Chapitre 10 « Tu bois comme un trou. »

— C'est quoi leur problème aux deux ? J'ai jamais vu un couple pareil. Déjà de base l'amour ça me fatigue, mais alors eux...

La relation entre Ken et Clem me perturbait, il y avait quelque chose qui allait au delà du simple amour, même passionnel, entre deux personnes.

Hakim haussa les épaules.

— Je sais pas. Au début on a flippé, on a essayé de les éloigner. Mais finalement on préfère les avoir chiants ensemble que morts séparés.

J'ouvrai de grands yeux.

— C'est à ce point ?

— C'est pire.

Quelle horreur.

J'aurais détesté être dépendante d'une personne comme Clem l'était de son gars.

— C'est répugnant.

— J'suis d'accord.

J'observais Hakim un instant, c'était bizarre de discuter avec lui. Un nouveau verre arriva devant moi et je l'avalai d'une traite.

— Tu bois comme un trou.

— En même temps j'ai un trou de balle en face de moi, répondis-je du tac au tac.

Les coins de sa bouche se replièrent vers le bas, comme une façon d'acquiescer.

— J'écrirai à Clem. C'est ridicule que les deux personnes à qui je n'en veux pas soient aussi celles qui culpabilisent.

— Ouais.

Il était repassé en mode silencieux. Je commandai un nouveau verre, il me suivit.

— Tu culpabilises jamais toi ?

Il parut réfléchir un instant.

— Non, sauf quand ça concerne la mif. Mais sinon je m'emmerde pas avec des remords.

Pour la première fois, il me semblait que je me trouvais en face de quelqu'un presque aussi insensible que moi.

— T'as peut-être gâché ma vie et tu t'en fous ?

Il reproduisit le même mouvement avec sa bouche. J'avais l'impression que c'était sa réponse favorite à toutes les questions qu'on lui posait. Ça pouvait vouloir dire tout et n'importe quoi, l'interlocuteur choisissait.

— J'suis pas le seul fautif. T'avais qu'à écouter le doc après l'accident. Là t'aurais pas le pied dans le plâtre.

Je me tus, il avait raison, je le savais bien. Mais c'était tellement plus simple de lui en vouloir à lui.

— Tu vois votre chanson simpliste là « Jusqu'au bout » ?

— Ouais.

Il ne parut même pas surpris que je l'aie écoutée.

— Bah je pense à peu près pareil. Pour moi la douleur physique c'est juste une épreuve à dépasser.

Un simple hochement de tête me répondit.
J'avais envie de boire, encore. Il fallait que j'enterre ma déception dans la vodka.
J'en commandais une autre.

— T'as plus pris du côté Polak qu'Égyptien pour picoler toi.

Effectivement.

— Et toi ? Je crois pas que le bourbon coule dans les fontaines en Algérie si ?

Il eut un sourire un peu aigre, mais ne répondit pas.

Je soupirai, regardant le fond de mon verre vide. Il devait être 21h30 environ.

— T'as des trucs prévus ce soir ?

Hakim m'adressa un regard surpris.

— Non.

— J'ai envie de me bourrer la gueule. Tu te joins à moi ?

Il haussa les épaules.

— C'est pas déjà c'qu'on est en train de faire ?

J'hochai la tête, le regard dans le vide.

— Ça va nous coûter un bras si on reste là.

Qu'est-ce que je foutais ? Et lui ? Pourquoi restait-il avec moi ? Nous nous détestions pourtant. Rien avait changé.
Finalement, c'était peut-être pour ça que boire avec lui m'apparaissait comme une bonne idée.

— J'habite à cinq minutes à pieds.

— Je sais.

D'un même mouvement nous nous levâmes, je saisis la hanse de mon sac et mes béquilles en même temps. Il me regarda galérer sans rien dire.
Chacun paya sa part sans même que la question ne se soit posée.

C'était vraiment pratique de se détester.

— Monop ?

— Épicerie en bas de chez moi.

Encore une fois, mes béquilles nous ralentissaient désespérément.

— C'est vraiment chiant ton truc.

— À qui la faute.

Il serra la mâchoire mais ne dit rien de plus.

— Attends moi là, dit-il devant l'épicerie, Vodka ?

J'acquiesçai d'un signe de tête.

Il réapparut quelques minutes plus tard, deux bouteilles à la main.

— Je te dois combien ?

— 32.

— Je te donnes ça en haut quand j'aurai posé mes béquilles.

J'appréciais le fait qu'il ne fasse pas de simagrées inutiles pour l'argent. Bon, en même temps, il me croyait pleine aux as.

Je composai le code d'entrée de l'immeuble tant bien que mal, tout en m'appuyant comme je pouvais sur mes béquilles.

Le pauvre Hakim n'était pas au bout de ses peines, j'habitais au cinquième étage... et l'ascenseur était en panne depuis trois semaines.

Je l'entendis grogner en me voyant me lancer dans l'ascension des escalier.

Eh oui mon p'tit gars, voilà à quoi ressemblait mon quotidien à cause de toi.

Il me passa devant et grimpa en murmurant un :

— J't'attends en haut.

Connard de rappeur.

Au bout du deuxième étage, je trébuchai sur une marche et m'étalai de tout mon long dans un bruit fracassant de métal. Mes béquilles atterrirent vingt mètres plus bas.

— Putain !

J'avais deux solutions, soit j'étais faible et je demandais de l'aide a Hakim. Soit je me débrouillais et je ne m'abaissais pas à solliciter quelqu'un d'aussi détestable.

Vous vous en doutez je choisis la deuxième option.

Dans ce genre de situation, être souple et musclée s'avérait être un réel atout. Prenant appui sur mes bras, je me soulevai pour m'appuyer sur mon pied valide. Je redescendis ensuite à cloche pied jusqu'aux béquilles.

— Bordel tu fous quoi là ? tonna la voix d'Hakim derrière moi.

Il avait dû entendre le fracas causé par ma chute. Les bouteilles n'étaient plus dans ses mains, sûrement laissées sur le palier.

Sans lui répondre je récupérais mes béquilles et entrepris de remonter.

— Tu saignes.

Ah bon ? Je levai les yeux vers lui, il fixait ma bouche avec insistance. Lâchant un instant ma béquille, je passai mes doigts sur mes lèvres pour les retrouver couverts de sang. J'avais dû me mordre la bouche en tombant.

Le rappeur m'observa un instant, comme s'il hésitait à dire quelque chose.

— Le mektoub il s'acha...

— Ta gueule.

Je n'avais pas besoin d'entendre parler de destin ou je ne sais quelle connerie maintenant.
Hakim laissa échapper un profond soupir, descendit les quelques marches qui nous séparaient et tendit la main vers moi.

— File tes béquilles de merde.

Je lui lançai un regard du genre « t'es complètement con ou quoi ? ».
Il soupira à nouveau bruyamment, m'arracha presque mes cannes des mains, puis il se pencha en avant, saisissant ma taille d'un bras.

— Non mais ça va pas ? Tu fais quoi là ?

— Ta gueule.

Sans que je comprenne ce qui m'arrivait, je me retrouvais perchée sur son épaule.

— Fais moi descendre.

Il m'ignora et commença à monter les marches. Je n'osais pas me débattre, j'avais un plâtre à une cheville et ne comptait me casser l'autre. Hakim continuait de monter.

— Fais moi descendre sale hmar, répétai-je.

Mais il ne me lâchait pas. Je le griffai violemment.

— T'es lourde de ouf alors commence pas à me zehef en plus.

Il n'allait pas sérieusement se plaindre de mon poids alors que je n'avais rien demandé.

— Mais ta gueule ! Je suis pas lourde, c'est mon plâtre qui pèse une tonne.

Il ricana. Nous arrivions à mon étage.

— C'est c'qu'elles disent toutes.

Alors, bien trop énervée, je fis la première chose qui me traversa l'esprit je le mordis violemment dans le dos, laissant une marque ensanglantée sur son t-shirt blanc.

— AH LA TCHOIN!

Il me lâcha brusquement en me basculant la tête en bas. Heureusement que mes réflexes de danseuse me permirent de me réceptionner correctement sur les mains. Je posais délicatement mon pied par terre.

— T'as vraiment un problème.

— Ouais, toi, répondis-je.

Nouveau mouvement de bouche vers le bas.

Je sortis ma clé de mon sac et ouvrit la porte de mon appartement.

— Tu entres ou pas ?

Hakim haussa les épaules.

— Ouais.

Ce que nous faisions n'avait strictement aucun sens.

— Sympa, l'appart, fit-il en se déchaussant comme s'il était chez lui.

Le voir dans cet endroit me paraissait complètement absurde. Pourquoi n'avais-je pas envie qu'il parte ?

Hakim posa les deux bouteilles sur la table basse.

— Il y a des verres dans le placard derrière toi, fis-je.

Je ne savais pas quoi lui dire, plus vite un verre serait plein en face de moi, plus vite je retrouverais mon assurance.
Mais Hakim semblait avoir du mal à se servir de ses yeux et je dû le rejoindre en sautillant pour récupérer moi même les verres.
Machinalement je m'appuyai sur son bras pour me hisser sur la pointe du pied et récupérer les précieux récipients. Il ne bougea pas et quand je me tournai vers lui, son regard sombre était fixé sur mon visage.

— Quoi ?

— T'as plein de sang sur la face, on dirait que tu t'es fait hagar violent.

Il tendit l'index vers mon menton, juste sous ma bouche, et la pulpe de son doigt effleura ma peau.

Ce geste me paralysa.

Puis ses yeux revinrent vers les miens et je ne parvins pas à déchiffrer son expression.

— T'as vraiment des yeux transparents, c'est chelou, dit-il simplement.

Merci Einstein. T'es pas le premier à me le dire et je les vois tous les jours dans la glace, pensai-je.

Je me sentais bête, avec mes deux verres dans les mains, Hakim qui me regardait fixement et mon pied dans le plâtre.

— Bon, on se bourre la gueule ?

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