, les gars n'aimeront pas. D'ici à ce qu'ils fassent un mauvais sort aux nouveaux arrivants et endommagent le matériel...
— Et vous les y inciteriez avec plaisir, n'est-ce pas?
Mon oncle était hors de lui en dépit de visibles efforts pour se maîtriser. Pour moi, le moment était peut-être venu d'intervenir :
— Ne peut-on pas trouver un compromis? suggérai-je. En tout cas, la question mérite d'être discutée.
James me gratifia d'un regard furibond. L'homme sembla s'apercevoir enfin de ma présence. Ses yeux bleus se posèrent sur moi, interrogateurs.
— Qui est ce jeune homme ? demanda-t-il. Un Davis, je présume.
— Mon neveu. N'y faites pas attention, Paxton ! Il ne connaît rien à notre problème.
— Pas sûr, lança le nommé Paxton avec un sourire moqueur.
J'aimai sa réplique. Cet homme me plaisait. Ou plutôt, sa façon de tenir tête à James me plaisait. Une horrible grimace tordit la bouche de mon oncle. Il m'empoigna par l'épaule et écartant Paxton, me poussa devant lui. Au moment de franchir la porte du bureau, j'osai me retourner. Paxton était toujours là, casquette vissée sur la tête, les mains dans les poches, le sourire aux lèvres. Dans ses vêtements de travail, il ressemblait à un prince déguisé. Les autres, découragés sans doute, avaient quitté la place.
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