Chapitre 10
Retour en arrière...
Dix-huit heures sonnèrent lorsque je quittai seule mon hôtel pour monter dans l'Audi de monsieur Tom. Le restaurant chic où avait lieu la soirée n'était qu'à deux pas de là, mais aucune femme mondaine digne de ce nom ne s'y serait rendue à pieds. Je fus cela dit contente que le trajet ne dure pas trop longtemps, agacée par le regard du conducteur qui me passait aux rayons X dans le rétroviseur.
C'est ainsi que je pénétrai, environ dix minutes plus tard, dans le hall immense de l'hôtel cinq étoile choisi par le maire, et me laissai guider vers la salle de réception. Tout était richement décoré, garni de lustres en cristal, de cadres dorés et de tapis. En franchissant la porte de la salle, je m'attendis presque à voir surgir des invités habillés comme au temps des rois de France, tant cela me donnait une impression d'excès et de surcharge.
J'avisai le peu de personnes présentes et me dirigeai vers le bar où Allan se trouvait déjà, me tournant le dos.
- M'offrirez-vous un verre, mon cher ? m'enquis-je en tirant un tabouret à moi.
Je m'assis gracieusement en dépit de la longueur de ma robe et lui adressa un clin d'œil.
- Ma mie, vous êtes ravissante, sourit Allan qui poussa le jeu jusqu'à me faire un baisemain.
- Quel beau parleur..., soupirai-je voluptueusement en m'éventant.
Nous échangeâmes un regard complice, mais je refoulai mon hilarité. Se gausser de rire en plein milieu d'un tel endroit n'était certainement pas le meilleur moyen de rester discret, en plus de notre apparence déroutante pour les humains.
Allan reprit lui-aussi son sérieux et me commanda le même whisky que lui. Il était magnifique dans son costume noir bien coupé sur une chemise blanche. Le bleu incroyable de ses yeux n'en ressortait que plus, et sa barbe était bien taillée. Pour ma part, j'étais vêtue de façon assez simple compte-tenu de l'étalage de parures de diamants et de boutons de manchette hors de prix auxquels nous aurions droit parmi les invités. Pas de décolleté affriolant, maquillage sobre, cheveux lissés et retenus par une pince d'agent qui constituait le seul écart de ma tenue. J'étais là pour surveiller, pas pour me faire remarquer.
- Irina n'est pas encore là ? dis-je.
Je balayai la salle rectangulaire des yeux, et me mis à compter toutes les issues possibles à l'endroit. Un pianiste s'installa près de son instrument, à l'entrée, et se mit à jouer. Hormis un petit espace probablement dédié à la danse pour les amateurs, toute la pièce rectangulaire était encombrée de tables rondes surmontées de chandeliers. D'immenses fenêtres couvraient tout un mur et les lustres donnaient de l'éclat à tout ce qui brillait ici, sachant que beaucoup de doré rehaussait la décoration.
- Elle arrivera avec le directeur et lui servira de garde du corps durant toute la soirée. Marx n'a pas voulu que d'autres GEN assistent à cette réception.
J'opinai du chef et cessai mon analyse, ayant noté tout ce que j'avais besoin de savoir si quelque chose tournait au vinaigre.
- Tu vois la femme en robe bleue ? s'enquit soudainement Allan qui faisait tourner le liquide dans son verre.
- La grosse avec la robe meringue ?
- Non, l'autre, sous le lustre.
Mon ancien mentor étouffa un rire.
- Tu me rappelle Sarah, ajouta-t-il, quand tu fais ce genre de remarques.
Je l'observai du coin de l'œil. Sarah, c'était l'une de ses amies humaines de lycée avant qu'Allan ne soit capturée par les sbires de l'Institut, plus de vingt ans auparavant. Il n'en parlait que peu, plutôt réticent à évoquer sa vie d'avant, ce qui lui faisait un point commun avec moi. De ce que je savais de cette fille, il en avait été amoureux, ainsi que le confirmait son expression nostalgique quand il la mentionnait. Cependant, je ne cherchai pas à lui en faire dire plus sur mes ressemblances avec Sarah et recentrai la conversation sur la femme en robe bleue.
- Tu es certain que c'est une robe, qu'elle porte ? me renseignai-je d'un air circonspect. Il y a tout juste assez de tissus pour faire un maillot de bain !
- Luna, me gronda faussement Allan.
- Plait-il ? ricanai-je. Bon, je la vois. Qu'est-ce qu'elle a de spéciale, cette femme ?
- C'est la fille d'un chef d'entreprise bourré de fric, et une proche amie du maire. Marx a découvert que Duquesne l'avait mise au courant pour l'histoire du sérum, et elle compte bien demander à être la première sur la liste pour le recevoir.
- Laisse-moi deviner, elle compte éviter de vieillir et de finir ridée comme une vieille pomme ?
- Tout juste.
- Intelligent. Se servir ce certaines peurs futiles des humains comme argument de vente de notre sérum miracle. Je suppose donc que Marx n'a pas tenté de faire taire Duquesne.
- C'est ça. Toutes les personnes invitées ce soir sont comme cette femme, Marx s'est assuré que les convives soient au maximum ouverts à la mutation. Ça fait des semaines qu'il les fait surveiller, et aussi pour être sûr qu'elles ne côtoient pas les Revenants.
Le nom du groupe de rebelles me fit pincer les lèvres et je me saisis de mon verre pour me donner une contenance. Je baissai brièvement les yeux, repensant à ma rencontre avec leur chef et à la décision de ne plus avoir de contacts avec lui, après la mission au hameau des Pyrénées. J'ouvris la bouche sans vraiment avoir prévu de le faire :
- Allan, commençai-je, je peux te poser une question ?
- Je t'écoute, s'étonna le GEN aux yeux glacés.
- Est-ce que je te déçois ?
Allan reposa son verre, le front plissé. Il ne comprenait pas où je voulais en venir.
- Me décevoir ? Pourquoi ?
- Quand tu m'as pris sous ton aile en tant que ton élève, tu m'as convaincue en me disant que rentrer dans le rang et obéir était l'un des meilleurs moyens d'obtenir plus de liberté et d'espérer mieux que ça, expliquai-je.
- Je me souviens.
- Et lorsque les Revenants m'ont aidée et soignée après mon empoisonnement, je me suis dit que c'était là l'opportunité dont tu avais parlé. Mais pour autant, j'ai refusé les tentatives de Niels pour me rencontrer ces derniers mois, alors que j'ai reçu plusieurs messages sur le serveur sécurisé de P.I.A. Ce que je veux dire, lâchai-je finalement, c'est que tu espérais sans doute que je devienne leur alliée et que je quitte l'Institut. Ce que je n'ai pas fait.
Je tournai sur mon tabouret pour me mettre face au bar. Allan se pencha et me prit la main en douceur, ce qui m'incita à plonger mon regard dans le sien.
- Pourquoi t'interroger ainsi maintenant, Luna ?
- La machine est lancée, Allan. Marx met en place ses plans, et je suis impliquée dedans jusqu'au cou. Je me fiche pas mal de mon âme, des morts qui pèseront sur ma conscience, et encore plus de l'avis des autres. Mais ce que toi, tu penses de moi, c'est important.
Nous nous regardâmes un instant. Avais-je autant confiance en qui que ce fut qu'en Allan ? Non. Si l'on m'avait demandé de choisir une seule personne pour m'enfuir avec et veiller l'un sur l'autre, je n'aurais pas hésité. Le lien qui m'unissait à lui, lui qui m'avait permis de ne pas sombrer dans la folie des GEN, n'était comparable à nul autre. Pas même avec l'amour que je portais à Samuel.
- Tu ne m'as jamais déçu, parce que tu as toujours fait tes choix pour une raison claire pour toi, murmura-t-il. Et tu ne me décevras jamais. Tu ne me croiras peut-être pas, mais je te dois bien plus que ce que j'ai pu te donner, Luna.
- Bonsoir, mes chers amis, lança énergiquement une voix masculine qui nous coupa. Je suis très heureux de me trouver parmi vous, ce soir !
Je refoulai la forte envie de faire fermer son clapet à celui qui venait de brailler dans le micro et me retournai sur mon tabouret. Paul Duquesne venait d'arriver et de grimper, tout sourire, sur une estrade installée à l'opposé du bar. Les convives se rapprochèrent de lui comme une nuée de mouches, et je remarquai qu'il était seul. Pour ménager l'effet de surprise de l'apparition de sa fille sur ses deux jambes, il devait lui avoir demandé d'attendre le bon moment pour entrer.
- On y va ? soufflai-je à Allan sans attendre de réponse.
Nous nous joignîmes au groupe tout en restant légèrement en arrière, mon bras passé sous celui du GEN brun. Quelques personnes nous regardèrent étrangement, à la fois déstabilisées par ce qu'elles voyaient et curieusement attirées, puis elles parvinrent à reporter leur attention sur Duquesne.
- Marx est là, fis-je à voix basse.
Allan hocha la tête. Ulrich Marx se tenait bien là, à l'extrême droite de l'estrade en compagnie du docteur Malcolm. Dans son costume hors de prix et si bien apprêté, il me faisait plus que jamais penser à Hercule Poirot, le célèbre détective tiré à quatre épingles, son capital sympathie en moins. Il m'adressa un sourire de connivence puis fixa Duquesne avec solennité.
- Mes chers amis et collaborateurs, commença vivement le maire. C'est un événement d'une importance capitale que je vis aujourd'hui, et que j'ai bien l'intention de partager avec vous tous, tant cela me tient à cœur.
Des applaudissements suivirent ces brèves paroles et je levai les yeux au ciel. Il n'avait rien dit de bien intéressant pour provoquer une telle réaction.
- J'ai l'honneur de vous annoncer un nouveau contrat prochainement signé avec un homme auquel je dois beaucoup, monsieur Ulrich Marx ici présent, ajouta Duquesne, aux anges.
Le directeur de l'Institut monta les quelques marches et se positionna près de l'homme qui lui serra la main avec un large sourire. Les petits yeux du GEN replet brillaient d'une satisfaction malsaine : il se voyait déjà convaincre tout ce petit monde des bienfaits de la mutation. Avant, bien sûr, de mettre en œuvre son vrai plan consistant à réduire les humains à la place qu'ils méritaient...
C'est alors qu'un choc sourd résonna contre la porte d'entrée de la salle du restaurant. Un bruit unique qui laissa place au silence mais perturba pas Duquesne qui reprit son discours. Surprise, je gardai les yeux rivés sur le battant. Les sens en éveil, je dilatai inconsciemment les narines, et perçu une odeur que j'aurais reconnu entre toutes. Celle du sang.
- Allan, tu as senti ?
- Mais les actes valent mieux que des simples paroles, continua Paul Duquesne, et j'ai le plus grand plaisir de vous demander d'accueillir la reine de cette soirée.
Je pressai le bras d'Allan se tendis, également conscient du problème. Sans attendre, je me portai en avant et poussai sans ménagement les invités outrés.
- Écartez-vous, vite, grondai-je. Écartez-vous !
- Mesdames et messieurs, ma fille, Nina ! s'exclama le maire.
Un second choc se fit entendre et, cette fois-ci, la porta vola littéralement éclats, arrachée à ses gonds. Nina jaillit de l'ouverture et un hoquet horrifié parcourut l'assemblée. Sa robe couverte de sang, les lèvres dégoulinantes du même liquide, elle poussa un grognement animal, les yeux entièrement noirs.
- Sortez ! hurlai-je. Évacuez la salle !
- Ma Nina, bégaya Duquesne du haut de son estrade. Qu'est-ce que...
Le cadavre démembré de l'homme de confiance qu'il avait laissé pour surveiller sa fille bascula à l'intérieur de la salle et le maire devint tout blanc. J'envoyai sans cérémonie valser mes chaussures et bondis en l'air – merci à la robe longue qui m'empêcha d'exposer un peu trop de jambes à la vue de tous. En me voyant passer au-dessus de leurs têtes, quelques femmes crièrent et s'égaillèrent précipitamment vers Allan qui les envoya vers une autre sortie.
Je percutai Nina alors qu'elle se ramassait sur elle-même, une expression de prédateur sur le visage. Ses ongles s'enfoncèrent dans ma gorge et elle me lacéra la peau, animée d'une force incroyable alors que nous roulions au sol. Un coup de feu retentit, me déchirant le tympan tant la balle passa près, et un gargouillis de douleur s'ensuivit.
Aux prises avec Nina, je levai les yeux par-dessus son épaule. Irina avait tiré, pensant atteindre la GEN folle, mais avait raté son coup, bousculée par la foule en panique. Une femme en robe bleue gisait sur le tapis, les yeux ouverts dans le vide.
Marx pouvait dire adieu à sa prise de contact en douceur avec le monde des humains.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top