IX

Je me sens bizarre, un peu perdue, dans un autre espace-temps. Je fonctionne au ralenti. Ça fait quatre heures que je me suis réveillée, deux heures que je suis levée, et toujours en train d'essayer de manger mon petit-déjeuner sur le canapé, incapable d'avaler quoi que ce soit.

Maman vient me faire un bisou sur le front, sans aucune raison. Non pas qu'il en faille une, mais c'est quand même très soudain. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle s'inquiète, et que c'est sa manière de me retenir près d'elle. Alors je m'en veux.

Elle m'en souffle un second de loin en guise d'au revoir. Puis une fois qu'elle est partie pour son déjeuner d'affaire, je termine non sans mal mon bol de céréales, et me rends en avance à mon rendez-vous.

― Depuis quand, approximativement, te sens-tu comme ça ? entame la psy.

― Depuis qu'ils ont commencé à nous interroger sur ce qu'on veut faire plus tard au lycée. Je n'en ai jamais eu aucune idée, mais d'un coup, il fallait savoir.

― Tu peux développer s'il te plait ?

― Je ne sais pas... je n'ai jamais vraiment pensé à ma vie après l'école... et depuis que j'en suis contrainte... je la vois encore moins bien qu'avant... Je ne me vois pas dans cinq, dix, ni trente ans... J'arrive à peine à m'imaginer l'année prochaine. Je ne sais pas ce que je vais devenir... et on me demande de choisir une voie ? Je n'ai pas la réponse à la question la plus importante de mon existence.

― La plus importante ? décèle-t-elle. Tu trouves ta carrière plus essentielle que... que ton bonheur, par exemple ?

― Le bonheur, c'est sympa quand on est petit seulement.

― C'est-à-dire ?

― Ça devient vite un objectif difficile à atteindre.

Elle garde le silence un court instant, durant lequel son crayon gratte sur la page ouverte de son carnet. Puis elle reprend comme s'il s'agissait d'une nouvelle conversation.

― Tu as peur de ton avenir ?

― Je n'arrive pas à le visualiser. J'ai l'impression que je ne connaitrai jamais rien. Comment est-ce que je pourrais être excitée à propos de rien ?

― C'est normal d'être effrayé par l'inconnu. La question serait : as-tu envie de le voir ?

― Je ne suis pas sûre, je révèle après une trop longue réflexion à mon goût.

― On te l'a probablement déjà dit mais tu es jeune. Tu n'as pas à tout savoir, et encore moins à l'avance.

― Mais j'en ai besoin.

― Sinon quoi ?

― Je ne peux pas être sûre que ça va vraiment avoir lieu... On dit toujours que ça va aller, mais les choses peuvent aussi empirer. Ne pas savoir où on va c'est prendre le risque de s'enfoncer...

― Ou de s'envoler. Tu ne penses jamais aux bonnes choses qui pourraient survenir ?

― C'est que je ne les vois pas.

― Et tu vois les mauvaises ?

― Ça évite d'être déçu.

― Qu'est-ce qui pourrait te décevoir ?

― Tout.

― Tu peux préciser ?

― Moi... les gens... le cours des événements...

― Tu te souviens de la dernière fois que tu as été déçue ? Comment l'as-tu géré ?

― Je n'aime pas les désillusions.

― Ce n'est pas fait pour. Ça te montre la réalité telle qu'elle est. Ça te confronte au milieu dans lequel tu vis, pour t'empêcher de croire trop longtemps aux chimères, aux idées que tu te crées, et d'y rester coincée.

― Qu'est-ce que la réalité a de si intéressant ?

― C'est à toi de le découvrir.

― Pourquoi ?

― Parce que l'existence que tu mènes est unique. Il n'y a que toi qui la perçois à travers tes yeux.

― Et si j'étais aveugle ?

― Tu ne l'es pas.

― Alors pourquoi je ne vois rien pour après ?

― Ne pas se projeter n'est pas forcément négatif. C'est même plutôt serein de rester dans l'instant présent, tu ne trouves pas ?

― Pourquoi personne ne le fait si c'est si bien ?

― De qui parles-tu ?

― De tout le monde ! On passe notre vie à penser au lendemain, et à son avenir ! « Qu'est-ce que tu vas manger ce soir ? Qu'est-ce que tu prévois pour tes études ? Où est-ce que tu voudras partir pour les vacances ? Qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grande ? » On pose toujours des questions sur plus tard ! On vit dans un gigantesque emploie du temps !

― Tu as le sentiment que tout est trop organisé ?

― Non, j'ai l'impression que tout va trop vite.

― Tu appréhendes de grandir ?

― Je ne sais pas, j'aimerais juste pouvoir profiter de maintenant, sans avoir à réfléchir à autre chose.

― Tu peux faire une pause si tu le souhaites. C'est normal de vouloir ralentir lorsqu'on est fatigué.

― Je voudrais que le temps s'arrête...

― Que ferais-tu, si c'était possible ?

― Rien.

― Et ensuite ?

Je n'en sais rien. Je hausse les épaules.

― Vous voyez ? Personne ne peut se contenter du présent.

Elle ajoute quelques notes avant de changer de sujet :

― Qu'est-ce que tu aimes faire ? Tu as des hobbies ? Des passions ? Qu'est-ce qui t'intéresse ?

― Je... Je ne sais pas... Non, plus vraiment.

― Plus vraiment ? Qu'est-ce qui te plaisait enfant ?

J'essaie de me remémorer mon enfance, un moment où j'étais totalement investie, mais rien ne me vient.

― Je ne m'en souviens plus, je réponds en baissant le regard, soudain prise dans le brouillard.

― Ça t'embête de ne plus t'en souvenir ?

― Non.

C'est vrai, ça ne m'ennuie pas. Ce qui me dérange le plus, c'est l'impression de ne jamais en avoir eu. Non pas que ma mémoire ait des lacunes, mais j'ai le sentiment que ma vie entière n'est plus qu'un lent soupir. Surtout le fait que ce soit de ma faute, que le problème vienne de moi, et que je le fasse endurer à tout le monde.

― Je vois bien que ça te touche, dit-elle, tu t'es renfermée d'un seul coup.

La gorge nouée, je secoue la tête pour nier.

― Ta mère m'a dit que vous partiez à la plage en famille ce week-end, détourne-t-elle mon attention. Comment l'appréhendes-tu ?

Ça ne m'aurait pas déplu si ça avait été en temps normal.

― Un peu nerveuse mais ça va.

― Qu'est-ce qui te stresse dans cette situation ?

― Eux.

― Qui ça ? Ta famille ?

J'acquiesce.

― Tu veux m'en dire plus ?

― Ils prennent des pincettes avec moi depuis que je viens ici, je le sens. Je n'ai pas envie que tout ne tourne qu'autour de ça.

― Autour de quoi ?

― De ce qu'il se passe, avec moi... C'est censé être des vacances, mais j'ai l'impression qu'ils le font pour que j'aille mieux, ou quelque chose dans le genre. Ils ont tous... Ils ont tous leur vie parfaite et bien rangée. Ils ne comprennent pas que ça ne peut pas s'arranger comme ça.

― Comme ça, comme quoi ?

― En passant du temps ensemble.

― Qu'est-ce que tu voudrais à la place ?

― Être tranquille...

― Tu as le sentiment que ça n'est pas le cas lorsque tu es avec ta famille ?

Je secoue discrètement la tête de droite à gauche, avant de me raviser.

― Non, c'est juste que... Il y a comme un décalage entre eux et moi. On ne vit plus dans le même monde. Ils sont persuadés que les choses sont simples, et qu'il suffit de passer à l'action. Ils pensent que je suis fainéante et dépressive. Ils ne se rendent pas compte de ce que c'est, d'être perdue à ce point, de ne pas savoir quoi faire, de cette pression constante de devoir faire les bons choix ! Moi aussi je veux faire mon chemin et réussir ! Sauf que je n'y arrive pas... C'est facile de dire aux autres de se lever quand on est déjà debout... Plus je les vois heureux et avoir du succès, plus je me sens incapable de quoi que ce soit. Ma sœur veut devenir sage-femme et a le petit copain idéal. Mes parents ont tous les deux d'incroyables carrières professionnelles dans des domaines qui les passionnent. A côté, je fais tâche dans la famille ! Ils courent tous droit devant eux, et moi, je me suis arrêtée sur le bas-côté, sans trouver le moyen de repartir.

― Tu leur en veux ?

― Non, je... Pourquoi je leur en voudrais ?

― Parce que tu as la sensation qu'ils ne te voient pas comme tu le souhaiterais ? Du moins, comme tu te vois, toi ?

― Non, non je ne leur en veux pas. Ils n'ont rien fait. Rien.

Elle me regarde sans rien dire, en fronçant les sourcils, comme s'il manquait un morceau à mes phrases, une pièce au puzzle.

― Ils n'ont rien fait, je répète.

― Ils n'ont rien fait à propos de quoi ? demande-t-elle alors qu'elle s'approche sur le bord de son siège et se penche en avant, l'air de plus en plus soucieuse.

Ma poitrine se resserre aussitôt. J'ai la chaleur du sang qui m'enflamme les joues, et mon estomac se crispe violemment. Je me revois sous l'eau, les poumons prêts à lâcher.

― Clara ? Tout va bien ?

― Je vais vomir, dis-je en me levant fébrilement.

À peine me tend-elle le seau de la poubelle, que je régurgite mon dernier repas dedans. La vision troublée par mes yeux humides, je sens le poids dans mon thorax s'alourdir. Une main se pose sur mon épaule et je n'ose plus bouger.

― Tu veux faire une pause ? intervient la psy de la plus douce des voix. C'est ma question qui te met dans cet état ?

Je m'apprête à lui répondre, quand un nouveau haut le cœur me plonge la tête dans le sac.

― C'est bon, déclare-t-elle finalement, rassieds-toi. Je te laisse tranquille pour aujourd'hui. Rentre chez toi te reposer.

Je quitte son cabinet, le cœur au bord des lèvres.

Les rues sont désertes. Le soleil tape si fort que les murs clairs des villas m'éblouissent les rétines, et la canicule fait trembler l'air au-dessus du bitume. Ma peau semble presque griller sous les rayons brûlants, tandis que je remonte à pied une allée qui sort de l'ombre.

Je me sens encore vaseuse, à demi frissonnante, et mes quelques vertiges, qui font tanguer le sol sur lequel je chancelle, me font revivre le jour où c'est arrivé.

Je n'ai jamais eu de grande difficulté, à part cette envie de disparaitre sans la moindre raison. Alors, en revenant du lycée, je craque. Je me jette sur les médicaments de ma sœur, des antidouleurs, et d'autres plaquettes qui ne m'évoquent rien de familier, avant d'aller prendre un bain bouillant.

Je ne sais combien de temps s'écoule ensuite, sous l'eau, à frôler le crépuscule. Étourdie, je ne me rappelle que d'être péniblement sortie de là, et de m'être écrouler sur mon lit.

À mon réveil, la tête dans du coton, des nausées me traînent jusqu'aux toilettes pour vomir. Heureusement, personne n'est présent pour assister au désastre, et je passe ma journée dans le canapé du salon, devant la télé, à regarder dans le vide.

C'est quand ils rentrent le soir et poursuivent leur routine sans s'apercevoir de rien – en même temps comment pouvaient-ils s'en douter ? – que ça me heurte de plein fouet. Le gouffre entre moi et le reste du monde se creuse davantage, et c'est là que j'ai commencé à vraiment me noyer. Les jours qui ont suivi, ils n'ont rien vu, rien fait, et c'est comme si je n'avais rien fait non plus.

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