24| Les soupçons
Il faisait déjà nuit. Les chandeliers illuminaient la longue table à manger en chêne. Les elfes de maison s'affairaient dans un ballet invisible et, tout autour des assiettes, les mines étaient lugubres.
Le fiasco du raid de la veille était dans tous les esprits, sur toutes les lèvres. Aucune heure de la journée n'était passée sans que le sujet n'infeste une conversation. Chaque sorcier avait sa propre version des faits à raconter, car chaque groupe, ou presque, avait été surpris par des Aurors.
— Des Anglais, qui plus est, grogna Marcus Carrow en tapant du poing sur la table.
Le verre d'Igor Stroff chancela et Queenie Goldstein le stabilisa d'un geste élégant de la main. Esther, assise à côté d'un Eugen particulièrement agité, enfourna une bouchée de tarte en attendant la suite de la réplique de Marcus. Celle qu'il sortait inlassablement depuis le matin même.
— Comment ont-ils pu savoir ce que nous faisions ?
Autour de la table, le silence régna. La situation n'avait guère changé depuis la veille au soir et les réponses n'affluaient pas plus. Seules les théories, plus ou moins loufoques, s'épanouissaient.
— Le ministère de la Magie a sûrement un espion parmi nous, lança Queenie sans se départir de son air de biche effaré.
C'était cette théorie qui avait le plus ébranlé les couloirs de Nurmengard, même si certains refusaient d'y adhérer.
— Aucun de nous ne trahirait Grindelwald de la sorte, s'empressa de dire Marcus.
Le sorcier avait ses défauts : il était cruel, brutal et concupiscent ; mais sa fidélité envers Grindelwald n'aurait pu être remise en doute. À ce titre, il considérait tous les sorciers vivant à Nurmengard comme ses égaux et leur accordait une confiance aveugle. Esther aurait aimé pouvoir en faire de même, mais elle vivait dans le château depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'il était bâti sur des secrets et que les intérêts de chacun pouvaient entrer en contradiction avec le bien commun qu'ils se targuaient tant de promouvoir. Il lui suffisait de regarder Igor et son regard fuyant, Eugen et sa jambe tremblotante ainsi que Queenie et sa prétendue désinvolture pour douter de chacun d'entre eux.
— Tu as raison de tous nous soupçonner, Esther, chantonna Queenie en lui lançant un regard de conspiratrice. Tant que nous n'en savons pas plus, nous pouvons tous être coupables.
Les regards fusèrent sur la jeune sorcière. Certains étaient surpris, d'autres outrés. Une minorité sembla contrariée de ce manque de confiance. Esther, la mâchoire contractée, avala sa gorgée d'eau avec difficulté.
— Ne fais pas ça, maugréa-t-elle.
— Tu n'es pas la seule à le penser, fit-elle en passant une main dans sa chevelure blonde. N'est-ce pas, Florien ?
Le français releva la tête de son plat. Un craquement retentit de son poing serré.
— Ta capacité à lire dans nos pensées ne t'autorise pas à partager publiquement ce que tu y trouves.
Queenie se contenta d'un sourire crispé tandis qu'Eugen jeta un regard en coin à son ami. Lui aussi avait senti la tension menaçante qui émanait de Florien, signe précurseur d'une tempête dévastatrice. Afin d'éviter son éclatement en plein repas, Eugen contre-attaqua.
— Ta sœur n'est-elle pas Auror, Queenie ? Demanda-t-il.
— Pour le ministère de la Magie, précisément, non ? Ajouta Florien, en se penchant par-dessus son plat pour mieux disséquer l'expression de l'interpellé.
Queenie fit de son mieux pour ne pas montrer son trouble, mais les quelques gouttes de soupe qui tombèrent de sa cuillère alors qu'elle cherchait à la porter à ses lèvres trahirent le tremblement infime de ses longs doigts. Le regard fuyant, elle s'empressa d'essuyer les éclaboussures qu'elle venait de faire. Esther prit pitié d'elle. Malgré l'inconfort que la Legilimens provoquait en elle, elle ne savait que trop bien qu'il n'était jamais bon d'être prise pour cible par Eugen et Florien. Il la tourmenterait jusqu'à ce qu'il ne reste de la sorcière qu'un tas d'os déjà rongé.
— Arrêtez. La profession d'un membre de notre famille ne devrait pas faire de nous des suspects.
— Au contraire, contrecarra Florien, un éclat mauvais dans ses pupilles, la proximité d'un de nos proches avec une institution de pouvoirs ennemie n'est jamais négligeable. En bien comme en mal. Mais tu ne peux pas comprendre.
Ces paroles vicieuses s'insinuèrent en Esther comme un poison. La gorge nouée, elle posa la main sur son médaillon et les portraits de ses parents qu'il renfermait. Florien n'aurait pu trouver de meilleures manières de la remettre à sa place.
— Et Queenie n'est l'une des nôtres que depuis moins d'un mois, sembla réaliser Igor en dévisageant de ses immenses yeux globuleux sa voisine de table.
— Mais ce n'est pas la seule à être arrivé récemment, intervint Florien. Si elle est suspecte, alors Aurelius l'est aussi.
— Mille gorgones, grommela Marcus. Dans quelques minutes, ce sera Grindelwald lui-même qui sera suspect !
De tous les sorciers du château, Marcus Carrow était l'un des plus affables envers Credence. Elle le soupçonnait d'agir ainsi par fascination pour l'Obscurus destructeur plutôt que par réelle sympathie, mais la finalité était la même. Il venait d'essayer, à sa manière, de défendre Credence et Esther lui en était redevable. Elle n'aurait pas eu la force de le faire elle-même à cet instant.
Son emportement eut l'effet de clore la conversation. Chaque sorcier retourna à son plat, l'esprit plus morose que quelques minutes auparavant. Ce fut à ce moment précis que Florentina fit son entrée dans l'immense salle à manger. Le bruit de ses pas attira tous les regards et elle se figea sur place. Esther n'avait pas croisé la jeune fille depuis la veille et elle la soupçonnait de l'éviter. Elle en eut la confirmation quand la stature frêle de Florentina fit demi-tour et disparut aussi rapidement qu'elle était apparue.
— Drôle de gamine, marmonna Igor.
— J'ai entendu dire qu'Ariana hésitait à la renvoyer à Londres, intervint Eugen.
Marcus fronça les sourcils, le visage toujours tourné en direction de la porte. Tout le château le savait, une opportunité venait de s'ouvrir à lui. La piètre performance de Florentina à Moscou l'avait fait perdre les faveurs de sa mère et, pour la première fois de sa vie, la matriarche Coller devait probablement trouver attrayante la poigne de fer de Marcus.
— Qu'elle s'en aille, elle ne nous est d'aucune utilité à l'heure actuelle.
Esther coula un regard en biais à Florien. Ses traits étaient tirés, son expression hostile. Le côtoyer s'annoncerait dangereux pour eux tous tant qu'il n'aurait pas trouvé une échappatoire à sa colère. L'absence de Credence se fit plus palpable encore. Esther était privée de sa présence apaisante, sans aucune idée de la date à laquelle il reviendrait. Elle avait bien essayé de récolter quelques miettes d'informations auprès de Vinda plus tôt dans la journée, mais sa requête n'avait pas abouti. Pire encore, Vinda lui avait fait comprendre que cela ne la concernait en rien. La dernière chose qu'elle souhaitait désormais était de recroiser le regard glacial et condescendant de la sorcière, mais même ce répit ne lui fut pas accordé.
Alors qu'Esther rejoignait sa chambre, le pas alourdi par des pensées sombres, quelle ne fut pas sa surprise de trouver Vinda, farfouillant parmi les tiroirs de son secrétaire.
— Entre, Esther, l'invita-t-elle.
L'ironie de la situation ne lui échappa pas. La sorcière pénétra dans sa chambre, les bras couverts de chair de poule et s'assit sur son lit. L'espace était impeccablement rangé : les draps étaient tirés, une tenue reposait, pliée, sur un chevalet, et la tablette de son secrétaire attendait sa prochaine correspondance. Vinda, qui appréciait autant l'ordre que ses parents, ne trouverait rien à redire, et à en juger par son expression autoritaire, cela valait mieux pour Esther. Vinda avait été la déléguée de son ordre à Beauxbâtons deux années de suite et tous les élèves ayant survécu à son courroux connaissaient par cœur le visage qu'elle arborait quand elle s'apprêtait à les remettre à leur place. Esther inspira profondément avant de demander :
— Que puis-je faire pour toi, Vinda ?
La femme s'adossa au secrétaire, les doigts entrelacés.
— J'aimerais discuter avec toi, Esther, entre futures belles-sœurs. Je dois t'avouer que l'échange que nous avons eu cet après-midi me turlupine et j'aimerais tirer certains éléments au clair.
Trois coups légers retentirent contre la porte de la chambre. Vinda l'ouvrit d'un geste de la main et Queenie les rejoignit dans la pièce. La porte se referma dans son dos, laissant Esther prendre conscience du guet-apens dans lequel elle venait de se fourrer.
— J'ai invité Queenie à participer à cette conversation. Tu sais à quel point j'apprécie son point de vue.
Esther acquiesça, le visage impassible, mais le corps en ébullition.
— J'aimerais te parler d'Aurelius, Esther. Je dois t'avouer que la relation que vous entretenez m'interpelle, et ce, depuis le premier jour où je vous ai vu ensemble. C'était à Paris. Vous marchiez main dans la main dans l'amphithéâtre du mausolée Lestrange. Tu t'en souviens ?
— Oui, répondit-elle sobrement.
Elle ne se souvenait que trop bien de cet instant et de la peur qui l'avait étreinte quand elle avait réalisé ce que Vinda avait vu. Ses sentiments pour Credence commençaient alors tout juste à éclore. Il ne s'était pas écoulé plus d'un mois depuis cette époque, qui lui paraissait pourtant si lointaine désormais.
— Je n'en ai pas pensé grand-chose, au début. Tu peux te montrer sournoise et cela pouvait être un de tes angles pour l'attirer à nous et tu aurais eu raison de jouer de tes charmes. Toutefois, cet acte ne s'est pas érodé depuis ton retour au château. Tu sembles même très attaché à ce garçon. Après tout, Grindelwald t'a enfin offert l'opportunité de souffler quelques jours en te retirant la garde d'Aurelius et, que me demandes-tu, à peine plus de deux jours après son départ ? La date de son retour.
Vinda esquissa un sourire amer.
— Je commence à craindre que tu ne te sois trop prise au jeu, oubliant, par la même occasion, tes propres vœux.
Malgré tous ses efforts pour rester immobile, Esther cilla. Elle jeta un regard à Queenie, qui observait la lune par-delà les fenêtres.
— Je n'ai rien oublié des promesses que j'ai faites à Florien, bredouilla-t-elle.
— Dans ce cas, négliger serait un meilleur terme. Il serait bon, maintenant qu'Aurelius fait partie de notre grande famille, que tu répartisses mieux ton temps.
Esther fronça les sourcils. Vinda leva les siens en réponse. Florien s'était-il plaint auprès de sa sœur ? Toute cette conversation n'était-elle liée à qu'à ça ?
— Je ne fais que ce que Grindelwald m'a instruit de faire. S'il souhaite me voir prendre du recul, je le ferais. Mais peut-être devrions-nous attendre son retour pour avoir cette conversation ?
Vinda ne laissa rien paraître de cet affront, mais Queenie se raidit et son attention se dirigea sur les deux sorcières.
— Penses-tu que je n'ai pas l'autorité pour transmettre ses demandes ?
Esther garda le silence quelques secondes. Son cœur battait à tout rompre, mais il lui était impensable d'abandonner Credence sans se battre.
— Au contraire, je sais que tu l'as. Cependant, j'ai travaillé dur pour cette opportunité et pour rendre Grindelwald fier, j'aimerais que ce soit lui qui me demande de me retirer.
— Tu cherches des louanges ?
Esther fit la moue.
— Ne les souhaitons-nous tous pas ?
Vinda inspira. Son regard se porta vers la nuit étoilée.
— Très bien. Continue cette mascarade. Je ferai remonter ta demande à Grindelwald.
La jeune femme retint un sourire. Elle savait qu'elle n'avait fait que retarder l'inévitable et que, bientôt, si ce n'était pas déjà fait, Vinda convaincrait Grindelwald de mettre fin à cette mission et qu'il la convoquerait pour un ultime entretien. Mais ce jour-là n'était pas encore arrivé.
— Laisse-moi te donner un conseil, Esther, reprit Vinda d'un ton étonnamment plus doux. Si nous souhaitons nous élever dans ce monde, en tant que femmes de sang-pur, nous ne pouvons nous laisser aveugler par des sentiments amoureux.
— Je ne suis pas amoureuse, rétorqua Esther avec vigueur.
Elle ne pouvait laisser Vinda réaliser l'ampleur de ses sentiments pour Credence. Elle les séparerait pour de bon.
— Même pas de mon frère ?
— Tu connais très bien les sentiments que j'éprouve pour Florien, marmonna la jeune femme. Ils n'ont jamais changé.
— Et quels sont tes sentiments pour Aurelius ?
— Les mêmes que pour Florien.
— Hum, fit Vinda en jetant un coup d'œil à Queenie. Dans ce cas, pourquoi l'avoir emmené si loin du château pour l'embrasser ?
Esther pinça les lèvres. Ses pensées s'emmêlant en un enchevêtrement d'excuses, toutes moins convaincantes les unes que les autres.
— Pensais-tu que nous ne l'apprendrions pas ?
La détresse dut se lire sur le visage d'Esther, car les traits de Queenie s'adoucirent.
— Pourquoi nous avoir caché ce rapprochement, Esther ?
Vinda se plaça face à sa future belle-sœur, comme elle se plaisait à le dire, et releva son menton d'un doigt glacé. La sorcière ne pouvait plus ignorer son regard, ni rester silencieuse.
— Je ne sais pas, ne put-elle qu'avouer dans un murmure.
Vinda soupira, se retourna, et demanda :
— Queenie. Esther est-elle amoureuse d'Aurelius ?
La Legilimens pencha la tête.
— Non. Elle apprécie sa compagnie, le considère comme un proche, mais elle ne lui voue pas de sentiments amoureux.
— Pourquoi ce baiser dans ce cas ? Pourquoi le cacher ? Interrogea Vinda, les épaules raides et le visage froissé par l'incompréhension.
Queenie sourit d'un sourire si innocent et si compatissant qu'il était impossible de ne pas croire chaque mot qui sortit de sa bouche.
— Pour expérimenter, pendant qu'elle le peut encore. Esther n'en est pas fière, et elle ne voulait pas que Grindelwald perde de l'estime pour elle.
Le silence qui suivit cette déclaration les étouffa de sa présence. Il pesait sur les épaules d'Esther tant elle sentait le regard de Vinda passer d'une sorcière à l'autre, à la recherche d'un mensonge qu'elle semblait flairer. Finalement, elle soupira.
— Ce comportement n'est pas digne d'une sorcière de ton rang, mais tu as raison de t'y soumettre maintenant. Après ton mariage, tu devras entière fidélité à Florien, quels que soient tes sentiments pour lui. (Elle ouvrit la porte de la chambre et s'arrêta sur le seuil.) Ne t'attache pas plus à Aurelius. Une mission de la plus haute importance doit lui être confiée, une mission dangereuse. Rien ne devra l'en dévier.
Elle s'éclipsa sur ces mots. Queenie s'arrêta, à son tour, sur le seuil. Esther décela sur son visage une bonté qu'elle n'avait jamais pris la peine de chercher auparavant. Elle remercia la Legilimens en pensée et cette dernière se contenta d'un sourire énigmatique.
— Bonne nuit, Esther.
La porte de la chambre se referma dans un murmure. La jeune femme se laissa tomber au pied de son lit, les membres tremblants et le cœur dévasté. Queenie l'avait sauvé ce soir, mais elle ne serait pas toujours présente pour mentir à sa place.
Une main refermée autour de son médaillon, elle pensa à tout ce qu'elle avait déjà perdu. Elle ne voulait pas ajouter Credence à la liste.
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