Le Prix de la vie

Il avait passé trois heures à faire semblant de boire un café dans un restaurant miteux, l'œil fixé à une ruelle. Victime de sa prodigieuse mémoire, Michel en avait vite appris tous les dégoutants détails. Les déchets, les rats, la faune nocturne des mortels qui traînait. Ceux qui étaient encore dehors à cette heure tardive devaient avoir une bonne raison. Un commerce illicite, à n'en pas douter. L'apocalypse avait eu cet avantage de laisser bien des maisons abandonnées, de sorte que les SDF avaient tous au moins un toit, quelque part.

Le type de la table d'à côté ne cessait pas de le dévisager à la dérobée. Il avait les poings épais, la vingtaine tout au plus ; son survêtement sport semblait neuf. Probablement un souteneur. Les prostituées assez hardies arpentaient le trottoir ; métier dangereux. Pour qu'il le fixe ainsi, le gars devait soupçonner Michel d'être un des Élus. Il aurait suffi à Michel de lui lancer un regard assez appuyé pour que toute la troupe détale. Au lieu de cela, il vouta les épaules, garda sa tasse de liquide tiède plus longtemps à ses lèvres, respira bruyamment. Surtout, ne pas troubler le ballet habituel de ce coin mal famé.

Aucune trace de l'homme qu'il était venu trouver, mais l'esprit avait frappé. Le gibier de Michel était méfiant ; il ne dormait jamais deux fois de suite au même endroit, confiant au hasard le choix de son gîte. Prévoir ses mouvements était impossible, à moins de pouvoir compter sur la complicité d'un de ses proches...

Enfin, une silhouette, fine et grêle, se découpa sur le gris sale d'un mur. Michel sentit une main froide passer sur la sienne, un contact surnaturel qui l'engourdit un peu. Il adressa un signe de tête à l'esprit invisible et déposa la tasse sur la table. L'homme entra dans un immeuble ancien, bâti sans doute brique sur brique. Une habitation qui avait dû avoir un certain chic, à une époque, mais que le manque de soin avait réduite à l'état de ruine. Michel compta jusqu'à dix, puis ferma les yeux et se concentra sur sa proie.

Greenberg venait de demander l'ascenseur. Michel sortit et se dirigea sans précipitation vers l'immeuble. Il traversa la rue, ignorant les offres marmonnées de quelques corps et de quelques grammes. Il tira vers lui la porte, constata qu'elle était verrouillée, attendit. Bientôt, la serrure cliqueta. C'était un exploit pour un si jeune fantôme.

Greenberg devait être dans l'ascenseur maintenant. Michel prit à droite l'escalier et commença à monter.

Il suivit, au son, la progression de l'ascenseur. Presque vide à cette heure tardive, il ne s'arrêta à aucun étage. Les pas effrénés de Grandbois résonnaient comme un roulement de tambour.

Il rejoignit Greenberg au moment où celui-ci venait à bout de sa serrure. Le vieillard lançait autour de lui des regards inquiets, habité par une agitation qui était sans doute devenue pour lui une seconde nature. Comment pouvait-il vivre dans cette crainte perpétuelle ?

« Monsieur Greenberg ? »

Greenberg sursauta et détailla Michel des pieds à la tête. Il chercha d'une main tremblante ses lunettes au fond de la poche de sa chemise usée. Michel pouvait être impressionnant, avec sa haute stature, sa lourde canne à tête de loup, ses cheveux longs, ses yeux qui semblaient vous fouiller l'âme, son visage imberbe, ses épaules solides, sa forme massive dans un écrin de velours sombre.

« Michel Grandbois ? »

Michel avança, surpris. « Vous me connaissez ?

— Pourquoi en doutez-vous ? Ho ! Je comprends... »

Greenberg en avait trop dit. Et, sans s'en rendre compte, il venait peut-être de sauver sa vie.

« Me laisserez-vous entrer ?

— Pourquoi ? Pour que vous... »

Greenberg tremblait si fort que Michel redoutait de le voir s'effondrer. Il ne doutait plus de son destin. Comment Michel aurait-il pu le rassurer ?

« Je vous en prie, entrons. »

Greenberg réussit finalement son tour de clef et ouvrit sa porte.

L'intérieur de son appartement sentait la geôle et la fumée. Grâce à l'éclairage blafard qui venait de la fenêtre, Michel reconnut tout l'attirail du parfait spirite, tout l'équipement dont lui-même s'entourait. Encens, mortier, photographies de défunts. Juste à côté d'un réfrigérateur vétuste, il y avait un grand classeur noir en acier massif, qui devait bien peser aussi lourd que l'électroménager.

« Asseyez-vous. »

Greenberg tira vers lui une chaise de bois vermoulu et obéit. Il tendit la main vers une bouteille, puis retint son geste. « Me permettrez-vous de boire un verre ? »

Michel acquiesça en s'installant face à lui.

« C'est un scotch de l'île de Skye. Tourbé à fond. Ça vous réveille un mort. »

Greenberg ricana à son propre humour noir.

« Vous vous attendiez à quelqu'un d'autre, monsieur Greenberg ?

— Je ne pensais pas que ce serait vous. C'est de Larochelle qui vous envoie ?

— On ne peut rien vous cacher.

— Il ferait mieux de prendre garde. J'ai pris mes précautions.

— Oui, je sais. Maître Aaron Pocock, votre avocat. Je lui ai rendu visite à plusieurs reprises, ces derniers temps.

— Ho ! »

Greenberg s'accorda une gorgée, histoire d'accuser le coup. « Je n'aurais jamais pensé qu'il me trahirait. Ça m'apprendra à croire à la probité humaine. Combien lui avez-vous donné ?

— Quelque chose que les Élus ne veulent pas donner aux juifs : leur sang et ses bienfaits. »

Greenberg hocha la tête. « Alors c'est la fin. Le bout de la route.

— Pas nécessairement. Comment m'avez-vous reconnu ?

— Vous saviez que j'espionnais votre peuple, non ?

— Oui, mais je n'arrive pas à croire que je suis si important, au sein de ce peuple, pour que vous vous intéressiez tant à moi. Et, à force de vous chasser, de vous chercher partout, j'ai appris à quel point vous êtes un homme prudent. Trop prudent pour envoyer des espions jusque sous le nez des Bergers.

— Ho ! Les Bergers ! Dites-moi, si vous êtes les Bergers, qu'est-ce que cela fait de nous ?

— Enfin, je vois une petite corde rouge qui sort de vous. C'est la corde de sang qui lie le maître à son familier. Vous servez un vampire, et je crois savoir lequel. »

Greenberg se redressa. « Qu'est-ce que vous avez à m'offrir ? Vous me laisseriez en vie ?

— Je ne suis pas certain que ce serait vous rendre service. Votre espion vous a parlé de ce qui est arrivé à Maxime ? »

Greenberg haussa les épaules. « Il est mort. Enfin... Il a été détruit, pour être plus juste.

— Et de quelle manière ?

— Est-ce si important ?

— J'y étais. Si je ne termine pas le travail, quelqu'un d'autre viendra, et il sera moins commode.

— Alors tout ce que vous avez à m'offrir, c'est une mort rapide ? Il faudra faire mieux que ça.

— Qu'avez-vous à céder en échange ? Votre maître vous a lié par le sang, alors vous ne pourrez sans doute pas parler beaucoup. Vos esprits, par contre... Vos esclaves. Tous ces fantômes que vous avez trompés. Vous leur avez promis de prendre soin de leurs proches, de les venger, de les guider vers le repos... Ils vous haïssent et, rien que pour ça, ils me raconteront tout ce qu'ils ont vu ces derniers mois.

— Vous n'apprendrez pas grand-chose.

— Ce que je devrais faire, c'est de vous agripper par une cheville et de vous traîner jusqu'en bas. Je vous jetterais dans une voiture et nous irions rencontrer les spécialistes de mon ordre. Vous connaissez l'Ordre de saint Pierre, n'est-ce pas ? Eux, ils vous soutireraient la moindre information, j'en suis certain.

— D'accord, ça suffit. »

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