02 | le 30 août 1975

18H15

— Plus vite, Luther, je t'en prie!

— Nous roufons défà à 60 miles par heure, Nola!

Elle ne pouvait le contredire; la Chevrolet noire de Luther Caleb fendait l'air comme un missile. S'il ralentissait la cadence, sans doute l'adolescente de quinze ans parviendrait-elle à distinguer parmi l'imbroglio de couleurs floues et fébriles, entre le brun et le vert, l'épais corridor d'arbres qui les abritait. Mais il ne pouvait pas ralentir, pas maintenant.

Le souffle court, la blonde se redressa sur son siège et regarda vers l'arrière. Rien.

— Je crois qu'on l'a semé, haleta-t-elle, les poings serrés.

Au même moment, la voiture de police surgit de la courbe qu'ils venaient tout juste d'emprunter. Nola se mordit la lèvre inférieure pour s'empêcher de crier de peur. Il ne fallait pas qu'elle déconcentre Luther; s'il perdait le contrôle du véhicule à la vitesse qu'ils roulaient, c'était la mort assurée.

— Accélère, Luther! Il ne faut pas qu'il nous rattrape!

— Qu'est-fe que tu penfes que fe fais?

Le colosse serrait à présent si fort le volant que ses jointures avaient blanchi. Peu à peu, la Chevrolet, grâce à son puissant moteur, distança la Dodge Challenger au volant de laquelle Travis Dawn écumait de rage. Il ne les rattraperait pas de sitôt.

Nola prit de grandes respirations pour se calmer, la main sur le cœur. Elle ne savait pas quelle mouche avait piqué le jeune officier de police pour qu'il les pourchasse ainsi; tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle ne pourrait jamais rejoindre Harry — son Harry chéri — au Sea Side Motel et fuir Aurora ensemble, comme prévu, si la police les arrêtait.

En revanche, elle ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison Luther avait paniqué quand il avait vu la voiture de Travis Dawn dans son rétroviseur, tout à l'heure. Elle avait appris à le connaître grâce aux lettres qu'ils s'étaient échangés pendant l'été; son visage défiguré, ses muscles saillants et sa façon de zozoter n'étaient qu'un leurre. Luther Caleb était l'homme le plus doux qu'elle connaissait, incapable de faire du mal à une mouche. Elle ne pouvait l'imaginer se mettre la police à dos.

Quand elle interrogea Luther à ce sujet, il secoua la tête.

— Fe n'est rien...

Elle fronça les sourcils.

— Luther, ce n'est pas rien.

Il claqua la langue. Pendant un moment, ils roulèrent en silence et s'enfoncèrent de plus en plus dans la forêt. Quand ils en sortiraient, le Sea Side Motel ne serait plus très loin.

Nola observa l'homme assis derrière le volant, ses mains toujours crispées sur le volant. De profil, la forme de son nez déplacé ressortait davantage. De temps à autres, il se passait la langue sur ses lèvres sèches, gercées. Sous cet examen prolongé, il lui jeta de brefs regards, tous nerveux. Puis éclata :

— D'accord, tu feux favoir qui fe paffe? Travif feut me faire la peau. Foilà, tu es contente?

Les mains plaquées sur sa bouche, Nola n'osa prononcer le moindre son. Travis, lui faire la peau? Mais pourquoi? Son regard dut parler pour elle, car Luther poursuivit de la même voix sèche :

— Fe ne fais pas pourquoi il m'en feut. Tout fe que fe peux avancer, f'est qu'il croit que f'ai fait du mal à Jenny...

Jenny était la fille de la propriétaire du Clark's, le diner le plus populaire d'Aurora, là où elle travaillait et où travaillait aussi Nola. Au nombre de fois qu'il y passait pour manger un morceau ou simplement prendre un café, elle se doutait que Travis en pinçait pour sa collègue et qu'il n'hésiterait pas, tel un preux chevalier sur son cheval blanc, à la protéger si on s'en prenait à elle — ou s'il croyait qu'on s'en était pris à elle.

— Il m'a défà frappé, je ne tiens pas à fe qu'il refommenfe...

Nola hocha la tête, pas étonnant que Luther ait voulu fuir en apercevant Travis.

— C'est un policier, pourtant, songea-t-elle à voix haute.

— Pourfant, répéta Luther d'une voix amère.

Nola crut qu'ils retomberaient dans le mutisme une fois de plus, mais Luther reprit :

— F'ai une idée pour qu'on f'en débarrafe pour de bon.

Elle n'eut pas le temps de lui poser la moindre question, car il appuya sur les freins et la voiture ralentit jusqu'à s'immobiliser derrière un buisson de ronces.

— Tu es fou! Il va nous voir, paniqua Nola.

Pour toute réponse, Luther lui sourit, et ce sourire, l'espace d'un instant, le rajeunit et lui donna presque l'air d'un gamin plein de malice. Nola se mordit de nouveau la lèvre. Elle tourna la tête vers la vitre arrière de la voiture. Aucun signe de Travis. Pour l'instant. La main tremblante, elle agrippa son pendentif en or, sur lequel son prénom était gravé. Harry le lui avait offert, elle espérait pour qu'il lui porte chance ce soir. S'il vous plaît, faites qu'il ne nous voit pas, faites qu'il ne nous voit pas...

Par une chance extraordinaire, ses prières furent entendues. Quand la voiture de Travis apparut dans leur champ de vision, elle ne ralentit pas et continua sa route sans remarquer la Chevrolet noire cachée derrière le large buisson. Le visage de Nola se fendit d'un sourire victorieux.

— Luther, tu es merveilleux! s'exclama-t-elle sous le coup de l'émotion.

— Ne nous réfouiffons pas trop vite. Il fa peut-être appeler du renfort. Laiffons la foiture ifi et enfuyons-nous dans la forêt. Tu pourras refoindre Harry au Fea Fide Motel. Il t'attend.

Nola sourit à la mention de Harry. Luther avait raison, s'ils passaient par la forêt, puis par la plage, elle aurait une meilleure chance d'atteindre le motel sans tomber sur la police. Elle hocha la tête en guise d'approbation. Ils sortirent de la voiture et s'enfoncèrent sans perdre une minute à travers les arbres encore couverts de leurs feuilles en cette fin d'août.

Galant, Luther la laissa courir devant lui, sans doute pour protéger ses arrières. Au hasard, elle courut. À gauche, à droite, tout droit — bientôt, elle perdit toute notion du temps et de l'espace. Luther la talonnait. Il l'encourageait. Non, Travis ne les avait pas encore trouvés, ils pouvaient encore se rendre au Sea Side Motel... Elle poussa un cri de surprise. Elle avait failli écraser une couleuvre! La créature rampa à toute vitesse sous une roche.

— Ne t'arrête pas, Nola!

Le cœur au bord des lèvres, elle accéléra la cadence. Elle haleta de plus belle pendant que les branches au sol écorchaient la chair de ses jambes nues. Elle se maudit d'avoir revêtu une robe, rouge de surcroît. Non seulement il était pénible de courir avec pareil vêtement, mais en plus sa couleur voyante faisait d'elle une cible repérable. Ils atteignirent pourtant la plage sans trop de mal, l'un comme l'autre à bout de souffle.

Luther, les mains sur les hanches, lui coula un regard pressé.

— Tu peux courir refoindre Harry, maintenant. Moi, fe fais refter ifi au cas où Travif défiderait de paffer par la forêt. Fe ne lui dirai pas que tu étais afec moi.

Nola regarda l'heure. Il restait une bonne demi-heure avant son rendez-vous avec Harry, fixé à 19 h. Elle releva la tête vers Luther, le visage luisant de sueur.

— Comment est-ce que je pourrais te remercier, Luther?

— Ne t'occupe pas de moi. Fois heureufe, f'est tout fe ce fe te demande.

Nola baissa la tête, émue. Il l'aimait tant qu'il était prêt à la laisser partir avec Harry, loin d'Aurora, loin du New Hampshire. Il resterait seul, peut-être pour le restant de ses jours, tandis qu'elle referait sa vie avec son rival. Son rival duquel il avait volé l'identité pour répondre à toutes ses lettres, cet été. Tout ce temps, elle avait cru correspondre avec Harry, alors qu'en fait, c'était avec Luther.

Elle se rappela son sac en bandoulière qui pendait contre sa hanche. Par elle ne savait quel miracle, elle était parvenue à courir de la voiture jusqu'à la plage sans le laisser tomber.

— Tu as glissé ton manuscrit dans la boîte aux lettres ce matin. Je l'ai ici avec moi. Luther, tu devrais le garder.

— Non. F'est un cadeau. Lis-le, Nola. Tu penseras alors à moi.

— Il mérite d'être publié!

Elle le pensait vraiment. Bien sûr, elle n'avait elle-même rien publié de sa vie, elle n'avait que quinze ans après tout, mais elle avait lu le roman que Harry écrivait cet été et celui de Luther, du peu qu'elle en avait lu, le surpassait amplement. La plume de Luther était plus plus poétique, plus maîtrisée aussi, que celle de Harry.

— Fe me moque que mon lifre foit publié, comprends-tu? s'exclama Luther, une note d'impatience dans la voix. Tout fe qui m'importe, f'est que tu partes d'ici le plus vite poffible fi fela peut te rendre heureuse.

Nola lui sourit. Ses yeux glissèrent sur la première page du manuscrit, entièrement rédigé à la main. Luther y avait gribouillé Adieu, Nola chérie! Il avait déjà pris la décision de ne plus la revoir à ce moment-là.

— Fa-t-en, Nola! Le temps preffe!

La blonde darda sur lui un regard triste et avant qu'il n'ait pu l'implorer de partir une nouvelle fois, elle se jeta dans ses bras. Elle se sentait si minuscule contre lui qu'elle aurait éclaté de rire si la situation n'était pas si dramatique. Luther, une fois le choc passé, lui tapota le dos avec maladresse. Elle se détacha de lui après un moment et lui offrit un sourire qu'il lui rendit. Ils se disaient adieu.

— Prends soin de toi Luther, souffla-t-elle, la gorge nouée.

Sitôt ces mots prononcés, elle se remit à courir, cette fois sur la plage, en direction du Sea Side Motel. Elle n'osa pas se retourner. Elle n'aurait pas toléré de voir son visage triste, peut-être baigné de larmes, à l'idée de la voir pour la dernière fois.

Pendant que ses pieds fatigués foulaient le sable refroidi par la tombée du jour, elle se surprit à souhaiter que Luther jouisse un jour du bonheur que lui reniaient son visage abîmé et sa voix zézayante. Après ce qu'il venait de faire pour elle, il le méritait.

Elle courait toujours. Le doux ronronnement des vagues, qui venaient s'échouer sur la plage, marié aux cris des mouettes, qui tournoyaient au-dessus de sa tête, accompagnaient ses pas. Elle sourit. Dans moins de dix minutes, elle retrouverait Harry au motel; dans moins d'une demi-heure, ils s'enfuiraient ensemble d'Aurora.

Soudain, des hurlements de douleur percèrent ce paisible tableau. Sans le remarquer, Nola s'immobilisa, sur le qui-vive. Le sang pompait dans ses tempes, son cœur battait si fort contre sa poitrine que c'en était douloureux. Les hurlements reprirent. Un instant, Nola crut reconnaître la voix autoritaire, sans doute celle d'un policier. Elle tourna la tête vers la forêt, déjà loin derrière elle. Et comprit. On s'en prenait à Luther.

Sans même réfléchir, la jeune fille rebroussa chemin. Elle était persuadée que si les policiers l'apercevaient, ils cesseraient de s'en prendre à Luther. Luther, si innocent, si dévoué! Ils n'oseraient pas lui faire du mal en présence d'un témoin. C'est cette conviction qui l'encouragea à ne pas filer dare-dare jusqu'au Sea Side Motel, où elle serait en sécurité. Elle serait peut-être en retard à son rendez-vous, mais qu'importe! Harry comprendrait.

Quand les silhouettes de deux policiers, dont celle de Travis, apparurent dans son champ de vision, elle leur cria :

— Qu'est-ce que vous faites?

Sa voix trahissait toute sa panique, qui s'intensifia à la vue d'une troisième silhouette à leurs pieds, celle d'un homme couché face contre terre. Il baignait dans une mare de sang.

— Oh mon dieu, Luther!

Nola se précipita sans réfléchir vers le pauvre homme, immobile. Elle en oublia sa peur des policiers, ses muscles endoloris à force d'avoir couru. Là, en cet instant précis, elle ne souhaitait qu'une chose : que Luther s'en sorte. Il les avait peut-être épiés, Harry et elle, sur la plage pour s'inspirer pour son livre, il avait peut-être volé sa correspondance à Harry, mais il ne méritait pas de mourir de cette manière. Personne ne le méritait.

— Ne te mêle pas de ça, petite! l'avertit le policier plus âgé, le collègue de Travis.

Il avait à la main une matraque souillée de sang. Nola l'ignora pour se concentrer sur Luther. Elle s'agenouilla près de lui et le secoua de toutes ses forces. Il ne bougea pas. Il était flasque. Il était mort.

Quelque chose dans le cerveau de la jeune fille se détraqua. L'adrénaline, peut-être. Ou le choc.

— Qu'avez-vous fait? hurla-t-elle de toutes ses forces.

Elle ne leur laissa pas le temps de répondre. Elle se leva d'un bond et fonça tête baissée contre le policier à la matraque. Elle voulait lui faire autant de mal qu'il en avait fait à sa victime. Elle voulait le venger. Elle se moquait que son geste soit irrationnel. Le meurtre de Luther l'était tout autant, sinon plus.

Hélas, le policier la repoussa avec une facilité déconcertante. Il leva son bras et la seconde d'après, Nola titubait vers l'arrière, sonnée. Sa joue droite, cuisante, la démangeait. Elle sentit un liquide chaud, poisseux, s'échapper de son nez. Elle le toucha, hébétée. Du sang.

— Vous... Vous avez tué Luther, balbutia-t-elle.

Et, réalisait-elle enfin, ils pourraient aussi la tuer, elle.

— Petite, attends!

Mais c'était trop tard. Nola était repartie dans la forêt, là où ils ne pourraient jamais l'attraper. Parmi les arbres et les buissons, les cachettes ne manquaient pas. Loin derrière elle, les policiers tentaient de la retrouver. Le jeu du chat et de la souris reprenait.

Nola, tous ses membres en feu, aperçut une maison à sa gauche. Celle de la vieille Cooper. Elle devait s'y réfugier, c'était sa seule chance de survie. Les dents serrées, elle gravit quatre à quatre les escaliers et ouvrit d'un geste sec la porte d'entrée, heureusement pour elle déverrouillée. La vieille Cooper, au milieu du salon, poussa un cri d'effroi.

— Appelez des secours! la pressa Nola, son visage baigné de sang. Ils... Ils ont tué un homme!

La vieille dame s'exécuta, sans doute trop choquée pour protester. Elle n'eut le temps que d'expliquer d'une voix étranglée la situation à la Centrale de police que la porte tournait de nouveau sur ses gonds pour se fracasser contre le mur en un bruit de fin du monde. Nola hurla. Ils l'avaient rejointe!

Travis la captura de ses bras puissants et elle eut beau gigoter comme un beau diable, elle ne put se libérer. Sans doute histoire de rassurer la vielle, il balbutia :

— Ne vous inquiétez pas, je suis de la police. Tout va bien...

Nola lui coupa la parole :

— Au secours! Ils ont tué un homme! Ces policiers ont assassiné un homme! Il y a un homme mort dans la forêt!

Ses paroles eurent l'effet d'une bombe. Les trois personnes dans le salon de la vieille Cooper se dévisagèrent tour à tour comme dans une série télévisée de mauvais goût. Aucune n'osait esquisser le moindre geste. Aucune n'osait briser le silence qui s'était installé entre elles. Soudain, un coup de feu retentit. Et la vieille Cooper s'effondra.

Tous se retournèrent. Le collègue de Travis venait d'apparaître dans le cadre de porte, la pointe de son fusil levée.

Dans la panique qui suivit le coup de feu, Travis perdit les pédales. Son regard devint fou, il s'emporta. Il demanda, agité, pourquoi il avait tué la dame. L'autre tenta de le calmer d'une voix apaisante : il n'avait pas eu le choix, il fallait s'assurer du silence de ce témoin gênant. Nola profita de cette accalmie pour se libérer sans trop de mal de l'emprise du jeune officier de police. Elle fonça vers la porte d'entrée restée ouverte. Fuir. Elle devait fuir.

Elle ne fuit pas très loin. Elle manqua une marche dans les escaliers et s'écroula de tout son long sur le tapis d'épines et de terre fraîche. Une main puissante l'attrapa par les cheveux pour la relever. Elle poussa un cri de douleur. Son instinct de survie mis en branle, elle parvint à tourner la tête et à mordre l'avant-bras de son agresseur. L'instant d'après, il la relâchait. Libre! Elle était libre! Le cœur sur le point de la lâcher, elle s'apprêtait à se remettre à courir loin, très loin, quand un furieux coup de matraque lui fracassa la nuque.

Après, ce fut le noir complet.

🌞

J'ai une petite confession à vous faire : je ship Nola et Luther, voilà pourquoi j'ai décidé de me concentrer autant sur leur « couple » dans ce chapitre. Comme d'habitude, j'ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé! Sinon, en ce moment, je suis pas mal débordée par les cours, donc je vous avoue que dans mes rares temps libres, j'ai plus envie de me poser devant un film que devant mon chapitre à écrire... Du coup, il est possible que le prochain chapitre soit publié non pas la semaine prochaine mais dans deux semaines, histoire que je prenne le temps de le peaufiner et tout et tout. Ne m'en voulez pas trop 🙁

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