Huit ans plus tôt

Les pas de Ran claquaient dans la nuit sombre. Une chouette hululait non loin, seule compagne dans ce périple au clair de lune. La jeune femme s'inclina devant le torii puis, passant le portique, se dirigea vers le pavillon d'ablution. Elle posa sa lanterne à ses pieds et s'empara de la louche en bambou, avec laquelle elle puisa un peu d'eau claire. Constatant, amusée, que quelques feuilles d'érable avaient trouvé leur chemin jusque dans le bassin, elle se purifia la main gauche, puis la droite, et enfin se rinça la bouche avant de cracher l'eau dans le baquet prévu à cet effet.

Le sanctuaire se trouvait quelques marches plus haut, niché au creux d'un écrin d'arbres qui avaient pris les couleurs chaudes de ce début d'automne. Arrivé devant le bâtiment principal, Ran posa de nouveau sa lanterne et tira de sa ceinture deux pièces d'or reliées par un fil rouge qu'elle avait tressé avec soin. Elle jeta un œil nerveux aux alentours, comme si elle s'attendait à voir surgir à tout moment un visiteur importun. Bien sûr, elle ne vit personne. Rares étaient les membres du clan Ginkgo qui prenaient la peine de visiter le sanctuaire dans la journée, alors au milieu de la nuit... Le cœur battant, elle laissa tomber son offrande dans le tronc et se sentit bien ridicule de tant s'émouvoir de si peu.

C'était son amie Akiko qui lui avait parlé de ce rituel que, prétendait-elle, les femmes du clan se transmettaient de mères en filles. Au début, Ran n'avait pu s'empêcher de lever les yeux au ciel. Une escapade nocturne, deux pièces d'or et un fil rouge, c'était tout ce qu'il fallait pour un mariage heureux ? Et puis quoi, encore... Pourtant, Akiko avait insisté. Leurs mères l'avaient fait avant elles, et leurs grand-mères avant elles et leurs arrière-grand-mères avant elles. À l'entendre, on aurait cru que cette petite tradition remontait à des temps immémoriaux. Ran ne s'était pas privée de lui dire tout le bien qu'elle en pensait. Pourtant, elle était là, debout devant cette urne rouge, les deux mains jointes si fort qu'on aurait pu croire qu'elle essayait de les faire entrer l'une dans l'autre.

Le jour, le sanctuaire se trouvait sous la protection du Dieu Dragon, qui veille sur les océans. Il n'en fallait pas moins pour préserver la baie de Namidawan des colères de la mer. Cependant, une fois le soleil disparu sous l'horizon, c'était sa fille, Otohime, qui venait écouter les prières. Quand Ran avait enfin cédé, Akiko lui avait appris la formule : « Fille du dragon, femme du chasseur, mère du Soleil, Ô Otohime...

— ... qui veille sur les foyers, entends ma prière, bénis mon hyménée ; assure à ma lignée la prospérité et que mes os blanchissent auprès de ma moitié.

La voix de Ran résonnait dans le silence noir de la nuit, si bien qu'elle avait l'impression de hurler alors qu'elle chuchotait à peine. Elle fit tinter la cloche devant elle, frappa deux fois dans ses mains et se concentra sur son souhait. Sa fierté lui disait qu'elle n'avait pas besoin de tant de fioritures pour s'assurer un avenir radieux avec son promis. Elle connaissait Junzaburo aussi bien qu'elle se connaissait elle-même, voire plus. Il l'avait formée, fait d'elle la jeune femme qu'elle était. Même si on ne lui avait pas donné le choix de le prendre pour époux, elle savait que c'était un homme bien, le meilleur qu'elle puisse espérer, même. Le sang des Tsukikage se mêlerait à merveille au sien.

Ran resta longtemps debout devant l'urne qui venait d'engloutir son offrande, les yeux mi-clos, en méditation. Le début de l'automne était doux, juste assez frais pour la soulager du suffoquant été qui avait précédé. Elle profita de la caresse du vent sur sa peau, du regard bienveillant de la lune et du claquement sec du shishi-odoshi. C'était une belle nuit.

Une cloche retentit au loin, la sortant de sa transe. Son grondement grave semblait répondre au tintement cristallin du carillon du sanctuaire, qu'elle avait fait sonner quelques instants plus tôt. Alertée, elle chercha à voir, à travers les feuillages, ce qui se passait. Il arrivait parfois qu'une ferme brûle ou qu'une bête descendue des bois ravage les cultures ; on donnait ainsi l'alerte. Pourtant, quand elle vit le ciel teinté d'orange rendu opaque par la fumée, elle sut que c'était plus qu'un grenier qui se consumait. Elle n'eut pas le temps de comprendre ce qu'elle voyait que déjà ses jambes l'y entraînaient. D'ordinaire, une prière se terminait par un dernier salut, mais l'heure n'était plus à ce genre de considérations.

Jamais elle n'avait été témoin de pareil chaos. Le sang battant aux tempes et le souffle court, elle descendit à toute vitesse de son perchoir pour déboucher dans une bataille désordonnée et aveugle. À un cadavre tombé à ses pieds, elle ramassa le sabre qu'il n'avait pas eu le temps de dégainer. Dans la pénombre, elle ne put que supposer qu'il s'agissait d'un ennemi mais il aurait tout aussi bien pu être son propre frère.

Ran courut vers le brasier, sa lame devant elle. Ce n'était pas possible, ce n'était qu'un cauchemar. À la lumière des flammes, des silhouettes s'entretuaient comme dans un spectacle de marionnettes macabre. Elle abattit sans réfléchir un homme masqué vêtu de noir qui fondait sur elle. Son sang lui recouvrit le visage, tiède et poisseux. Elle s'apprêtait à en trancher un autre, mais il s'arrêta avant de l'atteindre et tomba dans un gargouillis. Celui qui venait de la sauver se dressa devant Ran. Il s'agissait de nul autre que Junzaburo, lui aussi haletant. Aux taches sombres qu'elle devinait sur son vêtement, il avait déjà affronté bon nombre d'assaillants.

— Viens, souffla-t-il entre deux respirations.

Sans lui laisser le temps de répondre, Junzaburo la saisit par le poignet et l'entraîna avec lui. Aveuglée par la confiance qu'elle lui portait, Ran se laissa faire, même en voyant qu'il la tirait loin des combats. Peut-être avait-on besoin d'eux ailleurs. Ils coururent longtemps, si longtemps que Ran crut que ses poumons allaient exploser. La fumée qu'elle avait inhalée sans le vouloir lui arrachait la gorge et la plia plusieurs fois dans une quinte de toux. Pourtant, Junzaburo lui laissait à peine le temps de reprendre son souffle qu'ils repartaient déjà. Où pouvait-il bien l'emmener ? Quand ils arrivèrent près des rizières, comme pour entrer dans le hameau où vivaient les paysans, elle remarqua l'un d'entre eux.

C'était un adolescent, qu'elle avait plusieurs fois aperçu sur son chemin sans lui prêter plus d'attention que ne le méritait un heimin. Il se tenait, sabre en main, devant un homme d'au moins deux fois sa taille. S'il n'était pas parti depuis si longtemps, Ran aurait pu jurer que c'était Wakatoshi qui faisait face à ce paysan. À sa posture hasardeuse et aux tremblements qui l'agitaient, le pauvre garçon n'avait aucune idée de ce qu'il faisait; sans doute même était-ce la première fois qu'il tenait un katana. Ce gamin n'avait aucune chance contre le colosse qui lui faisait face. Pourtant, il lui tenait tête, sans fuir, sans faillir. En cela, il faisait preuve de bien plus de bravoure que bon nombre de samouraïs.

Ran tira sur sa main pour se défaire de l'emprise de Junzaburo. Il fallait aider le heimin ou il se ferait massacrer ! Son promis ne l'avait pas lâchée depuis qu'ils avaient commencé à courir et lui lança un regard confus lorsqu'elle s'arrêta.

— On a pas le temps ! aboya-t-il quand il comprit ce qu'elle voulait faire. Si on ne fuit pas tout de suite, on...

Ran, qui le suivait toujours à petits pas, s'immobilisa. Elle ne sentait plus la chaleur des incendies, glacée de l'intérieur. Ils se dirigeaient depuis le début vers la sortie des terres du clan. Une larme coula sur la joue de la jeune femme. Elle aurait voulu haïr Junzaburo, pourtant, elle n'y parvenait pas. Ce n'était ni son promis ni son maître qui se tenait devant elle et l'enjoignait à se dépêcher ; c'était un parfait inconnu.

— Si tu veux t'en aller, va-t'en seul.

Le calme de sa voix la surprit, tant la panique l'étouffait. Junzaburo hésita, ouvrant plusieurs fois la bouche comme pour argumenter. Mais devant l'air impassible de sa fiancée, il finit par secouer la tête et tourna les talons pour disparaître dans la pénombre. Plus loin sur le chemin, le jeune paysan avait disparu. Ran partit dans la direction opposée, vers les flammes, vers la mort. Vers son clan.

L'ennemi affluait de partout, innombrable, invincible. Ran en abattait un qu'aussitôt deux autres surgissaient sur son chemin. Du haut de ses dix-huit ans, jamais encore elle n'avait tué. Comme tout samouraï, elle avait assisté à des exécutions, vu les siens, tombés en disgrâce, s'ouvrir le ventre ; mais jamais elle n'avait été elle-même la main de la mort. Pourtant, cette nuit-là, pas une fois sa lame n'hésita avant de se gorger de sang. Elle la guidait à travers les assauts, sans remords. Cette nuit-là, Ran vit gésir inertes ses compagnons d'entraînement, ses aînés, ses cadets et même son propre frère. Une voix, qu'elle ne reconnut pas dans la confusion, lui cria d'aller prêter main forte près d'une demeure en retrait, là où femmes et enfants avaient été mis à l'abri.

Ran s'y précipita, la tête lourde, le cœur gonflé de rage dans la poitrine. Déjà ses adversaires se faisaient plus rares. Ces lâches rebroussaient chemin, partant comme ils étaient venus. Elle arriva à destination épuisée, à bout de souffle. Devant la maison, une silhouette était étendue au sol. Elle la reconnut tout de suite, à la lumière projetée par l'incendie.

— Hokori !

Ran se jeta sur le fils du sénéchal, priant qu'elle ne soit pas arrivée trop tard. Il bougeait toujours et respirait, bien qu'avec difficulté, et quand elle retira sa main de son vêtement, celle-ci lui revint couverte de sang. Il marmonna quelques mots empreints de douleur et tenta de se retourner, mais Ran l'en empêcha. Elle s'en chargerait. Comprenant qu'il voulait attirer son attention vers la maison, elle se redressa et s'y dirigea, son katana en avant d'elle. Elle poussa la porte.

Ran arrivait trop tard. À l'intérieur, tout n'était plus que mort et désolation. La jeune femme reconnut avec effroi ses tantes, ses cousines, ses amies. Certaines avaient été rattrapées alors qu'elles tentaient de fuir, d'autres, comme Ise, sa propre tante, avaient préféré retourner leur lame contre elles-mêmes plutôt que de se laisser capturer. Ran tomba à genoux, les yeux embués de larmes. L'horreur ne s'arrêtait pas là.

Lovés contre leur mère ou étendus sur les tatamis, les enfants du clan n'étaient plus. On leur avait tranché la gorge ou bien la tête, on leur avait ouvert le ventre. Pourtant, au milieu de ce sang si rouge qu'il lui brûlait les yeux, Ran se rendit compte qu'elle ne voyait que des cheveux noirs. Elle passa une nouvelle fois en revue tous les cadavres de la pièce, luttant contre l'envie de vomir. Son cœur s'étreignit autant d'appréhension que d'espoir quand elle comprit qu'elle avait vu juste.

Il en manquait un.

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