La Faute (1/2)

Seul dans le silence de sa demeure, Wakatoshi revêtait son armure. Le soir commençait à tomber à l'horizon, signe qu'il devait se presser et rejoindre les autres. Cette attaque inopinée ne l'inquiétait pas outre mesure. Cela faisait bien longtemps que rien d'intéressant ne s'était passé dans le clan. L'incartade avec les Tenka avait fait grand bruit, mais il n'y avait pas compris grand-chose, ce qui le laissait frustré et agacé. Dans une bataille, au moins, il n'y avait rien d'autre à prendre en compte que la victoire. Il n'avait même pas à penser à la stratégie à adopter : il se contentait d'obéir aux ordres et de protéger son seigneur. Simple comme bonjour.

Une fois équipé, il prit un instant pour respirer l'air frais du soir, debout sur la coursive qui donnait sur son jardin. Un rapide coup d'œil vers la droite ne lui fit voir que les branches fleuries du jardin de Yūtarō. Aucun ruban rouge ne flottait au vent. Sans doute Satori avait-il lui aussi été pris dans les préparatifs. À cette pensée, l'estomac de Wakatoshi se serra. Il lui était inconcevable de voir Satori se battre à ses côtés, lui si petit, si fragile, lui qui exécrait tant la violence. Il courrait droit à sa perte. Secouant la tête, il s'efforça de chasser ces idées incongrues. Même si Yūtarō voulait à tout prix faire de son fils un combattant digne de ce nom, il n'était pas inconscient au point de le mettre face à un tel danger. Satori devait simplement aider son père à se préparer, voilà tout.

Wakatoshi songea, tout chose, à cette coutume qui voulait que, de retour de bataille, les hommes encore vêtus de leur armure s'étendent dans le lit conjugal et laissent leur femme les chevaucher. Puisque son épouse n'était plus là pour le déranger, il pourrait inviter Satori à le rejoindre après le combat. La fête battrait sans nul doute son plein et personne ne remarquerait leur absence à tous les deux. Il inspira une dernière fois avant de partir.

Dans le silence du jour tombant, Wakatoshi entendit un sanglot. Il pensa d'abord qu'il avait rêvé, car personne ne se trouvait aux alentours. La seconde fois, il se dit qu'un drôle d'oiseau devait chantonner quelque part dans les buissons. Mais les gémissements continuaient et vite, Wakatoshi y reconnut la voix de Satori. Se précipitant dans le jardin, il appela le garçon par son nom, qui lui répondit d'une voix faible, tremblotante, qui provenait du buisson d'hibiscus.

Quand il écarta les branches, Wakatoshi dut réfréner un mouvement de recul. Satori se tenait recroquevillé, une expression terrifiée au visage, couvert de sang. Un torrent de larmes coulait sur ses joues, secouées de hoquet. Wakatoshi sentit son cœur se figer dans sa poitrine. Il tomba à genoux et commença à chercher frénétiquement l'origine de l'hémorragie.

— Où es-tu blessé ?

— Ce n'est pas mon sang... articula Satori entre deux sanglots.

Pleurant de plus belle, le garçon se jeta dans les bras de Wakatoshi, qui le serra contre lui. Au soulagement d'apprendre que Satori n'avait rien, succéda la terreur. Si ce sang n'était pas le sien, alors à qui appartenait-il ? Wakatoshi souleva Satori du sol et, après un rapide coup d'œil aux alentours pour s'assurer que personne ne les voyait, il l'emmena à l'intérieur de la maison. Ils entrèrent dans la salle d'eau et Wakatoshi débarrassa Satori de ses vêtements souillés. Le sang formait de grandes étendues rouge sur son corps blanc, le contraste arracha un frisson d'horreur à Wakatoshi. Puisant de l'eau dans le baquet, il lava son amant sans un mot. Il brûlait de savoir ce qui avait bien pu arriver pour qu'il se retrouve dans cet état, mais sa priorité était de le calmer et de le rassurer. À part une égratignure au genou et quelques rougeurs autour d'un poignet, il n'avait rien et à cet instant, rien d'autre ne comptait pour Wakatoshi. Une fois qu'il eut terminé, il se leva et tourna les talons pour sortir de la pièce. Il ne devait pas perdre de temps, on l'attendait pour se battre et, s'il traînait trop, son absence finirait forcément par être remarquée. Satori lui aussi bondit sur ses pieds et s'agrippa à l'armure de Wakatoshi.

— T'en va pas ! supplia-t-il, les yeux de nouveau plein de larmes.

— Je vais te chercher des vêtements propres, je n'en ai que pour quelques instants.

— Je viens avec toi.

Wakatoshi eut beau tenter de le convaincre de rester là, qu'il ne serait pas long, qu'il ne faudrait pas prendre froid, Satori refusait de le lâcher. Il finit par céder et le laissa le suivre jusque dans sa chambre, où il sortit d'un coffre une tenue qu'il avait achetée quelque temps auparavant, à Mizu no Aware et qu'il gardait en attendant de trouver le bon moment pour l'offrir à Satori. Dans n'importe quelle autre circonstances, il se serait émerveillé de la beauté de son amant et aurait passé des heures à lui dire combien la tenue lui seyait, combien le blanc et l'or du haori mettait en valeur ses cheveux de feu, combien le hakama soulignait la longueur de ses jambes. Mais l'heure n'était pas à ces considérations.

Une fois habillé, Satori contempla longuement ses mains désormais propres, et se remit à pleurer.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Wakatoshi, agenouillé devant lui. Tu veux bien me le dire maintenant ?

Un éclat de voix retentit au dehors, un homme en appelait un autre. Wakatoshi se figea et Satori, plus pâle que jamais, se mit à trembler. Il gardait le regard fixé sur la porte d'entrée, comme si quelqu'un pouvait surgir à tout instant. Une fois le silence revenu, comprenant que personne ne viendrait, Satori prit une grande inspiration secouée de hoquets.

— Je voulais te voir avant que tu partes ce soir, sanglota l'adolescent. J'étais en train d'accrocher mon ruban, mais mon père est sorti de la maison et il m'a vu. On s'est disputés et...

Le reste de sa phrase se perdit au milieu des larmes. Wakatoshi serra ses petites mains entre les siennes, embrassa ses doigts et lui chuchota des phrases rassurantes.

— J'ai attrapé son sabre, sans réfléchir. Je...j'ai cru qu'il allait me tuer. On va m'exécuter maintenant, c'est sûr et certain.

— Personne ne te punira pour t'être défendu.

— C'était mon père ! On apprendra pour nous et tout le monde dira que c'est toi qui m'a poussé à le faire. On va me tuer et on va te tuer toi aussi !

De nouveau, Satori se jeta sur Wakatoshi et enfouit son visage au creux de son cou.

— Personne ne nous fera de mal, tu as ma parole, chuchota Wakatoshi à son oreille. Pour l'instant, tu vas te reposer et moi, je vais aller défendre notre clan et notre seigneur. Et demain, nous expliquerons tout ce qui s'est passé et nous règlerons cette histoire dans le calme.

— Non, pitié, ne t'en vas pas ! Ne me laisse pas tout seul !

Wakatoshi voulut le rassurer de nouveau mais fut interrompu par trois grands coups frappés à la porte. La servante, qui se trouvait encore dans la maison, ne tarda pas à arriver. Agenouillée au bord du shoji, elle ne semblait pas étonnée de la présence de Satori, ni de la position compromettante dans laquelle se trouvaient les deux hommes et pour cause, ce n'était pas la première fois qu'elle les voyait ainsi, même depuis que Satori était devenu adulte. Elle n'en avait jamais rien dit, sans doute plus dans le but de conserver sa place que par dévotion à son maître. Après tout, qui engage un serviteur qui répète tout ce qui se passe derrière les portes closes ?

— Monsieur, l'otage Tenka est à la porte, il vient vous chercher pour monter dans les collines.

— Dis-lui que je le rejoins dans un instant.

La servante s'inclina et partit sans perdre de temps. Satori retenait toujours Wakatoshi, sanglotant. Il répétait en boucle des phrases insensées, et pleurait toujours plus à l'idée qu'on le punirait de son geste. De nouveau, Wakatoshi le serra contre lui. Son armure rendait l'opération difficile et plusieurs fois, il craignit de lui faire mal, mais jamais Satori ne s'en plaignit.

— Tu es le dernier fils de notre clan, dit Wakatoshi en caressant du bout du pouce la joue de Satori, tu es celui qui a survécu. Personne ne voudra s'en prendre à toi.

— Je sais que tu es sincère, mais tu te trompes.

Doucement, il le mena jusqu'à la chambre, où le lit avait déjà été préparé en prévision du retour de la bataille. Satori s'allongea, à contre-cœur. La panique qui le secouait semblait s'amenuiser.

— Repose-toi, ne pense plus à ce qui s'est passé. Ce soir, je vais servir notre seigneur de façon exemplaire et elle sera dans de meilleures dispositions pour être clémente.

— Tu me le promets ?

— Je te le jure.

Il embrassa le garçon sur le front et partit, priant pour que tout se passe bien. Il n'y avait aucune raison de penser que la punition serait sévère. Contrairement à ce que pensait Satori, Wakatoshi, lui, était persuadé que les membres du clan aimaient leur petit yokai, qu'il représentait l'avenir du clan et que personne ne lui en voudrait. Au pire, se disait-il, il s'accuserait du crime, il expliquerait que c'était lui qui avait abattu la lame sur le père de son amant. S'il fallait mentir pour protéger Satori, alors il le ferait sans hésitation et tant pis s'il devait y perdre sa tête. Plutôt mourir que de le voir souffrir.

— Ne laissez personne entrer ici en mon absence, ordonna-t-il à la servante, qui inclina la tête en réponse.

Tarō l'attendait devant la porte d'entrée, impatient de partir. Tout comme Wakatoshi, il trouvait qu'une bonne bataille ne pourrait que leur faire du bien. Le sabre finit par rouiller à rester au fourreau, disait Tarō et Wakatoshi était bien d'accord, même si, pour sa part, il avait toujours préféré se battre à mains nues.

— Tu en as mis du temps, le taquina Tarō quand Wakatoshi ferma la porte derrière lui. J'ai cru que je devrais partir sans toi.

— Je n'ai plus l'habitude de mettre mon armure, répondit Wakatoshi, laconique.

— Tu aurais dû me le dire, je serais venu t'aider.

Wakatoshi le remercia pour la forme, puis ils se dirigèrent vers les collines. Autour du grenier se massaient déjà les quelques samouraïs dont le clan disposait ainsi que d'une poignée d'ashigarus, qui étaient plus des paysans glorifiés qu'un véritable corps armé. On leur avait donné à tous l'ordre de rester dans la clairière et de garder leur formation en attendant l'arrivée de l'ennemi. Oojika, père d'Ichigo, adoubé général pour l'occasion, se tenait debout face à ses hommes, aux côtés de Kashiko le démon. Les bois de cerfs qui ornaient son casque se découpaient dans la pénombre du soir et lui donnaient à lui aussi l'air d'une créature surnaturelle. Ils formaient tous les deux un duo que l'on aurait dit fraîchement remonté des Enfers.

D'une voix forte et claire, Oojika énonça la marche à suivre. On forcerait les rōnins à emprunter les deux chemins qui encerclaient le bois puis les archers commenceraient à les arroser de flèches. Cette première salve passée, leur nombre réduit permettrait aux Ginkgo de passer à l'offensive au katana, en allant directement à leur rencontre. Un éclaireur viendrait les informer du moment où lancer l'attaque. Shinto et Sumairu, quant à eux, se posteraient dans le bois afin d'intercepter les rōnins qui tenteraient de s'y retrancher ; personne d'autre n'était autorisé à y pénétrer.

Wakatoshi, en tant que yojimbo, se trouverait aux côtés de Kashiko, avec comme mission première de la protéger. Il ne pouvait rêver mieux. S'il l'impressionnait, il monterait dans son estime et ce serait toujours cela de gagné pour plaider en la faveur de Satori. Tarō, puisqu'on n'avait pu lui trouver d'armure à sa taille et qu'il avait dû se contenter d'une cuirasse plus légère, se retrouva relégué un peu plus en arrière. En tant qu'otage, sa vie était précieuse ; il avait beau avoir insisté pour venir en aide au clan Ginkgo, il n'était pas question de le mettre en danger plus que de raison.

Alors que Wakatoshi prenait place auprès de sa daimyō, Oojika s'approcha de lui et posa sa main sur son épaule.

— As-tu croisé Yūtarō en venant ? Je ne le vois nulle part.

— Nous sommes partis tous les deux avec Tarō, nous n'avons vu personne d'autre.

Oojika grogna mais n'en demanda pas plus. Ils n'étaient pas encore au courant de sa mort, voilà qui était une bonne nouvelle. Si le corps n'était découvert qu'après la bataille, Satori pourrait toujours raconter qu'une bande de rōnins étaient passés par l'autre côté de la baie, profitant que Ginkgo soient occupés dans les hauteurs et que Yūtarō avait tenté de se défendre seul. Cela pourrait fonctionner, Satori était un bon menteur. D'un autre côté, être honnête dès le début pourrait aussi plaider en sa faveur. Wakatoshi prit sa tête entre ses mains. Quelle situation infernale !

— Tout va bien ? demanda Ittematsu, posté à côté de lui.

Pour toute réponse, il hocha la tête. Le vieux yojimbo, pensant sans doute qu'il s'inquiétait par rapport à la bataille, tenta de le rassurer. Certes, les Ginkgos étaient inférieurs en nombre, mais ils avaient l'avantage d'être entraînés, bien équipés et en pleine forme. Une fois le travail des archers accompli, éliminer le reste des rōnins ne serait qu'une formalité.

— Votre sérénité vous honore, Monsieur, dit Wakatoshi, pour qui la conversation avait au moins le mérite de changer les idées.

— Tu sais, à côté de Genpei, ce n'est qu'une escarmouche.

— Si vous le dites.

Tous les anciens du clan avaient à partager des souvenirs de Genpei. Wakatoshi n'avait pas participé à cette guerre qui, s'il en croyait les récits, avait été monumentale. Lui était trop jeune à l'époque pour qu'on l'y envoie. La Grande Île se trouvait à plus de deux mois de bateau de leur archipel, y voyager sous-entendait de laisser le clan pendant au moins la moitié d'une année, la décision ne se prenait pas à la légère. Aussi, une poignée de jeunes samouraïs, désireux de défendre leurs terres, avaient hérité de cette lourde tâche pendant que les seigneurs et leurs fidèles serviteurs partaient guerroyer. Wakatoshi en conservait toujours une certaine amertume : il n'avait pu représenter les Ginkgo sur la Grande Île, ni les défendre le soir de l'attaque. Finalement, il ne se trouvait jamais là où on avait besoin de lui.

Un lourd silence tomba dans les collines. Même les oiseaux s'étaient tus. On n'entendait plus rien, si bien que le pas de Jin, qui dévalait le chemin à toute vitesse, résonna aux oreilles de Wakatoshi comme celui d'un géant.

— Ils arrivent ! hurlait le gamin.

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