Quarante-cinquième Chapitre.

[Vendredi 3 mars. Dans la forêt, en pleine expédition pour localiser le camp des Bannis, les deux troupes se sont séparées, invisibles. Zac, à l'apparence de Heaven, a réussi à convaincre six Bannis de l'emmener au camp. Trois d'entre eux sont partis, suivis par la plupart du groupe de Heaven. Les trois autres ont disparu soudainement, échappant au contrôle de Heaven et ses trois alliés restants.]

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Nous nous regardons tous du même air interdit, et je manque de lâcher mon arme tant je suis déconcertée.

— Ils se sont téléportés ?! s'offusque Tyssia.

— On aurait dû deviner, fais-je d'une voix étranglée.

Tournant sur nous-mêmes, nous cherchons en vain une trace proche des Bannis qui nous ont échappés. Finalement, la Kitsune qui nous accompagne s'agite.

— On doit...

Mais elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Jake repart en premier dans la forêt et nous le suivons sans nous poser de questions. Après un dernier regard au camp qui s'efface déjà derrière nous, j'accélère et me mets à mon tour en alerte.

Nous filons entre les arbres sans perdre notre couverture invisible, suivant le chemin que l'escorte qui a emporté Zac a aussi pris. D'un regard, nous nous comprenons et nous mettons à leur recherche. L'un des Bannis a demandé aux autres de surveiller leurs arrières, alors ils ne seront forcément pas loin. Ils ne devaient pas aller directement au camp. On a donc encore un peu de temps pour les retrouver et les neutraliser. Seulement, si nous approchons trop vite du camp, et si nous nous dévoilons trop près, on lancera une bataille. Et on ne pourra pas la gagner.

Je serre les dents, accélérant le pas en ignorant la douleur lancinante dans mes jambes. Jake semble être le plus apte à retrouver l'autre groupe, et je mets ça sur le compte de ses sens de loup. Alors nous le suivons, prenant garde à éviter les branches qui trahiraient notre passage. En courant, je me rends compte que les autres nous ont bien devancés, ce qui signifie qu'ils se sont eux aussi dépêchés. Je sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine, et repousse très difficilement la magie qui veut remonter à la surface. La panique ne tardera pas à me prendre si nous ne les retrouvons pas vite.

Heureusement, au bout de quelques minutes de course, nous apercevons la dizaine de silhouettes qui s'avancent à vitesse à présent raisonnable parmi les arbres qui me paraissent de plus en plus étouffants. Nous ralentissons, et avec prudence, nous approchons du groupe à distance sécurisée. Zac est toujours au centre, entouré des trois mêmes Bannis, eux mêmes cernés par les six membres de notre troupe d'expédition, prêts à bondir.

Automatiquement, je m'écarte de Tyssia, Jake et la Kitsune qui m'imitent pour couvrir plus de territoire. Longeant le groupe qui évolue silencieusement, j'analyse tant bien que mal la situation, les poumons en feu. Je passe ma tête entre les feuillages en prenant garde à marcher sur la pointe des pieds, sautant avec le plus de légèreté possible. C'est un miracle que je n'ai toujours pas trébuché.

Je les observe, le silence compressant ma cage thoracique. Au dessus de nous, les arbres me semblent s'être étendus, cachant encore plus du ciel et ne laissant que quelques rayons ambitieux de soleil percer. Je ne vois aucun sentier, aucune clairière. Ils avancent au beau milieu de la forêt, se guidant je ne sais comment. Les Bannis, armes en l'air, semblent moins à l'affût que tout à l'heure. Zac, toujours avec mon apparence et l'épaule en sang, regarde droit devant lui. Personne ne m'a vue. Ils ne courent pas, et semblent assez sereins. Ils savent où ils vont et savent qu'ils sont soutenus par leurs trois alliés. Alors, sans aucun doute, ces derniers sont partis sur les côtés, et j'en imagine très facilement un devant pour éclairer leur chemin.

Je suis soulagée de voir que mes trois coéquipiers comprennent la même chose et s'enfoncent chacun de leur côté dans la forêt, se mettant tout de suite à la poursuite des Bannis disparus. Je serre les dents, m'empêchant de les regarder disparaître pour me concentrer sur mon objectif.

À présent, il ne s'agit plus de suivre les Bannis. Il faut les tuer et partir. Il faut fuir le danger. On a assez d'informations pour aujourd'hui.

Malgré ma distance et mon camouflage parmi les arbres, je suis remarquée d'abord par Stefen, puis par les autres. Je vois une légère hésitation sur le visage de « Zac », mais il est le seul à s'empêcher de me regarder. Je soutiens le regard alarmé de Stefen le temps d'une seconde, répondant en agitant la main devant moi, tentant de lui signaler l'urgence et lui demander de ralentir la cadence. Je ne sais pas s'il comprend ce que mes yeux paniqués veulent lui dire, mais je ne perds pas de temps pour expliquer. Je reprends ma route et enjambe les buissons pour aller plus vite. Manquant de tomber, je grimace et reprends l'équilibre en courant, réprimant une injure lorsque j'entends le bruit de mon chemin sur les feuilles. Je ne me retourne pas, je fais confiance. J'ai une envie monstre de revenir en arrière et leur crier à tous de fuir, mais c'est bien plus compliqué que ça. Sauter les étapes attirerait tous les Bannis autour de nous.

M'élançant en brandissant déjà ma dague en avant, je me maudis de ne pas pouvoir utiliser ma magie. J'ai un mal horrible à me concentrer et à remettre mes idées en place quand je me sens aussi bloquée.

Je mets difficilement de la distance entre le groupe et moi, repoussant tant bien que mal la panique qui s'installe en moi. Aucun Banni en vue. Je regarde partout, à l'affût du moindre mouvement et du moindre bruit, réprimant l'envie d'utiliser ma magie pour abattre tous les arbres autour de moi. Je peine à éviter les craquements des branches et prie intérieurement pour qu'aucun Banni ne m'entende. Je me demande au même moment où est le roi et sa troupe. Ont-ils réussi à retracer le chemin qu'ont entrepris les Bannis pour nous trouver ? Je sens un frisson parcourir mon dos. Non. Ils avaient dû se téléporter. Alors ils n'ont rien pu voir. Les pensées fusent à toute vitesse dans ma tête. Le fait qu'ils puissent se déplacer où ils veulent ici remet tout en cause. À quoi bon chercher leur camp si de toute façon ils peuvent débarquer à Érédia en un claquement de doigts ? Et s'ils n'avaient pas d'endroit fixe, s'ils ne cessaient de se disperser ?

De plus, si nous engageons le combat avec ces trois Bannis disparus, et que nous abandonnons notre invisibilité, il y a des chances que leurs fameux capteurs nous repèrent. La fuite sera encore plus essentielle. Je ravale un juron. On a fait n'importe quoi. On les a trop sous-estimés. Après tout ce qui s'est passé, on pense encore pouvoir avoir autant d'avance sur eux.

J'accorde un regard derrière moi et suis soulagée de voir qu'au loin, aucune des silhouettes floues ne semble s'agiter. Je n'ai pas été repérée, et à en entendre le silence pesant, les autres non plus. Si nous arrivons à retrouver les fugitifs avant qu'ils n'atteignent le camp, il ne devrait pas y avoir trop de problèmes, pas vrai ? Mon cœur résonne dans mon crâne, suivant le rythme de mes yeux affolés parcourant la forêt autour de moi. Je ne sais pas à quel point nous nous sommes enfoncés dans les arbres. Et si nous étions si loin d'Érédia que les Bannis n'auront aucun mal à nous rattraper ?

J'étouffe mon appréhension et reprends ma filature, restant attentive à tous les tressaillements que je perçois. Puis, finalement, je m'arrête brutalement.

À quelques dizaines de mètres de moi, une ombre bouge lentement. Retenant mon souffle, j'enjambe les branches sur mon passage, la mâchoire contractée et la poitrine en feu. Je reconnais rapidement l'elfe aux yeux jaunes qui semblait mener le groupe tout à l'heure, et une vague de soulagement manque de me faire sursauter.

En voyant que sa tête bouge dans ma direction, je me plaque contre un arbre et me paralyse. Le cœur battant, je tente d'établir la situation. Zac et les autres ne sont pas encore à mon niveau, je les ai largement dépassés en courant. Les deux autres Bannis disparus ne sont pas dans les parages, et au vu du calme ambiant, il n'y a eu aucun combat encore. Ils étaient sans aucun doute sur les côtés, sans quoi ils n'auraient pas pu « surveiller les arrières » de leurs alliés. Le Banni que j'ai sous les yeux est donc le plus menaçant pour nous. Alerte, son arc déjà bandé, il avance tranquillement en examinant les alentours. Il fait bien son travail, songé-je.

En osant sortir de ma cachette, je me mets à le suivre, ma dague prête à voler. L'avoir enfin sous mes yeux me permet de mieux prévoir ses mouvements et les miens.

Alors je ne perds plus de temps à nous mettre en danger inutilement. Je file entre les arbres et me retrouve deux mètres derrière lui. Il doit entendre mon mouvement puisqu'il se retourne directement, une flèche pointée droit sur moi. Je bloque ma respiration, m'assurant qu'il ne m'a pas vue. En une seconde, j'accorde à la magie la place qu'elle demande depuis tout à l'heure, et le halo autour de mon arme s'étend. J'abandonne ma couverture et l'elfe Banni sursaute en croisant enfin mon regard. Il a à peine le temps de tirer sa flèche, je m'élance déjà vers lui...

Et m'arrête net.

Il s'effondre, une flèche brillante transperçant son cou. Je recule brutalement, le regardant avec horreur se tortiller au sol en se vidant de son sang. La flèche a transpercé le centre de sa marque de bannissement. En plein dans le mille.

Je lance un regard affolé autour de moi, me maudissant de ne plus être invisible. Je garde mon arme au dessus de ma poitrine, sa lumière bleutée ondulant sous mes yeux.

Soudain, un arc étincelant apparaît entre les arbres, et c'est d'abord le bras de verre qui le tient que je remarque. J'affaisse les épaules, soulagée en voyant le roi abaisser son arme sans quitter sa victime des yeux. Dans son regard brille la fureur d'un guerrier qui vient d'abattre un ennemi.

— Tu n'es plus invisible, devine-t-il en m'apercevant, aucune once de surprise dans sa voix.

« Vous nous plus », ai-je envie de répondre.

— Qu'est-ce que vous faites là ? m'étonné-je, ignorant tant bien que mal le cadavre ensanglanté à mes pieds.

— On n'est pas loin du camp, fait une voix qui se révèle être celle de Thaniel. On a tué quelques Bannis, déjà.

J'écarquille les yeux ne sachant pas comment me sentir en voyant la troupe du roi se dessiner face à moi. Leurs visages sont sales, égratignés, leurs armes tâchées. Ils ont engagé le combat. Ils sont tous visibles, à présent.
En voyant Joyce débarquer avec affolement, je me dépêche de la rassurer.

— Zac va bien. Ils sont tous derrière, ils vont bientôt passer par là. On doit partir vite, ajouté-je en regardant autour de moi. Ils ont des capteurs, ils vont nous retrouver.

— On a cru le comprendre, répond un elfe à côté de Kaleb. On a croisé un Banni qui patrouillait, et en le tuant, on en a attiré une dizaine d'autres.

Je me mords les lèvres, anxieuse. Ils patrouillent, en plus.

— Ils peuvent se téléporter, annoncé-je.

— Quoi ? fait le roi, sincèrement étonné.

— Trois d'entre eux ont disparu sous nos yeux, dont celui-là, fais-je en désignant sans le regarder l'elfe éteint au sol. Jake, Tyssia et la Kistune de mon groupe sont partis à la recherche des deux autres.

— Et Stefen ?

— Ils sont tous restés avec le groupe de Bannis. Ils ont cru Zac, déclaré-je. Ils se dirigent vers le camp. Vers d'où vous venez, noté-je en montrant devant moi d'un signe de la tête. Comment vous avez su où aller ?

— L'atmosphère, répond Kaleb.

Je ne cherche pas en savoir plus. Tout est beaucoup trop flou et incertain pour que nous nous permettions de faire des débats en plein milieu de la forêt à quelques pas du camp des Bannis, de Kali et de Jorah.

— On bat en retraite, concède le roi en s'adressant à sa troupe. On a assez d'informations pour aujourd'hui. On a déjà dû attirer l'attention.

— On ne peut plus perdre de temps, renchéris-je. Suivez-moi.

Je ne prends pas la peine de m'assurer que tous m'emboîtent le pas et me précipite en arrière, tentant de me remémorer la distance qui me sépare de Zac et des autres.

Comme je le prévoyais, ils sont déjà en train d'approcher. Au loin, leurs ombres incertaines se fraient un chemin entre les arbres et balaient facilement les buissons autour d'eux.

Je me retourne vers le roi, juste à ma droite. Je n'ai pas besoin de parler, il s'adresse à ses guerriers à ma place.

— Ils nous verront d'une minute à l'autre. On fonce, on les tue et on s'en va. Si d'autres Bannis interviennent, nous les tuons aussi. On ne doit en laisser aucun repartir au camp.

Tous acquiescent. La seconde d'après, nous courons droit devant sans hésiter. Je me mets à penser à mes trois autres alliés qui ne sont toujours pas réapparus. Mon cœur se serre. J'espère que Jake va bien. Faites qu'ils aillent tous bien.

Les Bannis nous remarquent bien avant qu'on soit face à eux. Je croise le regard de la fée aux cheveux violets, et elle a à peine le temps de sursauter en se rendant compte de la supercherie qu'elle est projetée contre un arbre dans un affreux bruit de craquement d'os. J'ai un mouvement de recul lorsque je la vois transpercée d'une flèche une seconde après. Je détourne les yeux seulement pour voir les deux autres Bannis mourir de la même manière, éjectés d'un seul geste féroce de la main du roi avant d'être achevés par le coup d'un elfe. Personne d'autre n'est intervenu. Je déglutis difficilement, sentant l'angoisse comprimer étrangement mes côtes. Ils n'ont eu aucune chance. Tout a été terminé en un instant.

Les bras ballants, j'ai un moment d'absence, et je n'arrive à ce moment pas à écouter les brefs ordres du roi retrouvant l'autre groupe d'expédition. Mes oreilles bourdonnent, et les images des corps ensanglantés des Bannis s'impriment sous mes yeux.

— Heaven ?

Je m'arrache à mes pensées et me tourne vers le roi, qui m'observe sans poursuivre. Du coin de l'oeil, je vois Zac reprendre son apparence et enlacer Joyce avec empressement. Autour de nous, tous se concertent, et l'atmosphère s'alourdit. Je tourne sur moi-même, à la recherche de Tyssia et la Kitsune, mais surtout de Jake.

— Il faut retrouver les autres, m'empressé-je de dire à l'intention de tout le monde. Ils sont partis par là et là, ajouté-je en tendant les bras de chaque côté.

Je n'ai pas besoin d'insister. Joyce est la première à partir, et rapidement quatre personnes se dispersent. Je respire profondément. Ils doivent absolument revenir.

— Est-ce qu'on part sans les attendre ? s'enquiert Stefen auprès du roi.

Celui-ci pince les lèvres, et j'ai l'impression que son masque de froideur se fissure.

— On ne peut pas rester à découvert ici, en tout cas, répond-il finalement.

En même temps que lui, je lève les yeux vers la cime des arbres. On a perdu depuis longtemps notre itinéraire de départ.

— Vous savez au moins comment rentrer ? hasardé-je.

Le roi me lance un regard interloqué. Je rougis en me rendant compte que j'ai été un peu trop désinvolte.

— Je suis le roi, Heaven.

Je réprime un soupir. Il a beau être le roi, il ne semble pas connaître si parfaitement que ça la forêt de son royaume et ce qu'elle cache.

— Érédia est par là, ajoute-t-il pour illustrer son propos en tendant sa main vers l'ouest. On n'est pas allés si loin, j'ai l'impression. On a surtout contourné la ville.

Je fronce les sourcils, tentant vainement de discerner un chemin vers ce qu'il désigne. Sent-il la présence de son château même à des kilomètres ?

Je n'ai pas le temps de débattre. Dans un sifflement strident du vent, des silhouettes apparaissent parmi nous et nous bondissons tous en arrière. À quel point leurs capteurs sont-ils efficaces ?

La dizaine de Bannis qui vient d'apparaître ne prend pas la peine de nous analyser. Ils nous sautent dessus. J'esquive de justesse le coup d'épée d'une fille à la peau bleutée et ai juste le temps de glisser derrière elle pour la projeter sur un arbre. Alors qu'elle charge de nouveau sur moi en crachant du sang, je lance ma dague tout en faisant voler son arme d'un geste vif de la main. Ma lame enflammée s'enfonce dans le haut de sa poitrine, et la Bannie tombe au sol dans un bruit sinistre. Je ravale ma salive en la tournant du bout du pied pour arracher ma dague de son corps.

En me retournant, un autre Banni se rue sur moi, mais il n'a cette fois pas le temps d'attaquer car Kaleb lui tranche la tête d'un coup de sabre. Recevant une éclaboussure de sang, je titube en arrière et m'empêche vite de regarder la mare écarlate qui s'étend sous le cadavre décapité. J'ai vu nombre de morts et d'horreurs, mais je n'ai pas encore la capacité d'être insensible face à elles.

Mais peu importe. Je dois me comporter comme une guerrière impitoyable. Certainement pas comme une humaine frêle.

Alors je n'hésite pas lorsque je dois bondir sur un Banni et lui planter ma dague dans le dos pour aider Stefen qui tend déjà son arc face à une autre ennemie. Le sang imprègne maintenant ma main, et je retombe sur mes pieds en brandissant de nouveau mon arme pour me protéger. Par chance, j'ai un court instant de répit et me colle contre un arbre pour observer la scène chaotique. Des éclats de lumière fusent en tous sens, des flèches enflammées s'entrechoquent, des bourrasques soulèvent les feuilles.

Avec soulagement, je constate que nous avons l'avantage. Je retiens cependant mon souffle en voyant que deux de nos membres sont morts. Une fée et un elfe. Je n'aurais même pas eu l'occasion de connaître leur nom.

Le roi se retrouve aux prises de deux Bannis, mais il ne cille pas. En une fraction de seconde, il en envoie un frapper violemment un tronc d'arbre. De sa main de verre, il transperce la poitrine de l'autre d'une vitesse impressionnante qui m'arrache un hoquet. Le Banni émet un gargouillis et tombe à genoux alors que le roi dégage son bras transparent à présent maculé de sang. Ce n'est pas n'importe quel verre. Il est aussi tranchant que de l'acier et aussi solide que de la pierre. Il reflète l'aura céleste de son pouvoir, reçoit sa force physique sans flancher. Ce bras n'est pas un handicap, c'est un avantage.

Perdue dans ma contemplation, je ne fais pas attention à la Bannie qui me saute dessus et suis projetée sur le côté par un violent coup de pied au visage. Je sens mon ventre se tordre et grogne de douleur en plaquant ma main sur ma joue endolorie, recevant sur le bras un coup tranchant de son sabre. Je la foudroie du regard, et elle semble alors me reconnaître. Elle recule, battant l'air de son arme pour me repousser. Hésite-t-elle à me tuer ? Ou a-t-elle peur ?

Je ne cherche pas à comprendre. Je profite de son trouble pour faire remonter la magie en moi et fais grandir la flamme sur ma dague jusqu'à ce qu'elle fasse barrage. Un instant plus tard, je me propulse au dessus d'elle et elle réagit trop tard. Elle pare mon premier coup, mais n'a pas le temps d'esquiver le deuxième. Je tranche son ventre de ma lame brûlante, et frappe sa tête contre un arbre avec une telle violence que je me sens trembler de tout mon long. Elle s'effondre dans un buisson, et je la vois frémir lors de ses dernières secondes. Un haut-le-cœur me soulève. J'ai été impitoyable.

Je recule en vacillant, m'arrachant de force à cette vision barbare, et fais volte-face en me mettant déjà en position de combat. Mais je me calme vite en voyant que l'affrontement a cessé de chaque côté. Je reprends ma respiration, constatant les dégâts avec amertume. Tous les Bannis sont morts. Une dizaine de corps ennemis jonchent le sol, leur sang maculant nos chaussures et nos armes, nos visages pour certains. Chez nous, trois morts. Mes amis n'ont rien. Mais ce n'était que parce que nous étions en supériorité numérique. Qui sait ce qui serait arrivé sinon ? Qui sait ce qui arrivera dans quelques minutes s'ils débarquent tous ?

— Vite, m'alarmé-je.

Le roi et Stefen acquiescent. Ma poitrine compresse mon cœur alors que je cherche toujours en vain un signe de Jake.

Soudain, un cri retentit parmi nous et je vois Kaleb s'élancer sur Thaniel. Avec horreur, je vois ce dernier s'effondrer dans les bras du sorcier, et derrière lui, une Bannie tirer son sabre ensanglanté du dos de Thaniel. Elle ne tient presque plus debout et une plaie affreuse s'étend sur son torse, mais elle se bat encore. Je pousse à mon tour un cri et me jette sur la dernière survivante. Piétinant un cadavre sur mon passage en un geste de rage, je pousse à distance la Bannie contre un arbre et je vois son souffle se couper sous le choc, du sang jaillissant déjà de sa bouche. Elle laisse tomber son sabre, me toisant avec haine. Et alors que je pensais voir de la peur en elle, il n'en est rien. Elle n'a pas peur de mourir. Elle déteste simplement ce qu'elle a sous les yeux.

Je tremble de tout mon long, mes doigts crispés et ma magie pulsant dans tous mes membres. Pendant une seconde, le temps me paraît s'arrêter. J'entends Kaleb gémir et baisse les yeux vers Thaniel, vraiment mal en point. Du coin de l'oeil, je vois Zac s'élancer vers lui. Lorsque je repose les yeux sur la Bannie qui nous foudroie tous du regard, je me sens vriller. Une rage viscérale fait vibrer mes veines, et je franchis la distance qui me sépare d'elle en brandissant ma dague, prête à la frapper.

Mais je m'arrête soudainement lorsqu'elle se met à rire. Prise de court, j'ai un mouvement de recul. Elle se moque de moi. Je me sens hoqueter, et en l'examinant de haut en bas, je me rends compte qu'elle ne peut même plus s'attendre à survivre face à nous tous. Elle attend son heure, me regardant avec un sourire railleur comme si cette situation était hilarante.

— Tue moi, vas-y, articule-t-elle.

Du sang macule son visage comme son ventre, et une nausée me prend en me disant que celui de Thaniel peut s'y mêler. Immobile, toujours au sol, il ne réagit pas aux appels de Kaleb et Zac. À cet instant, je n'arrive pas à le regarder. Je réprime un sanglot, et reste fixée sur la Bannie, ma main serrant si fort le manche de mon arme que j'en ai mal.

— Achève moi, insiste-t-elle en écartant faiblement les bras. Tu ne sais faire que ça.

Je frémis. Elle tousse, crachant du sang. Je vois le violet de ses yeux s'estomper pour laisser place à un bleu pâle. Elle perd peu à peu sa force. Voilà pourquoi elle ne se téléporte pas.

— Tais-toi, craché-je.

Mais je ne bouge pas. Je me maudis intérieurement, sentant mes mains trembler et un horrible frisson parcourir mon échine. C'est trop tard. Elle m'a parlé. Elle est devenue quelqu'un. Elle a attaqué Thaniel et maintenant elle me provoque. Elle sait qui je suis. Elle sait sur quoi appuyer. Je serre les dents.

— Traître.

— Pardon ? m'offusqué-je d'une voix étranglée.

La fureur remonte en moi, et au même instant, le halo autour de ma dague s'étend, baignant mon bras de bleu. Je sens ma respiration siffler, mon cœur marteler mon crâne, ma peine enfler dans ma poitrine.

— Tu es une traîtresse, souffle-t-elle donc. Une traîtresse et une menteuse.

Je sens mon visage se déformer sous la rage. Mon corps entier tressaille. Elle crache par terre, et ses jambes flageolent. Je la vois tourner les yeux vers Thaniel, et lorsqu'elle regarde son sabre par terre en haussant les sourcils avec fierté, je ne tiens plus. Je lâche mon arme au sol et tends de nouveau mes bras en avant pour lancer une rafale qui la pousse violemment contre l'arbre, frappant son crâne sur le tronc.

— Une traîtresse sans qui vous ne pourrez pas gagner la guerre, pesté-je.

Un mensonge. Je m'approche d'elle, réitérant mon coup, baignée dans le silence de mort qui règne sur nous tous, l'odeur du sang m'emplissant les narines. Elle hoquette sous le choc, mais pousse quand même sur ses forces pour poursuivre.

— Il nous libérera, avec ou sans toi.

Je me raidis. Mes tempes vrillent, mon corps entier se tend sous l'onde de magie qui remonte en moi, prête à repousser mon ennemie. Pliée en deux, la Bannie redresse sa tête ensanglantée, et cette fois, elle ne me regarde plus.

— J'espère que vous mourrez tous, dit-elle d'une voix faible en s'adressant à tout le groupe. Que vous mourrez et... et qu'on pourra enfin vivre sans souffrir.

— TAIS-TOI !

Je n'attends pas qu'elle reporte son attention sur moi. Je la fais valser vers un nouvel arbre, et elle s'y abat avec un bruit de craquement d'os. J'entends son cri étouffé mais n'écoute plus rien. Je fais cogner son crâne contre le bois, sentant ma poitrine se comprimer sous des sanglots incontrôlables alors que la magie vient par vague en moi et se déverse jusqu'à la Bannie.

Je ne me rends pas compte tout de suite que je pleure. Les larmes coulent, et je les prends d'abord pour des larmes de rage. Je fixe la Bannie en la bousculant encore et encore en dépliant mes bras dans l'air, sentant son corps s'affaisser sous le contact invisible de la magie que je projette. Elle est en train de mourir, et je pourrais arrêter. Je pourrais la laisser tomber au sol, cesser de saccager son crâne, mais c'est plus fort que moi. Je me crispe sous la douleur qui s'étend dans tout mon corps, sanglotant silencieusement. Et, au fond, je prends conscience que je ne suis pas seulement en colère. Je suis horriblement triste.

Je me bats parce qu'on vit en ne vivant qu'à moitié. Je me bats pour que plus personne ne subisse ce calvaire.

J'avais entendu Derek. J'avais entendu ses mots, les mêmes qu'elle vient de prononcer. J'aurais voulu qu'ils le sachent. Que je les crois, au fond. Que je les aurais respectés s'ils n'avaient pas cédé au désespoir.

J'entends mon nom au loin, mais ne réagis pas.

Thaniel était de leur côté, il y a peu. Il a vu plus loin encore que moi. Il a peut-être déjà parlé avec cette fille. Il s'est retourné contre eux mais gardera toujours une part de pitié pour eux. Et elle lui a planté son sabre dans le dos.

Mon nom résonne encore. Cette fois, je l'entends plus clairement. Je m'arrête brusquement, et alors que je reprends mes esprits, je suis violemment ramenée à terre par une force invisible. Je m'effondre à genoux au même instant que le corps de la Bannie s'affaisse au sol devant moi, pitoyable et muet. Je reprends mon souffle comme si je sortais de l'eau, crispant ma main sur ma poitrine enflammée.

— Elle est morte, tu arrêtes ! tonne le roi dans mon dos.

Je tremble violemment et baisse des yeux brûlants de larmes vers mes mains, rouges de sang mais surtout vibrantes des restes de la magie qui s'y concentrait quelques secondes auparavant. Je regarde le corps inerte de ma victime, et un haut-le-cœur me comprime quand je vois le sang s'étendre autour d'elle, rejoignant celui de ses alliés. Elle ne verra jamais si son peuple survit. Et elle ne verra plus jamais les siens mourir.

Je me remets faiblement debout, récupérant ma dague d'un geste tâtonnant, et écarquille les yeux en prenant conscience de l'horreur qui naît au creux de mon ventre.

Je me retourne enfin, le visage toujours ruisselant. Je me rends alors compte avec honte que Jake est revenu avec Tyssia. Ils sont bien vivants et à peine blessés, alors je devrais être soulagée. Pourtant, je suis incapable de réchauffer mon cœur. Jake me fixe, comme les autres, sans un mot, et je ne parviens pas à soutenir son regard. Je me maudis de trembler autant, de paraître aussi faible sous tous leurs yeux ébahis. Je crois que jamais je n'ai senti autant d'écart entre nous.

Je suis tirée de ma torpeur par un nouveau gémissement de Kaleb. Il s'empêche de pleurer, penché au dessus d'un Thaniel inconscient et à côté de Zac, qui, malgré sa blessure à l'épaule et ses autres plaies, tente d'aider l'elfe. Un sanglot me tord le ventre et je plaque une main sur ma bouche à la vue du sang sur Thaniel. Je ne veux pas le perdre. Pas encore un.

— Où est Joyce ? fait Zac sans détacher son attention des blessures de Thaniel.

En voyant que personne ne répond, je me mets moi aussi à paniquer. Elle n'est pas revenue, l'autre Kitsune et les deux personnes parties les rejoindre non plus. Le souffle revient violemment dans mes poumons, saccadé, brûlant.

— OÙ EST JOYCE ?

Cette fois, Zac s'est arrêté pour foudroyer le roi du regard. Le Sylphe, même tâché de sang et entouré de cadavres, paraît majestueux et calme. Il ne réagit pas, observant la forêt avec les sourcils froncés. Il ne regarde aucun d'entre nous. Il a l'air d'attendre. Réfléchir. Il n'avait pas prévu une telle catastrophe, et pourtant il paraît en parfait contrôle de lui même. Jorah aurait certainement le même visage que lui, à cet instant.

Je crispe mes mains sur mon cœur, étalant le sang sur mes vêtements. Mes côtes sont horriblement douloureuses, mon ventre me semble brûler de l'intérieur. La magie qui vibre dans mes veines ne demande qu'à exploser, et je sens dans chacune de mes larmes comme la colère et la peur me donnent envie de tout détruire autour de moi. Je ne devrais pas me sentir comme ça. Je devrais rester digne, forte. Je devrais trouver une solution. Je devrais être celle qui était hier sur scène.

Au service de la vie, et non pas de la destruction.

À l'instant où le roi pose les yeux sur moi, je comprends que je dois me ressaisir. J'essuie mes larmes d'un revers de la main et ignore la douleur. Je n'ai pas le droit de pleurer. Pas maintenant. Je n'ai pas le droit d'exploser. Je ne peux pas leur mentir, pas à eux aussi. Je dois tenir ma promesse.

Tout a dégénéré. Mais je ne peux pas m'effondrer.

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Voilà pour le chapitre 45 ! J'espère qu'il vous a plu !

De l'action et plus de problèmes que prévu, comment vous imaginez la suite ?
J'ai mis un peu de temps à l'écrire, désolée, je finissais mon autre histoire, Alive ! Mais maintenant, je n'en ai plus qu'une à écrire, alors j'espère être encore plus efficace ;)

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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