ILLUSION 10 - LA HAINE
Des années plus tôt. Loin, très loin du présent.
CLARENCE
Listi entra.
Sa démarche lente me donnait envie de la secouer. À la dérobée, je lui jetais un regard par-dessus la lunette. Elle triturait ses mains, je faisais semblant de ne pas prêter attention à son arrivée.
— Naïo, ma sœur...
Naïo traitresse. Ton honneur sali répand la puanteur de ta lâcheté dans mon laboratoire. Ne reste pas longtemps. Bientôt, tu partiras chez les Hommes et tout sera différent. Ne m'inflige pas ta présence. Je ne veux pas te faire du mal.
— Qu'est-ce que tu veux, lâchai-je en maintenant mon œil collé sur l'appareil.
— J'ai préparé un pain de Goshi, je voulais t'en apporter une tranche...
Je soupirai, tâchant de faire la netteté sur la friture qui grisait l'image.
— J'aime pas le Goshi. Ça fait trente-deux ans que j'aime pas le Goshi. Et tu le sais. Alors qu'est-ce que tu veux ?
Elle émit un rire gêné, dans un souffle expiré. Ce rire qu'elle seule possédait. Silence. Le peu d'espace de stockage de son cerveau n'était pas de son fait. Si elle ne connaissait ni mes goûts ni les détails qui me composaient, ce n'était pas par négligence. Je ne faisais pas partie des maigres données qu'elle pouvait retenir.
Mais elle était là.
Et je devrais m'en contenter.
Froissement du tissu, témoin qu'elle continuait d'agiter sottement ses doigts. Cette manière qu'elle avait de se croire discrète... Véritable générateur de bruit parasite.
— Listi, s'il te plaît, repris-je d'une voix douce, est-ce que tu peux t'éloigner un peu ou arrêter de gigoter, j'ai du mal à me concentrer... D'accord ?
Sa tête toujours légèrement penchée se secoua dans un hochement. Elle cessa ses gesticulations, mais resta immobile.
— Tu as regardé les humains aujourd'hui ?
Lourdeur. Pression. Mon sternum écrasé. Déception ?
Sa question innocente intervint à l'exact moment où je calculais mentalement la formule complexe du grossissement de cette foutue machine. Agacement. Mais elle était là, et je devrais m'en contenter. Les réglages de l'imagerie attendraient...
— Non, pas encore. Il n'a pas dû se passer grand-chose de toute façon...
— Clarence ! s'offusqua-t-elle d'une petite voix ridicule. Ne dis pas ça enfin ! Ils sont aussi vivants que nous !
— Le Goshi aussi est vivant, pourtant tu en fais des gâteaux.
Hypocrite.
Tu as bien vite oublié Passendre. Tu joues les mères protectrices, puis tu la laisses dès que tu t'en lasses. Dès que ça devient plus intéressant ailleurs. Ça fait des jours qu'elle t'attend dans son caisson blanc.
Tu es là, mais pas pour elle.
Heureusement qu'elle n'a pas d'âme. Sinon elle souffrirait comme moi.
Tu es là, mais pas pour moi.
C'est eux que tu veux voir.
Eux, que tu admires.
Le poids grossit.
Je quittai la paillasse centrale pour découvrir l'écran. Aussitôt, elle se précipita à la table pour regarder s'endormir un de ces villages archaïques. Derrière les facettes numériques, une fillette riait en poursuivant une silhouette de son âge à travers la rue.
— Mais le Goshi ne nous ressemble pas, lui... murmura-t-elle tristement.
Je ricanai, désignant du menton un pouilleux qui balançait son urine sur le pavé.
— Parce que tu trouves qu'il nous ressemble, lui ? Ils vivent dans leurs excréments. La vie n'a aucune valeur pour eux. Ils s'entretuent, se torturent, se violent, se mentent... Tu sais que j'aime te provoquer, mais je te jure que tu ne ressembles pas à ces merdeux.
Percevant son mutisme, je la bousculai doucement du coude. Elle se retourna. Ses petits poings serrés. Son visage tendu. Puis explosa :
— Mépriser. C'est tout ce que tu sais faire ! T'es incapable d'aimer quoi que ce soit !
Vite. Son pas, je crois, n'avait jamais été aussi rapide.
Elle était partie.
Je me souviens être restée figée. Figée sous son accusation. Blessante. Ma sœur avait toujours été blessante. Rarement dans ses mots. Les mots, c'était trop pour elle. Mais souvent dans ses actes, stupides et puérils, mais pardonnables puisqu'ils naissaient de sa bêtise. Douce sottise.
Je me souviens que mon cœur avait battu fort et je m'étais demandé : suis-je apte à aimer ?
Puis, j'avais refermé l'écran, fouillé au fond de mes boîtes de pièces détachées et commencé à en construire un second. Plus petit. Transportable.
Transportable loin d'ici.
Pour toi. Parce que je t'aime, parce que je suis incapable d'allumer ton visage comme le font les humains, parce que je t'aime et que je veux que tu le saches.
Parce que ça me blesse chaque fois un peu plus quand tu viens me quémander un regard à ces créatures inconnues alors que tu ne m'en accordes pas un.
Parce que je t'aime et te déteste.
Parce que je ne veux pas être ce que tu vois en moi.
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