Kya fut bientôt rattrapée par des surveillants qui semblèrent plus ou moins lui faire la morale, et Pika resta planté là, gêné, avant que les mêmes surveillants viennent vers Azur et lui leur demander d'aller à la vie scolaire s'expliquer sur cet incident avec le CPE. De son côté, il était assez perdu. Il ne connaissait cette fille que de vue, mais savait qu'elle était en troisième, et donc qu'elle n'avait rien à faire dans le lycée.

Il était également énervé qu'elle ait envoyé son ami - bien qu'il n'ait pas totalement compris la nature de la relation entre elle et lui - agresser Kya pour revenir elle-même finir ce qu'elle avait délégué au dénommé Thomas, sans raison précise qui plus est. Enfin, il était troublé par la menace proférée par la fameuse Julia avant de partir. L'excuse de son amie ne tenait pas, même s'il savait qu'elle aimait à étudier à la psychologie profonde des gens, et aux différentes techniques de manipulation.

Il marcha donc dans les couloirs aux côtés d'Azur, tandis que leur amie marchait devant, sans un regard pour eux. Azur se taisait, et le silence était plus que pesant dans les couloirs. Arrivés devant la porte de la vie scolaire, Kya entra directement sans frapper. Pika chercha son regard, mais celle-ci détourna les yeux, toutefois il put quand même apercevoir une lueur de culpabilité qu'il n'avait jamais aperçu dans les yeux de la lycéenne. Azur invita d'un signe de tête son ami à s'asseoir à côté de lui. Ils restèrent silencieux jusqu'à ce que Pika prenne la parole, un peu gêné :

- C'était qui, en fait ?... La fille qui a tenté de frapper Kya, je veux dire.

- Ah... ouais, elle. C'est sa sœur adoptive, ou plutôt sa fausse sœur, parce que le seul lien qu'elles partagent, c'est ce qui est indiqué sur les papiers administratives. Elles se détestent, et elle est en troisième. Enfin, tu le savais déjà non ? Elle l'avait dit, de mémoire.

Il se tut, et Pika n'osa pas demander des précisions. Il savait à quel point Kya détestait parler d'elle, de sa famille et surtout... d'avant sa famille d'accueil. Pour ainsi dire, il ne savait absolument rien de la vie de son amie avant qu'elle arrive à Toulon. Il n'était pas sûr qu'Azur en sache plus que lui, mais il aurait trouvé cela logique, car les deux se connaissaient depuis bien plus longtemps, et avaient été dans la même classe à de nombreuses reprises. Azur l'hébergeait même parfois lorsqu'elle se retrouvait expulsée de chez elle.

Soudain, Kya et Julia sortirent de la salle - Pika croyait d'ailleurs qu'elle était sortie du lycée, mais elle s'était faite visiblement rattraper par les surveillants - et la collégienne jeta un coup d'œil meurtrier à sa sœur adoptive, qui ignora complètement tout le monde autour d'elle, gardant un regard froid planté devant elle. Azur fut le prochain à entrer dans le bureau et y resta un bon moment. Pika resta seul, sans oser interpeller Kya pour qu'elle lui tienne compagnie.

Au bout de plusieurs longues minutes à fixer le mur du couloir froid et vide, Azur sortit finalement, sourit et lança au lycéen :

- Désolé, on avait des choses à régler, le CPE et moi.

Pika souffla, exaspéré, tandis que son ami s'éloignait. Il trouvait fatiguant qu'ils ne lui disent jamais ce qu'ils avaient en tête, ni Azur, ni Kya. Il leva les yeux vers le plafond décrépi, et pensa, avec tout de même un peu d'amusement, que les deux allaient bien ensemble. Ce n'était sûrement pas pour rien qu'ils formaient en quelque sorte le duo plus solide dans le trio, vu tous les points communs qu'ils avaient. Pourtant, Pika ne se sentait pas exclu de leur amitié, enfin, en tous cas, de l'amitié d'Azur, car il avait l'impression que Kya se montrait distante avec lui, ces derniers temps. Ou plutôt, encore plus qu'avant. Ce n'était déjà pas dans la nature de son amie d'être quelqu'un de particulièrement proche avec les autres.

Pika finit par se lever et entra dans le bureau, lança un "bonjour" poli à l'homme à la barbe grisonnante qui se tenait debout attendant qu'il s'asseye, et le jeune homme s'exécuta. Satisfait de la coopération de l'élève, le CPE, s'assit à son tour, émettant un léger grincement de dents dû à sa cinquantaine bien entamée. Il sourit au jeune homme, lui inconfortable sur la chaise trop dure qui lui faisait presque regretter le sol gelé du couloir. Puis, visiblement savourant sa temporisation, l'homme prit quelques secondes pour regarder les notes sur le bureau, visiblement prises à partir des conversations avec les trois prédécesseurs du lycée en face de lui. Pika ne pouvait pas lire ce qu'il était écrit, mais se fit la réflexion que son CPE aurait fait un excellent médecin, non seulement de part sa carrure d'homme plus ou moins sportif, mais également de part son écriture.

- Bon, Pika... Pas la peine de vous faire le topo, vous savez de quoi je veux vous parler ?

- Ouais... Oui, monsieur.

L'homme sembla scruter de partout le visage de son jeune interlocuteur, et décida de temporiser de nouveau. Il remonta ses lunettes sur son nez, parcourut les traits du lycéen, puis baissa les yeux vers ses notes et y nota quelque chose, alors que les deux n'avaient échangé que quelques mots sans importance, ne faisant office que d'introduction à la conversation.

- Alors... Pika. Pika... Mademoiselle Kyattosuta, pour commencer... Quelle type de relation...

- Nous sommes amis.

Pika avait esquissé une légère grimace à la mention du prénom complet de son amie, mal à l'aise. Le cinquantenaire en face de lui, en revanche, semblait se délecter de chaque fois qu'il prononçait le prénom du lycéen. Toutefois, visiblement peu convaincu de la réponse reçue, ou irrité qu'un adolescent de première qui faisait presque une tête de plus que lui ait osé lui couper la parole, il nota violemment autre chose dans son carnet de notes.

- Mmh. Je vois. Et... monsieur Azur, c'est aussi votre ami ?

Dans la voix du CPE avait percé une légère pointe de sarcasme, comme s'il insinuait qu'un trio composé d'un garçon plus âgé et d'un autre garçon et d'une fille de même âge ne pouvait pas être qu'amicale.

- Oui. Tous les trois, on se connait depuis que je suis en troisième... et eux en quatrième, du coup. Je crois qu'ils se connaissaient, avant.

Pika, lui, essayait de ne pas passer pour celui qui en dit le moins possible, ce qui parait toujours suspect, tout en se demandant constamment s'il n'en disait pas trop.

- Je vois. La différence d'âge n'est pas un... frein à votre amitié ?

- Non, non. On s'entend très bien, tous les trois.

- D'accord. D'accord. Donc... par hasard, seriez-vous familier avec la jeune personne ayant pénétré sans autorisation dans l'établissement, selon les dires de vos... amis, et des surveillants ?

Pika était agacé par la manie de son interlocuteur d'insister sur le mot "amis", mais n'en laissa rien paraître, et répondit simplement :

- Non, désolé. Tout ce que je sais, c'est son prénom : Julia. Elle est en troisième, de mémoire, et... Kya et elle ne sont pas liées par le sang, c'est ça ?

- Mmh, acquiesça l'homme, qui caressa sa barbe virant vers une teinte similaire à celle du ciment. Je le savais. Rien à ajouter sur cette... demoiselle, Pika ?

- Non. Je n'en sais pas plus.

- Très bien, Pika. C'est ce que vos amis m'ont dit aussi...

Des questions passèrent encore, si Kya présentait des signes d'agressivité, si elle avait pu faire quelque chose qui aurait énerver sa demi-sœur, s'il connaissait la nature générale de leurs relations... Pika finit par sortir du bureau, à la fois irrité et éreinté par l'interrogatoire, et ne lâcha qu'un vague "merci, au revoir" au cinquantenaire qui avait sûrement répété son prénom plus de vingt fois.

En retrouvant l'air frais de dehors, accompagné par ce petit vent frais de début d'automne, Pika aperçut ses deux amis ensemble, mais, après un soupir, il s'éloigna dans une direction opposée. Pourquoi Kya était-elle si distante, ces derniers temps ? Oh... Peut-être qu'elle a trouvé une petite amie ? pensa-t-il soudainement. Mais... Elle ne s'était pas éloignée d'Azur, alors... Pourquoi moi, et pas lui ?... Pourquoi fallait-il qu'elle n'aime que les filles ?

- Hey ! Fais attention, bouffon ! cria un autre lycéen, agacé.
Pika venait de le bousculer, perdu dans ses pensées.
- Désolé... J'ai pas fait exprès, marmonna-t-il.
L'autre s'éloigna en grognant, et Pika soupira de nouveau. Il était exténué. Sa nuit avait été mauvaise et les évènements de la matinée n'avaient rien arrangé à sa fatigue. Ainsi, il sortit du lycée et traîna les pieds jusqu'à chez lui.

Arrivé dans son appartement, il claqua la porte et sa mère, alertée par le bruit, s'exclama :
- Pika ? Eh bien ? Tu n'es pas sensé être au lycée ? Tu as un professeur absent ?
- Non, non, répondit-il. J'ai juste besoin de me reposer. Est-ce que tu pourrais prévenir le lycée que je ne me sens pas bien et que je ne viendrai pas aujourd'hui ?
- Mon chéri...
Elle s'assit à côté de son fils, inquiète, et lui demanda d'une voix soucieuse :
- Il y a quelque chose qui ne va pas au lycée ? Tu peux m'en parler, si ça ne va pas, tu sais... je suis ta mère...
- Non, ça va. J'ai juste mal dormi, et les cours, ça m'a fatigué. Promis, y a rien, assura-t-il.
- J'espère, soupira-t-elle.
Pika, sans un mot de plus, monta dans sa chambre, et se jeta sur son lit. Il resta la tête contre les couvertures pendant une bonne minute, avant de sentir son téléphone vibrer à côté de lui. C'était Azur.

- Pika, t'es où ? demandait le message.
- Chez moi, répondit Pika.
- T'es pas censé être en cours, toi ? ajouta-t-il.
- Je suis en cours, confirma Azur, mais flemme de suivre, tu viens à la patinoire, ce week-end, ou pas ?
- On passera le week-end chez toi, c'est ça ? demanda l'autre.
- Yep.
- Ok, je viens.
- Sale profiteur, va.

Au moment où Pika reçut le message de son ami, un garçon du lycée, un terminale, envoya un appel au recrutement pour son gang, sur le groupe regroupant tous les élèves du lycée. Un gang, sérieusement ? Ils n'ont que ça à faire ? se demanda-t-il, irrité.
Depuis que le Rassemblement National avait pris le pouvoir, les gangs s'étaient répandus comme une trainée de poudre blanche en Seine Saint-Denis. Tant qu'il restait quelque chose de blanc, après tout...

Kya... Qu'est-ce qu'elle nous cache ? Et pourquoi est-ce qu'elle m'évite ?