La Faute (2/2)
Les troupes de samouraïs, sabres au clair, se lancèrent sur l'ennemi. Dans le désordre de la mêlée, Wakatoshi ne put compter le nombre de leurs assaillants, mais ils lui semblèrent bien plus nombreux que la trentaine annoncée. Il abattait sa lame de toute part, tout en gardant un œil protecteur sur Kashiko. Le sourire aux lèvres, la daimyō des Ginkgo avançait avec hargne, tranchant tout ce qui passait à sa portée. Devant eux, Oojika ouvrait la voie, terrible et sanguinaire, hurlant comme un démon. Les bois de cerf de son casque, maculés de sang, se découpaient à la lumière des torches. Ils semblaient tous les deux droit sortis des Enfers.
A mesure qu'ils avançaient, il parut de plus en plus évident que le nombre de l'ennemi les dépassait de loin. Pourtant, les Ginkgo tenaient bon. Grâce au prodigieux travail de coordination des archers et le goulot d'étranglement créé par les deux chemins étroits où ils se battaient, les samouraïs du clan restaient debout envers et contre tout.
Les cadavres s'amoncelaient sous leurs pieds, toujours plus nombreux. Pourtant, il semblait que le nombre de rōnins arrivant à leur rencontre ne réduisait pas pour autant. Des corps criblés de flèches s'avançaient jusqu'à eux, titubant, lame levée dans l'espoir d'emmener au moins un samouraï avec lui dans l'au-delà, mais finissaient immanquablement fauchés par un combattant mieux armé et mieux entrainés. Dans le bois, des cris de terreur et de douleur s'élevaient pour mourir aussitôt. Quoi qu'il se passe entre ces troncs, aucun des rōnins qui étaient entrés dans le bosquet n'en ressortit.
Ittematsu, dont l'âge avait entamé l'endurance, se laissa distancer à mesure que les fronts avançaient sur les deux chemins. Il finit par laisser Wakatoshi seul à la protection de Kashiko. La tâche n'avait rien d'aisé. La daimyō des Ginkgo ne faisait que peu de cas de sa propre sécurité, elle ne se souciait pas de savoir si son yojimbo se trouvait derrière elle ou non. D'un coup de sabre, tandis que Wakatoshi peinait à la rattraper, elle trancha net un rōnin qui fondait sur elle. Un soupir de triomphe lui échappa tandis que la tête tombait sur le sol. Fut-ce cet instant de relâchement ou bien le noir de la nuit qui l'empêcha de voir l'autre homme, caché dans l'ombre du premier ?
Wakatoshi eut tout juste le temps de se jeter entre son seigneur et le rōnin qui, faux brandie, s'apprêtait à l'abattre. Il sentit la morsure du métal dans sa chair, suivie de la chaleur du sang qui s'écoulait sous son armure. La lame du kama s'était glissée sous la protection de son épaule. Le rōnin tenta de dégager son arme pour porter un autre coup, mais Wakatoshi la maintenait fermement. Le temps qu'il décide d'abandonner là son kama pour sauver sa vie, le katana du yojimbo lui traversait déjà le ventre. Une fois qu'il fut certain que son adversaire avait péri, Wakatoshi retira la lame dans un grognement. Le flot de sang s'intensifia. Il ne faudrait pas que le combat dure encore trop longtemps, mais laisser le kama en place aurait gêné ses mouvements plus qu'autre chose.
Kashiko se tenait toujours derrière lui. Quand Wakatoshi se tourna pour vérifier qu'elle allait bien, elle se contenta de hocher la tête et de repartir à l'assaut. Il la suivit tant bien que mal, rassuré. Rien n'aurait été pire que de laisser la daimyō essuyer une blessure.
L'avantage des Ginkgos s'affirmait à chaque nouveau rōnin abattu. La débâcle était telle qu'une poignée de lâches rebroussèrent chemin dès qu'ils aperçurent le champ de mort qui étalait à leurs pieds. Malheureusement pour eux, Oojika les rattrapa vite, imité par Tarō puis par le groupe des jeunes recrues, mené par Ichigo.
— Retournez en arrière ! hurla Oojika à ceux qui l'avaient rejoints.
D'un coup d'estoc, il acheva le rōnin qui gargouillait, écrasé sous son genou. Aucun des jeunes samouraïs ne lui obéirent, moins par esprit de défiance que parce que la peur les clouait sur place.
Wakatoshi lui aussi le ressentit. En l'espace d'un instant, l'air s'était refroidi et une présence invisible écrasait les collines. Elle s'insinua jusque dans ses os, le glaça au point qu'il eut l'impression que le sang ne s'écoulait plus de sa blessure et imposa dans son esprit une seule idée : celle de la Mort. La Mort avec un grand M, semblable à celle qui avait ravagé le clan huit ans auparavant. Il pensa aussitôt à Satori, resté seul dans sa maison vide. Et s'il lui était arrivé quelque chose ? Il devait rentrer au plus vite.
L'atmosphère funeste se dissipa aussi vite qu'elle s'était imposée. Quoi qui s'était manifesté, cela venait de partir. Il ne restait plus sur le chemin que les cadavres des rōnins. Quelques-uns d'entre eux avaient pu s'enfuir, mais il fut décidé que des samouraïs iraient les traquer plus tard. Ils n'étaient de toute façon plus assez nombreux pour causer du dégât. On termina d'achever les blessés puis les samouraïs repartirent en direction de Namidawan. Les corps resteraient là pour le moment, autant car ce serait plus pratique d'attendre le jour pour s'en occuper que parce personne ne voulait s'attarder sur place.
Du coin de l'œil, Wakatoshi vit Shinto se pencher sur un de leurs adversaires et récupérer son sabre. S'il avait été dans de meilleures dispositions, il lui aurait dit qu'il ne servait à rien de piller les cadavres et que, s'il voulait un nouveau sabre, il pouvait en trouver des bons marché à Mizu no Aware. Mais tout le sang qu'il avait perdu commençait à lui faire tourner la tête et il lui tardait de rentrer chez lui pour s'assurer que Satori allait bien et le rassurer. Il craignait toujours pour la vie de Wakatoshi, même quand il n'était envoyé qu'à quelques heures de marche pour une affaire routinière ; Wakatoshi n'osait même pas imaginer l'état dans lequel se trouvait l'adolescent, le sachant au cœur de la bataille.
Arrivés dans les domaines samouraïs, les blessés furent dirigés dans la maison des Tsukkikage, plus grande demeure du clan après celle de la daimyō, laissée vacante par l'absence de Ran et les samouraïs indemnes se séparèrent en deux groupes : les uns allaient chercher paysans et eta pour s'occuper des mal en point, et les autres sortaient déjà jarres de saké et instruments pour fêter la victoire.
Kashiko se joignit à ces derniers, récupérant au passage Ittematsu, qui lui emboita le pas. Wakatoshi, profitant de cette occasion, se dirigea d'un pas décidé vers chez lui. Il aurait tout le temps de soigner cette égratignure plus tard, il voulait d'abord s'assurer que Satori allait bien. C'était sans compter sur Tarō qui, le voyant partir, le retint par le bras, lui arrachant une grimace au passage.
— Allons, où vas-tu ? Viens au moins boire un coup !
Le jeune homme s'apprêtait à enchaîner mais il s'arrêta subitement et observa ses mains. Elles étaient couvertes du sang de Wakatoshi, qui avait coulé le long de l'armure.
— Tu es blessé...
— Ce n'est rien.
Aucun argument n'y fit. Tarō insista tant pour l'emmener au moins faire examiner et bander la plaie que Wakatoshi ne parvint pas à refuser. Il finit par se laisser convaincre : après tout, il inquiéterait plus Satori qu'autre chose, à rentrer dans cet état...
Tarō resta à ses côtés dans la maison des Tsukkikage. Il l'aida à retirer son armure et ne partit que quelques instants pour se purifier, au moment où il fut certain que l'on s'occupait de son ami. Le paysan qui l'examina, ce qu'ils avaient de plus près du médecin à Namidawan, déclara que la blessure n'était pas grave, même si elle saignait beaucoup. Il y appliqua un linge pour ralentir l'hémorragie et lui immobilisa le bras, lui indiquant qu'il devrait le garder dans cette position jusqu'à ce que la blessure se referme. Tarō revint à ce moment, et claqua des doigts pour interpeller un jeune paysan qui servait de l'eau et un peu de riz aux blessés.
— Eh toi ! Amène donc de quoi se restaurer au seigneur Wakatoshi !
Wakatoshi, même s'il avait à ce moment l'esprit tout à fait ailleurs, trouva la force de ricaner.
— Seigneur ? Comme tu y vas...
— Eh bien, tu es le chef de ta famille, non ?
— Sans doute.
Tu parles, quelle famille, songea-t-il. A trente ans, il n'avait pas encore le moindre enfant et, quand il songeait qu'il devrait épouser une femme s'il voulait un héritier, il n'était pas si pressé que cela. La seule compagnie qu'il désirait était celle de Satori et ce n'était pas comme s'ils pouvaient former un véritable couple tous les deux. Et aujourd'hui, à cause de lui, Satori s'était mis au devant de potentiels graves ennuis.
— Voici, Seigneur, dit le paysan en lui apportant son plateau. Natsuo a insisté pour vous donner une ration supplémentaire.
Wakatoshi tourna la tête. Dans la pièce voisine, affairé autour de plusieurs marmites, Natsuo veillait à la préparation des repas des samouraïs. Il ne semblait nullement gêné par sa cécité, et effectuait chaque geste avec une lenteur calculée, touchant chaque objet du bout des doigts avant de s'en saisir. Wakatoshi sentit son coeur se serrer. Le jeune homme ne s'en sortait finalement pas si mal, d'autant plus que son fils était né quelques mois auparavant, mais il ne put s'empêcher de penser que tous ceux qui l'approchaient finissaient par connaître le malheur. Peut-être serait-ce aussi le cas de Satori.
Manger lui fit du bien. Peu à peu, le monde cessa de tanguer autour de lui et il put se lever. Tarō protesta mais Wakatoshi répondit qu'il voulait aller se reposer chez lui, loin de la cacophonie de ce quartier médical de fortune. Il arriva à le faire céder en lui promettant qu'ils fêteraient la victoire tous les deux autour d'une coupelle de saké dès le lendemain. Le jeune Tenka insista tout de même pour l'accompagner jusque chez lui.
Dans les rues de Namidawan, la fête battait déjà son plein. Ichigo surgit devant eux, visiblement éméché et insista pour leur montrer sa nouvelle technique de battō, qui disait-il, lui avait permis de terrasser un rōnin deux fois plus grand que lui juste en dégainant. Wakatoshi l'ignora et continua sa route mais Tarō attendit un instant avant de le rejoindre, fasciné par le discours de l'adolescent. Sur la route, Wakatoshi croisa aussi Sumairu, qui tenait tendrement les cheveux de Makoto tandis qu'elle vidait le contenu de son estomac sur le bord d'un chemin. Manifestement, la jeune femme n'avait pas l'habitude des grosses doses d'alcool. Sumairu, lui, semblait bien se porter, mais le dos de sa main était barré d'une balafre noire, qu'il s'empressa de dissimuler. Les deux samouraïs s'adressèrent un signe de tête poli, mais rien de plus.
Wakatoshi reprit sa respiration avant d'entrer dans sa maison. Il s'efforça de masquer la douleur qui lui sciait le bras et d'afficher un air serein. Il savait que Satori ne serait pas dupe bien longtemps, mais il tenait tout de même à lui montrer son meilleur visage.
A l'intérieur, tout était silencieux. Seule la lumière de la Lune découpait grossièrement les formes des meubles. Le shoji qui donnait sur l'extérieur était grand ouvert. Au loin, une chouette hulula. Rien ne bougeait.
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