13 - Le Soleil et la Lune (1/2)
Plus tard dans la soirée, alors que Senlinn était parvenue à convaincre Yu de se rhabiller correctement, elles se promenèrent dans le Jardin de la Lune qui ne cessait d'émerveiller la nouvelle maîtresse des lieux. Mais un rien émerveillait la jeune femme.
Elles se tenaient à présent au milieu d'une plateforme en bois sur laquelle avait été gravé un taijitu, représentant la différence et la complémentarité de toute chose dans l'univers.
— Tout est vraiment rond, dans ce jardin ! s'exclama Yu. Regarde, c'est rond comme la lune !
— Ou comme le soleil, fit remarquer Senlinn qui se tenait juste derrière elle.
Le soleil s'était caché derrière les murs du jardin et du domaine du prince. Il ne tarderait pas à disparaître complètement à l'horizon. Par conséquent, la lumière déclinait rapidement. Il ferait bientôt nuit.
— Ou comme le soleil, répéta Yu d'une voix douce. C'est la complémentarité des choses, n'est-ce pas ? Toute chose en ce monde à son contraire qu'il complète à la perfection.
— Je ne sais pas si la perfection existe, Dame Yu.
Yu s'apprêta à répondre quelque chose, mais Senlinn s'inclina brusquement.
— Son Altesse est là, Dame Yu. À l'entrée du jardin.
Le cœur de la jeune femme se mis à battre plus vite. Elle fouilla l'obscurité grandissante du regard, et aperçut une forme dans l'embrasure ronde du mur qui donnait accès au jardin. Mais ses vêtements n'étaient plus noirs comme elle en avait gardé le souvenir, et cela la perturbait. Cependant, elle savait que c'était lui. Devait-elle aller à sa rencontre ou le laisser venir à elle ? Il était immobile et ne semblait pas vouloir faire un pas de plus vers elle. La jeune femme en eut un pincement au cœur.
Percevant son trouble – elles étaient devenues étonnamment proches en très peu de temps – Senlinn lui expliqua ce qu'elle savait.
— Vous êtes la maîtresse du Pavillon de la Lune, Dame Yu. C'est naturel pour un homme de ne pas pénétrer dans le Jardin de la Lune. Car les hommes sont faits d'énergie solaire. S'il n'entre pas vous rejoindre, c'est seulement par respect pour l'énergie lunaire qui circule ici. Vous ne verrez jamais d'hommes au Pavillon de la Lune, à moins de les avoir vous-même invités à rentrer.
Cette explication apaisa aussitôt les craintes de la maîtresse des lieux qui marchait déjà en direction de son protecteur. Elle aurait voulu courir mais non seulement avec ses robes elle ne pouvait pas, mais de plus elle risquait de trébucher et de se ridiculiser.
— Je suis tellement heureuse de t'avoir avec moi, Senlinn ! Promets-moi que tu ne me laisseras pas tomber, murmura-t-elle avant d'arriver à portée de voix du prince.
La servante s'inclina respectueusement dans le dos de sa maîtresse qui n'avait d'yeux que pour l'homme qui l'attendait.
— Je vous le promets, Dame Yu.
Car elle le savait, au fond, qu'elle s'était attachée à cette femme plus qu'à qui que ce soit d'autre depuis la mort de ses parents à Ecthros, des années plus tôt. Pour la première fois depuis le massacre de sa tribu, elle se sentait chez elle. Non pas à cause des lieux, mais grâce à la femme qui la traitait pratiquement comme son égale. Yu était son foyer. Partout où sa maîtresse irait, elle la suivrait. Il avait suffi aux deux femmes d'une seule journée pour s'apprivoiser, et à moins d'un changement radical pour l'une ou l'autre, il en serait toujours ainsi.
Une fois arrivé devant le prince, Yu s'inclina respectueusement devant lui comme elle l'avait fait au monastère la nuit de leur rencontre. Il s'était changé et portait à présent des vêtements civils colorés. Il portait une longue tunique de soie jaune sur laquelle avait été brodé un dragon à cinq griffes en or. Une ceinture rouge, comme Yu, lui enserrait la taille, et il portait des souliers noirs en toile recouverts de soie.
Yu rosi légèrement derrière son masque en imaginant de quoi ils avaient l'air. Un étranger de passage aurait été convaincu de poser les yeux sur un couple, mais la jeune femme ne savait pas vraiment ce qu'ils étaient l'un pour l'autre.
— Votre Altesse, le salua-t-elle.
Derrière elle, Senlinn s'était prosternée au sol.
Dans la pénombre grandissante, Yu vit le sourire du prince dévoiler ses dents blanches.
— Dame HuaYu, la salua-t-il en retour, s'inclinant légèrement avec respect. Vous avez l'air de passer du bon temps.
Une étincelle brilla dans le regard de la jeune femme, mais il ne put pas la voir, cachée par son masque dont la fente des yeux était si étroite, pour masquer son regard, que le jeune homme se demandait comment elle faisait pour voir quoi que ce soit.
— Oui, votre Altesse. Cet endroit est magnifique ; je l'aime tellement !
Son enthousiasme fit éclater de rire le prince, troublant Yu. Avait-elle été impolie ? Il la rassura d'un regard, puis se tourna vers Senlinn, toujours prosternée le nez et le front au sol, immobile.
— Vous pouvez disposer, servante. Nous allons dîner au Pavillon du Soleil.
Senlinn ouvrit la bouche pour confirmer son ordre, mais une fois de plus, Yu se mit en colère et parla avant elle :
— Elle s'appelle Senlinn, dit-elle d'une voix forte et ferme.
Senlinn se figea, le sang glacé, tandis qu'Akio la regardait avec stupéfaction. Il ne savait pas trop ce qui le surprenait le plus, qu'elle lui ait parlé de cette façon ou le fait qu'elle semblait s'être attachée à sa servante ecthrosienne.
Comprenant qu'elle venait de commettre un impair face au prince, Yu voulut se laisser tomber au sol pour se prosterner et s'excuser. Mais le fait que sa robe l'en empêchait la fit réagir différemment. Elle se contenta de baisser légèrement la tête et d'ajouter :
— Votre Altesse.
Akio ne parla pas tout de suite, digérant la réaction spontanée de sa protégée qu'il n'avait pas soupçonnée.
— Bien. J'en prends note.
C'était à double sens aux oreilles de la servante qui se promit d'en toucher deux mots à sa maîtresse lorsqu'elle reviendrait.
— Je vais me retirer, dans ce cas, murmura Senlinn. Bonne soirée, Dame HuaYu, Votre Altesse.
Elle avait peut-être réussi à l'appeler Dame Yu facilement, mais elle ne pouvait pas se montrer si familière avec elle sous le nez même du prince. La naïveté de sa maîtresse causait suffisamment de problèmes qu'elle devait régler pour qu'elle se mette davantage le prince à dos, protecteur de celle qu'elle servait dorénavant.
— Bonne soirée, Senlinn, la salua Yu en se retournant vers elle, même si sa servante ne pouvait pas la voir.
Le prince ne dit rien et se contenta de tendre son bras à Yu qui hésita à s'y tenir. Mais le sourire encourageant qu'il lui retourna la rassura. Elle s'en saisit et ils quittèrent le Jardin de la Lune pour se diriger vers le Pavillon du Soleil.
Yu, qui s'accrochait doucement au prince, regardait les serviteurs allumer des lanternes de papier suspendues aux extrémités des toits afin de faire de la lumière le long des engawas. Elles avaient de jolies couleurs tirant entre le rouge et le jaune. Sous leur lumière chaleureuse, le bois ciré brillait comme un miroir.
— Votre domaine est magnifique, lâcha finalement Yu, émerveillée, ne sachant où poser les yeux tant il y avait de choses à voir.
— Je suis soulagé qu'il vous plaise, répondit Akio, rassuré effectivement de constater qu'elle s'y sentait bien. C'est tellement différent du monastère d'où vous venez que je craignais que cela ne vous plaise pas...
Elle se tourna légèrement vers lui et constata qu'il la regardait étrangement. Son ventre se contracta et une bouffée de chaleur lui étreignit le visage. Elle l'avait constaté, il ne se comportait de cette façon qu'avec elle. Elle était la seule à voir la facette de sa personnalité douce et attentionnée. Que devait-elle en déduire ? Ce regard qu'il avait à l'instant, elle ne l'avait jamais vu auparavant. Pour autant, Tôgo lui avait parlé du regard des hommes sur les femmes. Il lui avait dit qu'elle ne verrait jamais ce regard au sein du monastère, mais à présent elle ne s'y trouvait plus. Comment devait-elle l'interpréter, donc ?
Elle détourna les yeux en pinçant les lèvres, nageant en pleine confusion. Elle sentait des choses changer en elle. Non seulement son corps semblait réagir à la présence de cet homme, mais son esprit aussi s'en trouvait chamboulé, la faisant douter de toutes les certitudes qui avaient charpenté son enfance.
Le Pavillon du Soleil était nettement plus grand que celui de la Lune. Il était richement décoré et bien aménagé. Il y avait bien plus de pièces et la plupart étaient meublées, ce qui n'était pas le cas dans la nouvelle demeure de Yu. Le prince avait sa chambre et ses bains, bien sûr, mais aussi une bibliothèque avec un bureau, une cuisine, une salle à manger, et d'autres pièces dont la jeune femme eut du mal à définir l'utilité. Au monastère, tout était utile, des personnes aux objets en passant par le nombre de salles et leur aménagement. Il n'y avait pas de place pour les suppléments et les fioritures.
Lorsqu'il lui fit visiter la bibliothèque, Yu eut du mal à se contenir. Elle quitta son bras pour se presser devant les étagères chargées de lourds et précieux manuscrits à la reliure de cuir, et de parchemins inestimables roulés dans des étuis. Ils sentaient bon le papier ancien et le cuir usé.
— Bhikkhu Tôgo avait une petite bibliothèque, expliqua-t-elle. Mais elle était très modeste et ne contenait pratiquement que des livres sur les dieux du Ciel. Il m'avait dit que l'on trouvait de magnifiques bibliothèques dans les demeures seigneuriales, et que celle du Palais du Dragon Impérial les surpassait toutes. La vôtre, pourtant, paraît parfaite à mes yeux. Ni trop grande, ni trop petite.
Sa réaction amusa Akio qui s'assit dans un fauteuil confortable, pensif, la dévorant du regard comme elle posait les yeux un peu partout et effleurait le dos de chaque livre qui passait à portée de ses doigts.
— Aimez-vous lire, Dame HuaYu ? demanda-t-il enfin.
La jeune femme cessa de batifoler dans tous les sens et se tourna vers lui. Elle remarqua soudain qu'il ne lui avait pas parlé de son masque depuis qu'ils étaient entrés dans la capitale. Était-ce parce qu'il s'y était habitué ou parce qu'il respectait son choix de demeurer cachée ?
— Je ne sais pas trop, admit-elle en toute franchise. Lorsque j'étais enfant, j'aimais lire les neuf Contes Célestes. Celui de Hiryu le Guerrier devenu dragon, et celui de Kyoko la déesse des récoltes qui sauva un renard et en fit son messager, sont parmi mes préférés. Mais celui que j'aime le plus est le conte des Cinq Phases.
— Celui qui parle des cinq grands dragons ? s'enquit Akio, pensif. J'ai toujours trouvé que c'était celui des neuf le moins crédible.
Cette réflexion choqua Yu qui chercha à deviner s'il plaisantait. Pour un prince, renier le fondement du conte des Cinq Phases revenait à renier son empire.
— Vous ne croyez donc pas en ces esprits gardiens de Drakkon ?
— Bien sûr que non. S'ils en étaient vraiment les gardiens, le dragon d'eau, gardien du Nord, n'aurait jamais laissé Ecthros s'en prendre si impunément à nous.
À présent, il était morose, voir agacé et énervé. Ecthros était un sujet des plus sensibles qu'il valait mieux éviter, compris Yu. Et bien qu'elle eût souhaité pouvoir lui exposer sa vision des choses à ce sujet, elle préféra le détourner des Cinq Phases et des neuf Contes Célestes.
— Votre Altesse ? appela-t-elle innocemment.
— Hmm ?
— Si je puis vous emprunter un ouvrage pour le divertissement, lequel me conseilleriez-vous ?
La ruse fonctionna plutôt bien car Akio bondit de son fauteuil, tel un félin ayant repéré sa proie, et fut près d'elle en un rien de temps, inspectant les étagères avec attention.
— Pour le divertissement, n'est-ce pas ? Hmm... Que souhaiteriez-vous lire ? Genji ? Han ? Ou peut-être ce nouveau philosophe, Ikkaku ?
Il se tourna vers elle et elle fut heureuse qu'il ne puisse pas voir sa confusion et son visage rougit.
— Je ne sais pas... Faites-moi une agréable surprise.
Elle se mordit la lèvre et baissa les yeux sur ses mains délicates. N'était-elle pas trop franche, trop audacieuse avec lui ?
Comme il ne disait rien, curieuse, elle releva la tête et constata qu'il n'était plus à côté d'elle mais en train de fouiller dans les tiroirs de son bureau en bazar. Il commençait à s'énerver lorsqu'il trouva ce qu'il cherchait, brandissant un petit manuscrit avec une lueur de fierté dans le regard.
Il revint vers elle et le lui tendit avec un regard tendre et voilé.
— C'est un recueil de poèmes, dit-il. Il regroupe les œuvres de plusieurs impératrices à travers le temps. Certains sont de la main de ma mère elle-même.
Il hésita puis, comme Yu s'emparait délicatement de l'ouvrage, impressionnée, il ajouta, effleurant les doigts de la jeune femme posés sur le manuscrit :
— Je vous le donne.
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Bip bip bip. C'est tout ce que j'ai à dire.
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