Où l'alcool coule à flots ✓

Alors qu'elle se retourne pour rebrousser chemin et aller voir du côté de la salle ce qui se passe, Shiloh découvre Nora, appuyée contre le mur à quelques mètres de là. La sublime batteuse la regarde avec un petit sourire en coin.

— Il est comme ça, parfois. Quand il en trouve le courage. Mais, rassurez-vous, dès demain il sera à nouveau tout prêt à vous séduire.
— Je ne vois pas ce que vous-
— Bien sûr que vous voyez. Et y a pas de mal à ça.

Un clin d'œil, trois enjambées, une porte qui s'ouvre puis se referme, et Nora la laisse en plan, rejoignant, elle aussi, les loges.

Sachant désormais comment avoir accès facilement au balcon et au poste d'observation secret, Shiloh en profite toute la soirée. Elle ignore encore si elle aura l'utilité d'un si grand nombre de photos, mais se dit que, même si elles n'apportent finalement rien à l'enquête, au moins aura-t-elle un souvenir documenté du concert et du début de son premier cas sérieux.

Avant le début du concert et pendant la première partie, elle photographie beaucoup la foule. Sa tenue légère et ses cheveux lâchés l'aident à se fondre dans la masse autant qu'ils tendent à lui faire oublier qu'elle est en service, mais un appel de Grant Dunn peu de temps avant que la soirée ne commence vraiment, lui fait retrouver le sens des priorités.

Elle ne profite, du coup, pas autant du concert qu'elle l'aurait fait sans ça, mais son statut privilégié lui permet d'observer aussi bien la foule que le groupe ou le staff. Elle passe une heure et demie à courir dans tous les sens en prenant des photos et des notes. Et quand, enfin, le concert se termine, que les artistes saluent leur public et que tout le monde dans les coulisses se met à applaudir, se congratulant mutuellement pour le bon déroulement de la soirée, elle se sent soudain fébrile. Se laissant tomber sur une malle, elle sort son carnet et relit les notes prises au cours de la journée.

Rien. Il n'y a là rien d'exploitable. Elle vient de passer une journée extraordinaire d'un point de vue de fan, mais complètement inutile de celui de policière. Elle déglutit difficilement en regardant les musiciens arriver dans sa direction. Elle vit un rêve réveillé, mais craint qu'il se transforme en cauchemar à son réveil.
Elle est payée pour faire ce qu'elle fait là, ce soir, et cela lui parait tout à coup immérité.

Quand Jared croise son regard, il lui sourit. Il est ruisselant de transpiration et fatigué, mais il lui tend la main et elle se lève pour la saisir. Il va me remercier d'être venue, me dire au revoir, et je pourrais rentrer au commissariat chercher les clefs de l'appart pourri où je pourrais me lamenter sur mon inutilité au sein de la police toute la nuit, divague-t-elle. Mais, à son grand étonnement, il l'attrape par les épaules et l'entraîne avec lui et sa cour jusqu'aux loges où des pizzas et une glacière les attendent.

Rapidement, la pièce se remplit. Amis, famille et roadies qui passent 10 minutes de temps en temps avant de retourner tout ranger et charger dans les bus se succèdent. Shiloh a l'occasion d'échanger avec quelques personnes, mais ne parvient pas à aborder le meurtre, la moitié d'entre eux se fermant à la simple évocation de Victoria, l'autre n'ayant rien à apporter, car n'ayant pas été présents au moment des faits ou ne connaissant pas la victime.

La petite fête se poursuit deux heures durant et Shiloh a l'occasion de revoir Richard Barlow. Celui-ci lui confirme d'un air pincé qu'elle prendra la route avec eux à 7 h le lendemain, mais qu'il ne veut pas qu'elle dérange le groupe. Elle soupçonne d'ailleurs qu'il ne la laissera pas prendre le même bus que le groupe, mais qu'importe, elle a surtout des questions à poser aux employés.

Vers minuit et demi, une jeune femme que Shiloh reconnaît comme étant Siana Hamilton, l'amie de Victoria, vient annoncer que tout est rangé et qu'ils peuvent bouger. Si une partie non-négligeable du staff choisi d'aller se coucher, Jared, Nora et Elijah annoncent qu'ils connaissent un chouette pub où aller boire un dernier verre. Plusieurs amis et roadies décident de les accompagner. Quant à Shiloh, elle choisit bien naturellement de se joindre à eux, espérant que l'alcool et la fatigue en poussera certains à parler.

Il commence à être tard pour aller chercher les clefs au commissariat, mais dans une ville comme celle-ci, il doit bien rester au moins une personne à l'accueil à toute heure du jour ou de la nuit, se rassure-t-elle en faisant un détour par la petite pièce où son sac l'attend, avant d'emboîter le pas aux fêtards.


En sortant du bâtiment, le petit groupe déjà bien aviné tombe sur le jeune gardien blond en grande discussion avec un technicien, et Shiloh, qui l'avait complètement oublié, en profite pour lui rendre la clef du réduit.
Celui-ci ronchonne, conscient qu'elle serait partie sans la lui rendre si elle n'était pas tombée sur lui par hasard. Le technicien, que Shiloh a aussi un peu oublié, alcool aidant, a un regard envieux envers le groupe de fêtards, mais choisi de quand même tenter sa chance.

— Toujours partante pour un dernier verre ? Mon pote termine dans une demi-heure. J'ai promis de l'attendre. En échange, il nous fera entrer dans un club très sélect.

Shiloh jette un regard au groupe qui déjà s'éloigne. Le garçon lui fait un clin d'œil plutôt appuyé.

— Heum, désolée. Une autre fois peut-être ?
— Mouais, c'est bon, j'ai compris, se renfrogne-t-il avant de rejoindre en vitesse l'agent de sécurité qui, déjà, s'éloigne d'eux.

— Alors comme ça, on brise des cœurs ? se moque une voix dans son dos.

En se retournant, Shiloh découvre Jed assis sur un plot en béton. Il en saute et s'approche d'elle avec cet air de dragueur qu'elle lui a vu lors de leur première rencontre.

— Il est mignon. Et sobre. Tu passeras une meilleure soirée avec lui qu'avec nous.

Elle hausse les épaules dans une attitude qu'elle espère détachée.

— Mon but n'est pas de passer une bonne soirée, mais de résoudre un meurtre.

Ça le fait rire aux éclats et, pour la seconde fois de la soirée, il passe un bras autour de ses épaules et l'entraîne dans la direction prise par les autres. Bien qu'un peu trop éméchée, Shiloh ne peut s'empêcher de remarquer qu'elle ne fait pas illusion, même aux yeux d'un homme fatigué, ivre et probablement défoncé.

Elle devrait être dégoûtée par son manque de professionnalisme, mais la bière dans son sang lui enjoint de plutôt profiter du poids du bras de Jed qui pèse contre sa nuque. Pour une raison qu'elle ne s'explique pas, elle ne se sent pas paralysée en sa compagnie, et elle se trouve bien moins gourde qu'en présence d'Elijah.

Quand ils arrivent dans le pub, tous les autres sont déjà installés sur une petite mezzanine, réunis autour d'une table basse en bois. Les deux divans en cuir usé ont été pris d'assaut par plus de personnes qu'ils ne sont censés pouvoir en accueillir, et il en va de même pour les quatre fauteuils à oreilles vermillon. Pour pallier au manque de place, quelques chaises en bois ont aussi été montées depuis la salle et ajoutées à l'ensemble.

Elijah, qui a le privilège d'être seul dans son fauteuil, fait signe à Jared quand celui-ci se montre et l'homme se fraie un chemin jusqu'à lui, entraînant une fois encore Shiloh derrière lui. Il l'installe de force sur un accoudoir et prend place sur le second. Rapidement, la main de l'homme se retrouve sur l'épaule d'Elijah et la tête de ce dernier, qui a déjà bien trop bu en loges, prend place contre son flanc. Sans y prêter attention, Jed se met à jouer avec ses cheveux dont les mèches effleurent les épaules du chanteur dans un ballet aérien incontrôlé.

Au milieu de ce tableau, idyllique ? Alcoolique ? Shiloh se sent de trop. Elle n'a rien à faire sur l'accoudoir de ce fauteuil et quelques regards appuyés de la part de l'assistance lui font comprendre qu'elle n'est pas la seule à penser ça. Malgré tout, comme le groupe est composé de proches des musiciens et non pas de fans déchaînées, tout le monde fini par retourner à sa discussion et elle se retrouve assez vite oubliée. Mal à l'aise tout de même d'être tenue à l'écart, Jed et Elijah marmonnant l'un pour l'autre de leur côté du fauteuil, et étant trop loin des autres invités pour prendre part à leurs discussions, elle abandonne sa place privilégiée dès qu'une place sur le grand canapé se libère. Presque aussitôt, un verre lui est tendu et elle en profite pour engager la conversation avec l'homme qui le lui a tendu, un moustachu qu'elle a vu prendre des photos pendant le concert et qui a toujours son appareil avec lui, prêt à le dégainer si une chose intéressante venait à se produire lors de cette soirée.

Quand, au hasard d'une chaise musicale sans coupure intempestive dans la musique, elle se retrouve assise à côté de Siana, Shiloh en profite pour tenter d'en savoir plus.

— Siana, c'est ça ?
— O-Oui...
— Vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr.

La fille baisse les yeux.
Elle aussi à trop bu, et Shiloh se demande si elle ne craindrait pas de lui révéler une chose qu'elle aurait « omit » de lui dire la dernière fois. Alors, elle tente de l'amadouer.

— Vous savez, je travaille d'arrache-pied pour que justice soit faite. Victoria ne méritait pas ça et je ferais tout pour que son assassin se retrouve derrière les barreaux. Vous avez ma parole.

Elle a conscience qu'elle parle trop et trop fort. Foutues bières. Le garçon assis à la droite de la fille se lève et, après lui avoir lancé un regard de travers, va s'asseoir à l'autre bout de la mezzanine. Pourtant, Siana lui sourit tristement et une larme coule sur sa joue.

— Si vous avez d'autres informations, Siana, il faut me les donner. En mémoire de Victoria.
— Je... Je ne sais pas... Je ne veux pas attirer d'ennuis à quelqu'un qui n'a rien fait...
— À qui, Siana ? À qui pensez-vous ?
La fille hésite, se tord les mains et plonge le nez dans son cocktail mousseux.
— Siana...
— Liam, murmure-t-elle. Vic sortait avec un type qui s'appelle Liam. Il était gentil... au début. Mais... il est devenu jaloux et agressif au bout d'un moment...
— Vous connaissez son nom ?

Elle secoue la tête.

— Vous savez où il habite ?
— Non. Non, vraiment, je ne sais rien de plus. Juste, il s'appelle Liam et... et il était gentil... avant. Laissez-moi, maintenant.

Elle se lève et quitte le pub presque en courant. Shiloh pense un instant à la suivre, mais renonce dès qu'elle tente de se mettre debout et qu'elle sent la tête lui tourner. Elle fait deux pas et s'écroule dans le second canapé.

Fort heureusement, beaucoup d'invités ont déjà quitté les lieux, sinon elle serait retombée sur plusieurs paires de genoux. Au lieu de ça, elle se laisse glisser dans le but de s'étendre, quand sa joue rencontre une épaule. Elle relève les yeux vers le visage qui vient de se tourner dans sa direction et reçoit un électrochoc.

Les pupilles noires cerclées de bleu pale qui la dévisagent sont, sans l'ombre d'un doute, celles d'Elijah. Toujours aussi beau. Même bourré. Même alors que ses pupilles sont si dilatées qu'elles font pratiquement disparaître ses jolis yeux clairs. En même temps, elle est mal placée pour juger l'état d'ébriété de quiconque. Elle se redresse un peu, quitte son épaule au contact pourtant au combien agréable, mais il ne la quitte pas des yeux.

— Trouvé ce que t'es venue chercher ?

Mais qu'est-elle venue chercher ?

— Pas vraiment. Enfin, quelques pistes, oui... mais ça suffira pas. À dissiper les soupçons de mon boss, ajoute-t-elle en chuchotant pour n'être entendue que de lui.

Il ne reste que six personnes en plus d'eux. Jared est parti une heure plus tôt. Complètement éméché, il lui a proposé de l'accompagner, mais elle a bien sûr refusé. Quatre des survivants sont affalés sur les sièges autour d'eux, ronflants, les deux autres se roulent des pelles à l'autre bout de la mezzanine. Pourtant, le chanteur s'approche d'elle et répond sur le même ton de conspirateur.

— Des soupçons au sujet de qui ?

Elle ne devrait pas lui en parler. Elle ne lui en parlerait pas si elle avait moins bu. Mais tout l'alcool qui coule dans ses veines, et ses yeux, bon sang, ses yeux ! font qu'elle foule aux pieds, au moins pour un moment, ses principes de flic. Elle se penche vers lui, porte la bouche à son oreille et avoue.

— Jed bien sûr, et puis Nora.

Elle est tentée de déposer un baiser sous son oreille, là où la peau a l'air si fine et douce, mais, encore vaguement consciente, elle y renonce. Elle laisse juste sa tête qui tourne partir en avant, emportée par son poids. Son nez effleure la joue d'Elijah. C'est doux et chaud. Un peu irritant aussi, à cause de sa barbe naissante. Puis il s'y enfonce franchement quand elle perd réellement l'équilibre. Les petits poils lui égratignent plus fort le bout du nez et son front vient percuter sa tempe d'une façon un peu trop violente qui le pousse à s'écarter brusquement en geignant.

— Pardon, s'entend-elle marmonner en se redressant.

La main au niveau des yeux, se massant la tempe du bout des doigts, il lui fait signe de laisser tomber.

— À titre personnel, ajoute-t-elle, je miserai plutôt sur Barlow. Mais je n'ai encore rien sur lui.
— Barlow... marmonne Elijah.

Il réfléchit un moment, pendant que Shiloh tente de se remettre droite, et surtout de le rester. Elle vacille toujours un peu quand il se penche à nouveau vers elle. Elle sent son haleine alcoolisée s'engouffrer dans ses narines.

— J'ai un truc au sujet de Barlow. Mais shhhhhut, personne sait. Enfin, il roule des yeux et secoue légèrement la tête, personne a de preuve. Sauf moi.

Il sort son téléphone de sa poche et trouve rapidement ce qu'il cherche. Après un regard aux endormis qui leur font face, il tend le smartphone à Shiloh.
Sur une série de trois photos, on voit la jolie Victoria, fort peu vêtue, chevauchant un homme, le pantalon sur les chevilles, que Shiloh identifie comme étant Richard Barlow malgré le flou qui brouille ses traits.

— C'est pas vrai... Il se la tapait bel et bien alors...

Elijah approuve avec une moue de complotiste.

— Je ne sais pas si c'est important...
— Si, si, ça l'est. Merci. Tu pourrais m'envoyer les photos ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Et alors qu'elle ouvre le message du chanteur, Shiloh réalise qu'elle a désormais son numéro privé. Elle a déjà celui de son domicile inscrit dans le dossier qui l'attend sur son bureau, bien sûr, mais elle possède maintenant, enregistré dans son téléphone, le vrai numéro d'Elijah. Celui que seuls ses proches connaissent. Elle a physiquement la possibilité de lui envoyer un SMS à n'importe quel moment.

Elle n'a, bien entendu, aucune intention de le faire, ou tout au moins, elle est persuadée qu'une fois dessaoulée, elle ne pensera juste plus à cette option, mais au moins sera-t-elle en état de le faire si d'aventure, un jour, elle se retrouvait dans une pièce prête à exploser et qu'il lui restait 3 minutes pour réaliser une dernière volonté. C'est improbable, certes, mais pas totalement inconcevable non plus. Elle est quand même inspectrice de police. C'est un métier dangereux.

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