Comme on fait appliquer l'illégal sans un scrupule - addendum
Dans le précédent article homonyme, j'insistais sur l'obéissance presque systématique que suggère un arrêté illégal dont nul ne vérifie la conformité et l'authenticité avant de le faire appliquer, et c'est ce qui me fit admettre ce texte parmi mes documents de psychopathologie du Contemporain. Alors, je ne faisais qu'indiquer, et pour ainsi dire « en passant », combien la décision du Conseil d'État relative à la réforme « Choc des savoirs » était bizarre : elle entérine l'illégalité de l'arrêté mais le proroge pour empêcher d'altérer l'organisation du service public – ce que d'aucuns appellent « modulation d'effets ». Je songeais notamment à ce qui adviendrait si un professeur, devinant tôt l'illégalité de l'arrêté (opposé au décret), avait refusé d'y obéir, et s'il en avait été inquiété par son administration, et peut-être sanctionné ou renvoyé : le Conseil d'État statue qu'en effet l'ordre était illégal, mais il ne semble pas donner raison à l'enseignant quant à désobéir. Voici ce qui est absurde et de nature à former une jurisprudence intenable et détestable : c'est l'idée qu'on a tort de désobéir à un ordre illégal tant qu'un juge non seulement n'a pas attesté de cette illégalité même si elle est évidente, mais n'a pas confirmé que l'illégalité ne devait pas se poursuivre !
Il faut transposer ce cas pour le rendre concret et en montrer l'essentielle ignominie :
Vous avez signé un contrat de travail pour 35 heures hebdomadaires, et, un jour, votre patron vous impose trois heures supplémentaires par semaine, arguant qu'il a signé un avenant à votre contrat. Vous vous interrogez logiquement sur la légalité d'un avenant que vous n'avez pas signé, et l'estimez probablement entaché d'illégalité – vous effectuez peut-être ces heures supplémentaires, ou bien vous avez été convoqué et réprimandé à cause de votre refus.
À la fin, un tribunal estime que cet avenant ne vaut rien, mais il le modère par arrêt en... prolongeant son effet jusqu'à la fin de l'année, au motif que cela désorganiserait l'entreprise. Face à votre incrédulité logique, puisque l'illogisme signale ici un danger où celui qui n'exécute pas l'illégal n'est pas rétabli dans son droit, autrement dit la justice paraît le considérer encore fautif, on vous répond par exemple :
« L'effet ex tunc est une fiction juridique radicale, sa modulation modère cette radicalité par pragmatisme. Vous n'avez qu'à vous conformer au dispositif modéré de l'arrêt au lieu de rechercher la radicalité de l'effet ex tunc. L'ordre juridique pour vous, c'est le dispositif de l'arrêt à exécuter, et non les motifs. Partant, ce qui serait illégal serait un refus d'exécuter le dispositif de l'arrêt (d'annulation aux effets modulés), et non le contraire. Ici, tout le monde a compris qu'une illégalité a été constatée, ce qui produit l'annulation. Mais une deuxième dimension est la sécurité juridique, d'où une modulation des effets de l'annulation dans le temps. »
Pour moi, la « sécurité juridique », même publique, au nom de laquelle la modulation est prononcée, c'est manifestement de ne pas obliger un individu ou un groupe à un ordre faux, non seulement quand des soupçons étayés tendent à le démontrer faux, mais surtout a fortiori quand un tribunal l'a décidé faux. En d'autres termes, il est pour moi absolument prioritaire et vital de faire attester qu'un ordre illégal ne doit pas obliger à l'obéissance. Mon interlocuteur aurait mal compris que l'arrêté dont il s'agit a occasionné beaucoup « d'insécurité » parmi les professeurs et que c'est notamment cette insécurité qu'il fallait annuler en comparaison de quoi la désorganisation possible des établissements n'étant pas un motif d'insécurité aussi personnel et manifeste. D'ailleurs, en l'occurrence, une annulation n'entrainait que l'aspect facultatif des groupes de besoin, et nul enseignant n'aurait exigé, ni n'eût pu le faire, que son emploi du temps soit altéré : tout au mieux, sur les mêmes horaires, il recevait une classe au lieu d'un groupe. En vérité, je crois qu'on n'a pas même tenté de mesurer la prétendue désorganisation arguée qui n'est qu'un prétexte.
Or, si j'y reviens ici, c'est parce que de tels arrêts contradictoires, qui devraient être illégaux à mon avis parce qu'aporétiques d'un point de vue constitutionnel, relèvent aussi d'un des caractères du Contemporain que je me propose à présent d'expliquer. En somme, ce n'est pas juste un problème de Droit : c'est un problème de psychopathologie sociale.
D'aucuns argueront, comme mon interlocuteur, qu'il importe qu'une décision de justice soit pragmatique, et c'est ce qui justifierait la modulation de l'arrêté, parce qu'il serait infaisable dans sa disposition directement annulatrice. Mais je réfute cet argument et le retourne au nom même de la praticité qui est avancée ici de manière au contraire purement théorique, confondant le « pragmatique » vu dans l'esprit d'un juge et le « pratique » vu dans celui du citoyen.
Car d'évidence, ce qui concerne bien le domaine du pratique, c'est qu'on entrave une contestation légitime et légale.
Oui, mais une Cour, particulièrement le Conseil d'État, ne considère pas la réalité quand elle entend la notion de pratique, elle n'a que l'usage de se représenter le pratique relativement à un texte ou à une structure. Autrement dit, elle constate que la loi, en l'occurrence l'arrêté, n'est pas conforme à une autre, et elle comprend que cette contradiction gêne une application légale, c'est-à-dire s'oppose réglementairement à « ce qui se pratique par la loi antérieure », et puisque la loi controversée s'est officiellement appliquée à une institution, même si c'était sans application réelle, alors son annulation sine die ne serait pas « pratique ».
C'est ce sens de « pratique », cette excuse, qu'il faut entendre quand une cour émet un avis défavorable au changement d'une loi illégale. Elle admet automatiquement, par une sorte de déformation professionnelle, que le pratique consiste en une simple cohérence de textes avec l'admission d'office que ces textes ont eu un effet, même si ce n'est pas avéré. Mais dans cette connotation du pratique, le réel factuel est largement ignoré.
Mais l'usager, bien tangible, lui, et par exemple l'enseignant, se moque de ce qui rend une loi « impraticable », c'est bien pour lui le contraire, à savoir de la théorie, ce n'a rien à voir avec la difficulté et la peine qu'il éprouve très concrètement à appliquer la loi illégale justement parce qu'elle est probablement illégitime, et ainsi ce que la justice lui présente pour « pratique » ne réfère point à sa pratique, justement, et de manière générale à la pratique du Français.
Ainsi, le juge, habitué aux textes, fait du mot « pratique » une acception diamétralement opposée au citoyen, et qui l'empêche bienheureusement de considérer son rôle minuscule : tout se résume pour lui à une étude littéraire, à une exégèse ad ou pro hominem. En cela, il devrait plutôt ne jamais utiliser le mot « pratique ». C'est un peu comme si j'écrivais que mes critiques littéraires sont pratiques, parce qu'elles veillent à ne pas se contredire et que, en théorie, un de mes lecteurs pouvait avoir commencé à appliquer leur méthode. Or, j'ai tout de même assez de recul et de vocabulaire pour admettre que, d'un point de vue vraiment pratique, mes critiques ont peu de rapport avec la réalité quotidienne, et que la suppression immédiate de l'un d'entre eux, parce qu'il serait faux, ne saurait pragmatiquement occasionner une perte immense pour la société.
En somme, nous voilà à un point de rupture paradigmatique : le Tribunal veille surtout à ne pas désorganiser l'ordre des lois qu'il a intérêt à estimer d'office d'applications importantes (parce qu'il en va de son propre sentiment d'importance), il appelle alors cela « pragmatisme » ; le Citoyen veille plutôt à exécuter des ordres légaux et qui, par le sceau de cette légalité, sont certifiés ne nuire à personne, et c'est cela son pragmatisme. On ne saurait imaginer malentendu plus lourd de sens sur l'emploi d'un seul mot.
Mais je crois qu'à l'instar du Conseil constitutionnel, et qu'en fait à l'instar de n'importe quel professionnel contemporain, le Conseil d'État a décidé sur le fondement d'une mentalité générale plutôt que sur celui d'un critère professionnel très spécifique, en sorte qu'il n'est pas nécessaire de regarder si loin de la théorie à la pratique, ni de consulter beaucoup le Droit pour le comprendre, et qu'il suffit pour cela de constater comment cet arrêté a été rendu, avec quel esprit et selon quel sentiment courant :
Ni une Cour ni un Individu aujourd'hui ne tient, par ses avis, à révolutionner quoi que ce soit : c'est où se situe désormais l'être par rapport au nombre. Chacun est foncièrement mu par un esprit de fonctionnaire, les Conseils dont il s'agit sont notamment constitués au surplus de fonctionnaires nommés, et si l'on ne suppose pas une énième collusion entre la Justice et l'État, encore faut-il admettre que personne dans notre société ne veut prendre la responsabilité d'une solution ferme, nettement contraignante et d'un impact véritable.
Ce n'est pas qu'une cour collective et anonyme s'y refuse, c'est qu'il faut un particulier à l'origine pour le proposer, c'est-à-dire un insolent, un renégat. Or, ce particulier n'existe plus, et plus personne n'a envie de tenter une audace qui déparerait de la pusillanimité environnante et de règle : bien exercer sa fonction, c'est devenu pour chacun y rester imperceptible.
Autrement dit, chacun s'accorde un brevet de sagesse à ne faire que négocier, permettre et différer, parce qu'autrement il faudrait assumer l'orgueil si « mal vu » de se savoir compétent et irréfragable : on estime radical en tout métier de décréter que l'illégal est juste intolérable et de l'annuler sur le champ. On « module » donc : c'est supposé s'entendre comme la vertu d'une « tolérance » et d'une « finesse » – toute la société est bâtie de gens comme cela qui, pour leur estime-de-soi, transforment la Vérité en relativisme, proposant des transactions et des délais au lieu de corriger la turpitude à laquelle ils s'associent. Personne au fond ne veut endosser d'avoir un effet : on tient, pour se donner bonne conscience, à appeler une conséquence : « radicalité », et, dans le cas qui nous occupe, le Conseil d'État n'a pas seulement cherché à vérifier si l'arrêté pouvait être annulé dès le prononcé de l'arrêt sans préjudice : il a automatiquement estimé qu'il y aurait de la « dureté » à le rendre immédiatement caduque, et il s'en est tenu à l'usage de ne pas trop contraindre. Il aurait fallu un juge non même brave mais intègre pour sans délai mettre en demeure l'État de se conformer à la loi, c'est-à-dire qu'il aurait fallu un homme de justice et non une créature-fonctionnaire contemporaine : c'est certes de mentalité actuelle de ne pas faire le juste et le bien au prétexte que ce serait trop « radical » et « hardi ».
Et c'est bien l'égrégore : on rencontre en effet cette pensée partout pour que chacun se dédouane de prendre un jour une décision d'importance. Autrement dit, il importe de considérer que l'important relève d'un extrémisme, de manière à se pardonner de n'avoir jamais, dans son métier et ailleurs, aucune importance. La morale contemporaine est foncièrement à l'innocuité : il faut autant que possible que ce que tout le monde fait soit aussi anodin que possible, le plus homogène et miscible avec la société déjà établie. Il s'agit de ne rien déranger, ce qui pourrait faire accroire, par contraste avec la vacuité et la mollesse ambiantes, qu'on est un forcené.
En somme : ne pas déparer et ne pas contraindre, comme articles principaux de civique vertu.
C'est ainsi qu'en croyant constater l'établissement d'une illégalité, on tend à l'entériner, même si l'on prétend pour se rassurer que ce n'est que provisoire : c'est pourtant profondément absurde et contraire au principe de la légalité, donc aux motivations principielles du juge. D'une façon semblable, on n'ose plus renvoyer un salarié négligent, on n'ose plus émettre une critique négative, on n'ose plus se distinguer de son environnement, et c'est à peine si l'on ose signifier patiemment son désaccord. Pourquoi ? Parce que chacun de ces actes même mineurs, il faudrait le faire en son nom, ainsi valoriser sa personne, affirmer qu'elle compte, ce qui serait pris pour une fatuité : or, il n'y a plus de nom propre parce qu'il n'y a plus d'identité et d'assomption d'être. Nul ne tient vraiment à avoir une personnalité qui soit à lui et qui puisse imposer aux autres : cela, décider et obliger, c'est le « mal », et tous aspirent à vivre paisiblement dans leur coin sans influencer personne.
C'est où nous en sommes. La morale contemporaine peut ainsi en large part se formuler de la façon suivante : « Je ne suis pas, donc je m'efforce d'être sans effet. »
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